La coordination nationale du renseignement, créée en 2008, a vu en 2017 ses effectifs renforcés et son champ de compétences étendu à la coordination de la lutte antiterroriste. La mission de la CNRLT consiste, à partir d'un état de la menace produit par les services de renseignement, à proposer au Président de la République des axes de recherche et de collecte de renseignements, lesquels seront validés en Conseil de défense et de sécurité nationale. La CNRLT élabore ainsi, à échéance régulière, le plan national d'orientation du renseignement (PNOR), en lien étroit avec le cabinet du Premier ministre, les cabinets ministériels et avec les services de renseignement français – les six du premier cercle et les quatre du second cercle. Le PNOR a été révisé en 2021.
L'état de la menace évolue en permanence. Notre première mission est de le réévaluer systématiquement, dans toutes ses dimensions – cyberattaques, manipulation informationnelle ou encore subversions violentes. Le coordonnateur doit également s'assurer que, conformément aux objectifs fixés par le Président de la République et le Premier ministre, les services de renseignement travaillent ensemble de façon fluide et procèdent à des échanges d'informations, notamment lorsque leurs champs d'activité se recoupent. Ainsi, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont les mêmes compétences, sur des territoires différents. Depuis 2015, puis 2017, la CNRLT a renforcé ce volet, particulièrement en matière de lutte antiterroriste, grâce à une gouvernance particulière, des comités de pilotage et, sur certaines thématiques, des comités stratégiques.
Sur les questions transversales, d'ordre législatif, réglementaire et budgétaire, ou touchant aux moyens et aux capacités techniques, la CNRLT représente les services et s'en fait le porte-voix. Nous nous sommes ainsi mobilisés pour la préparation de la loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, promulguée le 30 juillet 2021, notamment sur les dispositions modifiant la loi de 2015 relative au renseignement.
La Coordination est rattachée à l'Élysée ; je suis conseiller en renseignement et en lutte antiterroriste du Président de la République. Toutefois, la structure est gérée par Matignon et possède une dimension interministérielle très forte. Le décret de 2017, qui a créé la CNRLT dans sa forme actuelle, prévoit la coordination entre les ministères dont relèvent les services de renseignement et la possibilité, pour le coordonnateur, de transmettre des instructions directement aux ministres. Dans une circulaire récente, le Premier ministre met l'accent sur l'articulation interministérielle et rappelle que, pour certaines thématiques, la CNRLT agit sous son autorité.
Nous recevons les notes des services de renseignement, produites à partir des informations qu'ils ont recueillies au moyen de plusieurs capteurs, nous les trions, mais nous ne retraitons pas le renseignement comme peuvent le faire nos homologues américain ou britannique qui sont dédiés à cette mission. Cependant, pour les sujets les plus stratégiques, pour lesquels notre plus-value peut paraître évidente, nous produisons des synthèses ou des analyses. Par exemple, nous suivons avec beaucoup d'attention ce qui se passe aux frontières de l'Ukraine en ce moment, nous animons des réunions de fond, nous coordonnons les services et les renseignements qu'ils nous apportent nourrissent nos analyses. Il en va de même pour l'état de la menace terroriste, que nous évaluons en compilant les contributions de l'ensemble des services.
Parmi les orientations majeures des services figure la menace terroriste islamiste sunnite. Elle n'est pas nouvelle et constitue un axe de travail pour tous les services de renseignement. Dans son volet endogène – les attentats qui ont frappé la France ces trois dernières années sont le fait d'individus qui étaient présents sur le territoire national –, nous sommes confrontés à une difficulté particulière : les auteurs ne sont pas connus des services, ils se radicalisent très rapidement et passent soudainement à l'action, avec des moyens rudimentaires ; leur motivation tient parfois davantage à une fragilité psychologique, voire psychiatrique, qu'à une réelle conviction terroriste. Il n'en demeure pas moins que, pour l'opinion publique, ce sont des attentats terroristes qu'ils commettent. Depuis trois ans, – la dernière attaque terroriste dont l'auteur était connu était l'attaque du marché de Noël de Strasbourg –, les auteurs des attaques perpétrées sur le territoire national étaient inconnus des services, de même que les auteurs de la plupart des attentats déjoués – trente-six l'ont été depuis 2017 –, du moins quelque temps encore avant leur neutralisation. Il est donc fort difficile, pour les services de renseignement, d'appréhender ce type d'acte. Par ailleurs, les sortants de prison, condamnés pour des faits de terrorisme, sont un élément très préoccupant. On compte déjà quelques dizaines de sorties par an, de personnes condamnées pour les faits les moins graves.
Le volet exogène concerne ce qui se passe dans le monde en matière de terrorisme et le risque de projection, soit sur le territoire national, soit contre les intérêts français à l'étranger. Nous y sommes très attentifs. Même si, pour des raisons qui tiennent à l'affaiblissement de l'État islamique en Syrie et en Irak, la menace est désormais considérée comme moins forte, les velléités de projection existent toujours. En outre, nous savons que des individus qui ont combattu en Syrie et en Irak ont pu retourner dans leur pays d'origine – dans les Balkans ou au Maghreb notamment – sans avoir été judiciarisés. L'observation et le suivi de ces individus, en lien avec nos grands partenaires étrangers, constituent une priorité.
Puisque nous parlons de résilience, il est évident que la menace terroriste est permanente et qu'elle le restera. Elle marque les esprits, et les actions commises en France par des auteurs vivant sur le sol national ont un impact très fort sur l'opinion. Nous y sommes extrêmement attentifs.
Les subversions violentes, pouvant aller jusqu'à des actions terroristes, constituent une autre préoccupation majeure. Nous voyons monter en puissance la mouvance d'ultradroite, et ses configurations ne ressemblent pas à celles que nous connaissions depuis quarante ans. Les mouvements étaient alors identifiés, connus des services, et se caractérisaient plutôt par la recherche d'actions démonstratives, quand bien même illégales ou violentes, notamment à l'encontre des groupes adverses d'ultragauche. Depuis bientôt quatre ans, nous voyons des individus, qui ne faisaient pas forcément partie de ces mouvements historiques, s'inscrire directement dans des logiques de clandestinité et de passage à l'action violente. Ils fréquentent assidûment les réseaux sociaux, baignent dans les théories complotistes et d'ultradroite qui y circulent. Nous pensons qu'ils pourraient se constituer à terme en groupes à velléité d'action terroriste – ces cinq dernières années, six groupes, très structurés, ont ainsi été démantelés. Nous craignons qu'au sein de ces groupes, des individus isolés ne passent à l'action : on l'a vu récemment aux États-Unis.
Nous sommes également confrontés à l'ingérence étrangère, dans ses formes classiques que sont l'espionnage ou la captation de savoir-faire, dont certains pays se sont fait la spécialité. Ce qui est nouveau, c'est la manipulation informationnelle. Des États cherchent à créer des divisions et des troubles sur le territoire national, ou contre des intérêts français à l'étranger, en instrumentalisant, dans le meilleur des cas, l'information sur les contestations sociales ou contre les institutions politiques et, dans le pire des cas, en faisant circuler à grande échelle des informations fausses ou tronquées. Le phénomène prend de l'ampleur, ce qui a justifié la création de Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, qui utilise des sources ouvertes.
Alors que nous entrons dans une période électorale, nous nous attendons à ce que des actions de ce type se multiplient. Selon l'État à l'origine de la manipulation informationnelle, il s'agira soit de promouvoir son propre modèle, dans une logique de propagande, soit de monter des catégories de Français les unes contre les autres, dans un but beaucoup plus offensif. Nous nous attachons à détecter ces menaces le plus en amont possible afin de les contrer rapidement.
La manipulation informationnelle peut aussi prendre la forme de cyberattaques – celles-ci n'ont pas toujours, comme les rançongiciels, une connotation criminelle. Nous craignons une cyberattaque contre un site d'information, ou un média en ligne, dans le but de diffuser des informations tronquées. Relayées sous un pavillon officiel, elles auraient un retentissement beaucoup plus important – c'est arrivé dans les pays baltes, sur des thématiques liées à l'OTAN.
Les ingérences et les attaques de type économique se multiplient aussi. Elles visent, pour l'essentiel, à capter des savoir-faire et des technologies. Certains secteurs économiques, que la crise actuelle a rendus plus vulnérables, sont davantage susceptibles d'en être les victimes, surtout lorsque les technologies touchent aux intérêts fondamentaux de la France. Ces attaques prennent des formes très variées, qui vont du stagiaire étranger, envoyé dans l'entreprise pour capter des données, à la cyberattaque, conduite pour extraire des informations, en passant par la prise de contrôle capitalistique, menée dans le seul but de détourner les savoir-faire. Nous voyons aussi des États qui développent des réglementations ayant vocation à s'appliquer dans le monde entier, dès lors que les entreprises commercent dans leur monnaie, dans un secteur soumis à des sanctions internationales ou dans un domaine marqué par la corruption. Ces législations extraterritoriales soumettent certaines entreprises à des contrôles très intrusifs qui constituent non seulement une atteinte concurrentielle mais aussi une occasion pour capter des données.
Un important travail de sensibilisation est à mener sur ces différents sujets. La recherche est un secteur particulièrement vulnérable, comme l'a montré un récent rapport du sénateur André Gattolin. Des pays ont fait de la captation du savoir-faire à l'étranger une politique publique. Le SGDSN pilote le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) dans tous les domaines où des intérêts fondamentaux sont en jeu. Une réflexion est en cours pour renforcer la protection juridique prévue dans le cadre de ce dispositif.
