Intervention de Pierre Dharréville

Réunion du mercredi 3 juin 2020 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Dharréville, rapporteur :

Vous connaissez les règles qui président à la création d'une commission d'enquête. Elles résultent des dispositions spécifiques de l'ordonnance du 17 novembre 1958, ainsi que du Règlement de notre assemblée. De manière générale, il appartient à la commission permanente compétente au fond d'examiner les conditions de recevabilité de la proposition de résolution et l'opportunité de la création de la commission d'enquête. Cependant, en application de l'article 141 de notre Règlement, chaque président de groupe d'opposition ou de groupe minoritaire obtient, de droit, une fois par session ordinaire, la création d'une commission d'enquête. Ce droit est communément appelé « droit de tirage ».

Dans une lettre adressée le 10 avril au Président de l'Assemblée nationale, André Chassaigne, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, a fait part de son intention d'y recourir pour la présente proposition de résolution. Compte tenu du sujet, il était naturel que la commission des affaires sociales en soit saisie. En application de l'article 140 du Règlement, il lui revient désormais de vérifier que « les conditions requises pour la création de la commission d'enquête sont réunies, sans se prononcer sur son opportunité ». Aucun amendement n'est recevable.

Ces conditions de recevabilité sont énoncées aux articles 137 à 139 du Règlement. L'article 137 prévoit que les propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête doivent déterminer avec précision, soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publiques dont la commission doit examiner la gestion. En l'occurrence, l'article unique crée une commission d'enquête de trente membres, chargée d'identifier les dysfonctionnements dans la gestion sanitaire de la crise du covid-19 en France, de les évaluer et d'en tirer les conséquences afin que notre pays soit, à l'avenir, en mesure d'affronter une autre pandémie.

Les faits auxquels la commission d'enquête doit s'intéresser sont établis, et nombre de nos concitoyens souhaitent que toute la lumière soit faite. Il n'est pas question de juger de la pertinence de l'objet de la commission : l'Assemblée nationale n'a pas d'autre choix que de créer cette commission d'enquête. Nul ne disconvient que la crise fut inédite, soudaine, grave, et qu'il n'était pas aisé d'y faire face. Mais nul ne saurait détourner le regard des dysfonctionnements et de leurs causes. