Intervention de François Ruffin

Réunion du mercredi 27 mai 2020 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin, rapporteur :

Madame la présidente, chers collègues, je vous remercie de m'accueillir au sein de votre commission. Si notre réunion peut se tenir ce matin dans la salle des affaires sociales de ce foyer épidémique qu'a été l'Assemblée nationale, c'est parce que les femmes de ménage ont fait leur travail. « On frotte tout à fond », m'a expliqué Patricia, « les poignées de porte, les interrupteurs, les micros, les dossiers de chaise, avec un nouveau désinfectant qu'on nous a remis ».

Ce travail, pour quel salaire le font-elles ? J'ai ici les bulletins de paye des femmes de ménage du Palais Bourbon, qui vont de 740 euros à 780 euros pour celles qui travaillent à temps partiel – de loin les plus nombreuses – à 1 430 euros pour celles qui sont à temps plein. Quels sont leurs horaires, et quelle vie mènent-elles ? Généralement, elles arrivent ici à 6 heures le matin pour repartir à 9 heures. Graziella me dit : « J'habite aux Mureaux, je me lève à 4 heures, je prends le bus de 4 heures 53 pour rejoindre la gare à 5 heures 03, pour arriver à Saint-Lazare à 6 heures 10 – en principe, car le train est souvent en retard et il m'arrive alors de pleurer. Après le travail, je reprends le train à 9 heures 07. » Je lui demande : « Alors, vous venez pour trois heures de travail ? » et elle me répond : « Oui, je fais cela depuis 1993. »

Ces femmes se lèvent à 4 heures pour faire trois heures de travail et gagner ainsi 30 euros. La plupart cherchent à cumuler plusieurs emplois, ce qui signifie qu'elles vont à nouveau travailler, souvent de 18 heures à 21 heures, pour revenir chez elles à 22 heures 30. Elles sont donc obligées de trouver des solutions pour faire garder leurs gamins et, pour cette raison mais aussi du fait de l'usure à laquelle elles sont soumises, doivent renoncer à une vie familiale normale. Ce qui se passe à l'Assemblée nationale n'est pas une exception, c'est la règle, c'est ce qui se passe dans quasiment toutes les institutions et les entreprises : selon la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP), 97 % de ses salariés travaillent en horaires décalés, c'est-à-dire entre 6 heures et 9 heures.

Cette maltraitance n'est pas une fatalité, elle n'est pas issue d'une loi naturelle : il fut un temps où les femmes de ménage étaient mieux traitées par notre société. Je peux vous citer, par exemple, le témoignage d'un ancien directeur des ressources humaines dans l'industrie agroalimentaire, contraint de recourir à l'externalisation : « Elles faisaient autrefois partie de l'entreprise, avec tous les avantages – le comité d'entreprise, les chèques-vacances, le Noël des gosses. Lucette, Andrée, Sylvianne, on les appelait par leur prénom, on les tutoyait, elles avaient leur vestiaire, elles prenaient le café dans la salle de pause, et elles terminaient leur carrière à 1 900 euros, avec un treizième mois et des primes en plus. Et puis l'idée est venue – disons plutôt que l'ordre est tombé – de sous-traiter. Du jour où ça s'est fait, on n'a plus vu les femmes de ménage : travaillant toutes à temps partiel, elles arrivaient à 5 heures et repartaient à 8 heures – des fantômes... L'une d'elles m'a expliqué qu'elle se rendait sur trois chantiers dans la journée : notre usine le matin, un particulier dans l'après-midi, les bureaux d'une assurance le soir, le tout pour 800 euros par mois. Et nous, tous les ans, on comprimait les tarifs du sous-traitant, une année on serrait de 2,5 %, la suivante de 1 %... et comme pour eux, nous étions un gros marché, ils étaient tenus à la gorge. »

Ce cas n'est évidemment pas isolé. Ainsi, la responsable du service général d'une université nous a expliqué que, recevant de son conseil d'administration l'injonction constante de diminuer la masse salariale, elle avait dû se résoudre à prendre des mesures en ce sens : alors que le travail était autrefois fait en interne par quatre-vingts personnes, il n'y en a désormais plus que vingt-huit – et elles sont appelées à disparaître un jour totalement au profit de la sous-traitance.

On retrouve la même situation dans les hôpitaux, où elle a des conséquences sur les salaires et les conditions de vie des personnels. Ainsi, l'externalisation mise en place à l'hôpital d'Amiens s'est traduite par une suppression de la prime de service, qui représentait 700 euros à 800 euros par mois pour les agents des services hospitaliers (ASH) lorsqu'ils faisaient ce travail à temps plein en journée – de 6 heures à 14 heures, de 9 heures à 16 heures ou de 14 heures à 22 heures. De même, recourir aux sous-traitants de la société Onet pour nettoyer les chambres et les couloirs permet d'éviter d'avoir à leur verser la prime exceptionnelle liée au covid-19.

À l'université, faire appel à des sous-traitants permet de rogner non seulement sur les rémunérations – environ 250 euros en moins par an – mais aussi sur les congés : alors que les agents d'entretien avaient droit, comme il est d'usage dans un établissement d'enseignement, à quarante-cinq jours de congé par an, les sous-traitants n'ont plus droit qu'à cinq semaines...

Enfin, l'externalisation a aussi des conséquences sur les cadences imposées aux agents d'entretien, puisqu'elle aboutit à diviser par deux le nombre d'heures pour la même charge de travail : ce qui était effectué en sept ou huit heures par un agent en interne va l'être en deux à quatre heures par un employé d'une société sous-traitante.

Olivier, qui travaille à l'hôpital d'Amiens pour le compte de la société Onet, nous a expliqué nettoyer le service de dermatologie avec une collègue en trois heures, alors que ce travail était précédemment effectué par deux ASH travaillant chacun sept heures par jour – des conditions de travail qui donnent constamment le sentiment de devoir se presser, et de mal faire son travail. Il faut lire le récit de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, où elle raconte très bien, de l'intérieur, ce qu'est le quotidien d'une femme de ménage, et comment chacune des minutes passées à nettoyer des cabines, des bungalows, des chambres d'hôtel, doit être hyperproductive, afin d'en faire le plus possible dans le minimum de temps : le temps de travail se trouve réduit à l'os.

Je ne doute pourtant pas du fait que, même dans ce monde-là, la bonne volonté ne manque pas. Les patrons que nous avons interrogés sont tous conscients du sort réservé à leurs salariés, et le regrettent. Le nettoyage en journée, systématiquement proposé par les sociétés sous-traitantes, est presque toujours refusé par le donneur d'ordre, qui fait la loi et impose que le ménage ne soit fait qu'en l'absence de ses propres salariés, donc en horaires décalés : les agents d'entretien doivent être invisibles. Le patron de la FEP, M. Philippe Jouanny, nous dit que, depuis 2008, il n'a cessé d'organiser des tables rondes et des conférences de progrès social dans l'objectif de rétablir davantage de travail en journée, s'inspirant en cela de l'exemple des pays scandinaves, où il y a 80 % de travail en journée et où les personnels peuvent travailler six ou sept heures d'affilée, ce qui leur permet de toucher un vrai salaire.

Malheureusement, le cahier des charges des donneurs d'ordre – publics comme privés – persiste à imposer les horaires décalés, et les bonnes volontés, les nobles intentions et les incantations pèsent bien peu face à la loi qui règne en maître, à savoir la loi du marché. Le secteur du nettoyage est donc une espèce de Far West, avec un rapport de force complètement défavorable à des salariés qui sont à 80 % des femmes, souvent très peu qualifiées et d'origine étrangère, et cumulant donc les fragilités. Comme on l'imagine, il est bien difficile de s'organiser et encore plus de monter un syndicat dans ce contexte. Quand bien même les personnes concernées le feraient-elles, elles ne pourraient peser qu'à l'intérieur de l'entreprise sous-traitante, elle-même dominée, pour ne pas dire écrasée, par les donneurs d'ordre.

C'est pourquoi il apparaît nécessaire qu'une loi vienne servir de point d'appui aux bonnes volontés. Celle que nous proposons comporte deux points : il s'agit, d'une part, d'inciter économiquement au travail de nettoyage en journée et, d'autre part, de faire en sorte que sous-traitance ne rime plus avec maltraitance, que cette pratique ne soit plus synonyme de dumping social, comme c'est le cas depuis au moins vingt ans.

La dégradation du travail, mais aussi de la vie qui va avec, me semble constituer le cœur du malaise de notre pays. Qu'a été la révolte des « gilets jaunes », si ce n'est le soulèvement des bas salaires ? À quoi assiste-t-on durant la crise du covid-19 ? De manière exacerbée, les premiers de corvée ont continué à être les plus exposés, qu'il s'agisse des auxiliaires de vie sociale, des caissières, des vigiles ou des femmes de ménage, avec le sentiment pesant – voire le ressentiment – d'une grande injustice face à des conditions de travail et des salaires en constante détérioration depuis plus de vingt ans.

S'exprimant au sujet du covid-19, le Président de la République a dit récemment qu'« il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd'hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». S'il faut se le rappeler, cela ne suffit pas : il faut aussi agir. Faisant référence à l'article 1er de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, Emmanuel Macron a poursuivi en rappelant que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».

Aujourd'hui, il ne pourrait pas y avoir de réunions des commissions – le Parlement ne pourrait donc fonctionner normalement – sans le passage des femmes de ménage dans cette salle et dans les bureaux adjacents. De même, en l'absence de femmes de ménage, les hôpitaux devraient fermer en quarante-huit heures : comme on le voit, l'utilité commune est indéniable. Aujourd'hui, pourtant, c'est avec des salaires de misère et des vies de galère qu'elle est récompensée !

Je suis convaincu que c'est maintenant que nous devons agir, que c'est maintenant qu'il faut une loi, et je ne suis pas le seul à le dire : nous avons auditionné hier le directeur de cabinet de Mme Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, qui disait exactement la même chose ! De même, le patron d'Europ Net, la société de nettoyage qui intervient dans les locaux de l'Assemblée nationale, nous a dit qu'il fallait battre le fer tant qu'il est chaud.

Parlementaires collègues, c'est au pied du mur qu'on voit le maçon. Le moment est venu de passer de la parole du Président de la République aux actes et à la loi.

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