Je suis accompagné par le colonel Jean-Côme Journé, chef du bureau « Territoire national » à la division « Emploi des forces-protection ».
Forte d'une trentaine de personnes, principalement des officiers supérieurs, cette division est chargée de théoriser la doctrine d'emploi des armées et d'assurer la cohérence entre l'ambition opérationnelle, déclinée dans Livre blanc, et la capacité des armées, à travers le référentiel que constituent les contrats opérationnels des armées. Elle est également chargée de conduire des travaux d'études et de prospective, et d'interagir avec les commandements de la chaîne des opérations interarmées. Le dialogue est permanent : nous sommes le point d'entrée pour ces commandements au sein de l'état-major des armées, sans pour autant traiter de la conduite des opérations, laquelle relève du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).
Le bureau « Protection » lui a été rattaché il y a environ trois ans. Il traite essentiellement de la politique de protection du personnel et des activités des armées, ainsi que de ce qui relève de l'information classifiée. Sa mission est très particulière et très différente de tout ce que l'on traite habituellement au sein de la division « Emploi ». Il a été décidé de le positionner dans cette division plutôt que dans la sphère vraiment opérationnelle, celle du CPCO, afin de lui donner une assise.
En adoptant le nom de Résilience pour l'opération militaire d'appui à la réponse de l'État dans la crise sanitaire hors norme que nous traversons depuis mars 2020, les autorités françaises ont souhaité mettre en lumière l'apport important des armées dans un tel contexte. Ce nom de baptême souligne en creux une forme d'interdépendance fondamentale pour l'avenir du pays, à savoir la résilience des armées au profit de la nation, et inversement.
Après avoir exposé notre compréhension de la résilience et ses mécanismes internes, j'évoquerai les principaux enjeux de la résilience des armées, avant d'inverser la perspective en vous présentant en quoi elle dépend assez fortement de la résilience de la nation.
Sur l'échiquier des fonctions stratégiques, la résilience consiste en l'aptitude des armées à agir même lorsque les autres organismes d'État fonctionnent de façon dégradée ou ont cessé de fonctionner, à affronter les conséquences d'une crise traumatique et à rebondir en intervenant avec efficacité, en dépit d'un environnement détérioré et des préjudices humains, organisationnels et techniques qu'elle aurait elle-même subis.
Cette définition recouvre deux mouvements bien distincts. Le premier est subi puisqu'il consiste à encaisser un choc, ce qui suppose une capacité de résistance. Le second est une action déterminée – rebondir –, ce qui nécessite une organisation, des mesures et des ressources associées. Une phase déterminante précède ce double mouvement : celle de l'anticipation et de la préparation. La notion de résilience est de conceptualisation relativement récente : elle apparaît dans le Livre blanc de 2008. L'histoire de notre pays est jalonnée d'épisodes où elle s'est exprimée sans être forcément théorisée, en particulier lors des deux conflits mondiaux du XXe siècle.
Le premier temps de la résilience, celui de l'encaissement du choc d'une crise traumatique, souligne le lien existant avec la fonction stratégique de protection, qui doit permettre d'amortir le mieux possible les agressions. Cette perception s'est renforcée à la suite des attentats de 2015, puis de la crise du covid. Les armées ont été amenées à développer une fonction « protection-résilience » afin de donner de la profondeur temporelle et structurelle à nos dispositifs de protection.
La résilience doit opposer une résistance à une gamme très variée de menaces et de risques qui pèsent sur notre pays et ses intérêts, allant des velléités des États-puissances aux catastrophes naturelles ou technologiques. Nous pouvons être l'objet d'agressions directes, comme lors des attentats de 2015, mais aussi d'atteintes plus discrètes à nos intérêts, dans le cadre de stratégies dites hybrides, plus difficilement attribuables. Le rôle des armées est d'imaginer le pire ou le plus complexe en matière de menace militarisée, afin d'éviter, autant que faire se peut, la surprise.
Au sein des armées, on distingue trois grands domaines constitutifs de la résilience : l'humain, l'organisationnel et les ressources techniques.
Dans le domaine de l'humain, le statut militaire est en soi un atout, en ce qu'il implique une prédisposition à la disponibilité. Le conditionnement au combat en est un autre, en particulier au combat de haute intensité, qui n'est pas aujourd'hui une hypothèse de science-fiction. Cela nécessite un effort considérable et même un changement de paradigme, si l'on compare avec nos engagements récents. En préparant les individus et les entités collectives à cette perspective, on augmente leur capacité de résilience. En tant que centre de gravité des armées, la fonction ressources humaines (RH) a également un rôle à jouer dans cette résilience en veillant à préserver l'attractivité du métier et les conditions de son exercice, le statut, en particulier au regard des risques associés à la directive européenne sur le temps de travail, et les facteurs familiaux.
Dans le domaine de l'organisation, les atouts des armées résident dans le collectif commandé. Outre la force reconnue du collectif, la structuration verticale du commandement contribue directement à la résilience. Dans nos travaux d'adaptation de l'outil militaire aux nouvelles menaces, nous nous intéressons tout particulièrement à la supériorité cognitive, c'est-à-dire au fait de comprendre mieux avant l'adversaire, de décider plus vite et de façon plus adaptée, et de diffuser des ordres que chacun comprend rapidement, afin d'engager des effets parfaitement intégrés. La plupart de nos études ramènent à la structuration de la chaîne de commandement, que l'on considère comme absolument déterminante compte tenu de la nature des conflits auxquels nous sommes confrontés. En outre, le commandement militaire est naturellement tourné vers l'anticipation : il cherche toujours, de façon presque réflexe, à imaginer ce qui peut se produire, en particulier le pire. Nous avons donc structurellement la capacité et la volonté de nous projeter dans l'avenir pour imaginer les différentes hypothèses de dégradation de situation.
En matière d'organisation, nous appréhendons la résilience selon trois axes : la maîtrise des risques, qui relève de l'anticipation ; la gestion de crise, qui est plutôt de l'ordre de la réaction ; la continuité d'activité, dans le registre du rétablissement des conditions les plus proches du nominal.
Cette organisation peut être fragilisée par un ensemble de forces tendant à éroder le primat du collectif ou le principe d'autorité. On voit bien aujourd'hui que, même aux plus bas échelons du commandement, la revendication de certains droits individuels et la remise en question de la spécificité militaire de la chaîne de commandement et de contrôle, dite chaîne C2, peuvent brouiller les cartes et rendre le commandement plus complexe et moins cohérent. Le danger n'est pas immédiat mais ce sont des points d'attention au regard de notre capacité de résilience. Nous devons adapter notre façon de commander, c'est une certitude.
S'agissant du troisième aspect constitutif de la résilience, le domaine technique, l'atout des armées réside dans leur autonomie d'action logistique, leur autonomie en systèmes de communication durcis ainsi que dans les perspectives en matière d'aide à la décision, notamment l'intégration de l'intelligence artificielle.
Nos principales vulnérabilités ont été particulièrement mises en lumière lors de la crise du covid, singulièrement notre forte dépendance à la logistique et à la technique. L'abandon d'une logique de stocks au profit d'une logique de flux nous a engagés dans un mouvement d'externalisation important qui nous a posé quelques difficultés lorsque toute la société a été affectée par la crise sanitaire mondiale. Depuis une trentaine d'années, les armées se sont construites sur l'efficience, qui s'oppose souvent à la résilience – celle-ci suppose de la masse et des stocks qui, tant qu'ils ne sont pas utilisés, sont considérés comme inefficients. La pénurie de masques, qui n'a pas épargné les armées au début de la pandémie, a bien illustré cette problématique.
La prise de conscience de l'ampleur de nos dépendances nous amène à faire évoluer notre doctrine, notamment par le biais d'une formalisation stratégique. Nous avons annexé une stratégie de résilience des armées au plan stratégique des armées, de façon à irriguer l'ensemble de nos réflexions et de nos structures. Toutefois, cela ne sera pas suffisant pour affronter un véritable choc traumatique, car nous dépendons avant tout de la résilience de la nation.
L'enjeu majeur est la consolidation réciproque de la résilience de la nation et de celle des armées. Dans certaines configurations de crise, les armées représentent la toute dernière solution, l' ultima ratio. À l'inverse, la consolidation de la résilience de la nation, notamment des services publics, recule le seuil d'engagement des armées. Il convient donc de réfléchir par anticipation aux conséquences d'un engagement qui serait trop précoce, trop massif ou trop durable dans une crise. L'illustration en a été fournie par l'apport du service de santé des armées au dispositif de réponse à la crise sanitaire, alors qu'il ne représente que 1 % de l'offre de santé du pays : les services de réanimation des hôpitaux des armées se sont retrouvés en situation très délicate et il a parfois fallu se livrer à de véritables acrobaties pour reprojeter des équipes de médecins-réanimateurs et d'infirmiers-réanimateurs sur les théâtres d'opérations extérieures, en particulier en Afrique. On peut également s'interroger sur les conséquences que peut avoir sur leur fonctionnement le recours fréquent aux armées pour renforcer, appuyer voire suppléer les forces de sécurité intérieure ou d'autres entités lors de pics d'activité – opération Sentinelle, grands événements de type G7, et peut-être demain la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). Plutôt que de solliciter les armées pour accomplir des tâches qui pourraient l'être par des opérateurs privés, on pourrait envisager de contractualiser avec ceux-ci.
La RH étant le centre de gravité des armées, la nation, qui en constitue la source, est un socle essentiel pour la résilience des armées. Au-delà du seul recrutement, la réflexion doit porter en toute objectivité sur l'ensemble des ressources que la nation doit consolider pour sa défense : esprit de défense, adhésion à l'effort budgétaire de défense, ressources scientifiques, industrielles et logistiques. Cela est d'autant plus vrai dans l'optique d'un affrontement de haute intensité, dont il faudrait supporter à la fois les effets d'attrition et les attaques de toute nature au cœur même de notre population, sur le territoire national. Dans la modélisation de ce conflit symétrique, l'adversaire ne manquerait pas de chercher à nous atteindre de cette façon ; il faudrait donc produire une série de mesures de réaction, y compris au cœur de la cité. Si nous estimons cette perspective plausible à moyen terme, il nous faut envisager une montée en gamme de la résilience nationale, sachant que ce ne sera pas simple, notre société n'appréciant guère la perspective de lendemains difficiles.
Sur ce point, le concept suédois de défense totale est intéressant. Sous l'effet d'une prise de conscience liée pour l'essentiel aux événements de Crimée, la Suède a engagé une réflexion et une modification de structure assez profonde, sur la base de préconisations émises par une commission de la défense concernant tant le domaine militaire que tous les éléments de la société. La modélisation ainsi élaborée de ce que doit être la réaction de la nation suédoise constitue un bel exemple de structuration de la résilience.
Pour conclure, la résilience est un domaine très vaste, dont il est parfois difficile de déterminer les dimensions les plus fondamentales. S'il est illusoire de vouloir tout prévoir et tout maîtriser – une tendance de l'époque qui constituerait plutôt un frein structurel à la résilience, en tout cas à la réactivité –, il est possible de se conditionner à cette réactivité, de s'organiser collectivement pour affronter les défis qui s'amoncellent et menacent la vie de la cité. Selon Thucydide, « la force de la cité ne réside pas dans ses remparts ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens ». Développer une vision réciproque de la résilience entre la nation et ses armées me paraît être un axe de travail fondamental pour progresser dans cette voie.