La criminalité organisée constitue un autre champ d'action des services de renseignement. Même si elle est régie par l'appât du gain, son but étant de faire de l'argent par tous les moyens, la criminalité organisée peut être un élément très déstabilisant en ce qu'elle induit de la corruption et génère un système parallèle qui met à mal le vivre-ensemble. En outre, les réseaux mafieux, dans certains États, y compris membres de l'Union européenne, n'hésitent pas à s'en prendre aux pouvoirs publics lorsque ceux-ci veulent les entraver. Même si la criminalité organisée n'atteint pas, en France, les mêmes niveaux que chez certains de nos voisins, nous devons y être très attentifs.
Même si ce n'est pas leur mission première, les services de renseignement concourent largement à la lutte contre la criminalité organisée que mènent les services de police et de gendarmerie. La DGSE assure, par exemple, le suivi à l'étranger de réseaux mafieux impliqués dans l'immigration illégale ou le trafic de stupéfiants en France. D'autres services, qui relèvent du ministère de l'économie et des finances, apportent leur expertise pour détecter des financements ou mettre à jour des réseaux de blanchiment d'argent.
L'une des missions de la CNRLT consiste à orienter l'action des services de renseignement et à l'articuler avec celle, répressive, menée contre la criminalité organisée. Ce sujet est devenu tellement important que nous avons élaboré une doctrine du renseignement criminel, validée par le Président de la République et le Premier ministre il y a quelques mois. Cette action a eu une traduction législative : la disposition qui permettait, depuis 2017, à l'autorité judiciaire de communiquer aux services de renseignement des éléments de procédure judiciaire en matière de lutte contre le terrorisme a été étendue par la loi du 30 juillet 2021. Alors que les services de renseignement perdaient la main dès que l'affaire était judiciarisée, le fonctionnement a été décloisonné : des informations leur sont communiquées, sur autorisation d'un magistrat. Ainsi, lorsque la police aux frontières interpelle des passeurs, qui peuvent être de nationalité étrangère, les renseignements recueillis sont très précieux pour la DGSE, afin de remonter la filière jusqu'au pays d'origine. Cette nouvelle disposition, qui était très attendue, permet de gagner en efficacité.
En conclusion, notre mission est de s'assurer que les services de renseignement fournissent du renseignement utile et de qualité. Pour ce faire, nous orientons l'action des services, nous nous assurons que la production correspond à cette orientation et nous alimentons les autorités politiques ainsi que les autorités interministérielles chargées d'élaborer des plans de protection, comme le SGDSN. Ces orientations sont synthétisées dans le PNOR. Les services de renseignement travaillent sur des acteurs ayant des intentions malveillantes, qui sont sources de menaces pour la France, ses intérêts et sa population. Ces menaces font peser différents risques. Le SGDSN travaille à la prévention de ce type de risques, au même titre que tous les autres risques de nature non intentionnelle – risques sanitaires, risques climatiques, risques technologiques –, même si souvent, certains risques sont hybrides – intentionnels et non intentionnels. C'est pourquoi nous participons à tous les groupes de travail mis en place par le SGDSN pour définir une résilience, un plan d'action. Anticiper des scénarios de rupture, et donc les mesures qui permettront d'y faire face, cela commence par du renseignement, pour essayer de détecter les risques de rupture majeurs à venir.
L'entrave en elle-même ne relève pas directement des services de renseignement, ou en tout cas pas dans tous les domaines. Quand un service de renseignement détecte un groupuscule terroriste, il peut réaliser lui-même l'entrave en signalant les faits à un magistrat, lorsqu'il s'agit de la DGSI, direction disposant également d'une compétence judiciaire, passant ainsi de la phase de renseignement à la phase judiciaire. De même, s'il repère un espion étranger, il peut procéder à une mise en garde de son homologue à son niveau ou une procédure de personna non grata peut être déclenchée par le ministère des affaires étrangères, qui demandera à l'agent sous couverture diplomatique de regagner son pays. Cependant, dans de nombreux domaines, comme la protection économique et la manipulation de l'information, les services de renseignement sont là pour alimenter ceux qui seront chargés de l'entrave. La sensibilisation aux attaques économiques ne peut relever uniquement des services de renseignement – il faut un plan d'action impliquant aussi d'autres acteurs. Quand un fleuron français, qui détient des technologies et des savoir-faire importants, fait l'objet d'une attaque capitalistique de la part d'une entreprise liée à des intérêts étrangers ou cherchant à récupérer des brevets, la remédiation, visant à éviter que le savoir-faire ne parte à l'étranger, relève non pas des services de renseignement, qui détectent le problème et le signalent, mais du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), lequel mobilise tous les acteurs concernés, le cas échéant pour permettre de trouver des acquéreurs français.
Notre mission consiste surtout à produire du renseignement pour ceux qui sont chargés de protéger, d'entraver et de riposter. Ce travail relève entre autres du SGDSN, qui a lancé une réflexion sur les risques de rupture majeurs dans les années à venir. Nombre des thématiques que j'ai développées ont été abordées dans ce cadre – questions juridiques, comme l'extraterritorialité, mais aussi attaque cyber majeure sur un centre vital français… Les risques sont traités par le SGDSN, qui met en œuvre des plans de prévention et de protection contre les risques et de gestion de crises si le risque devait survenir.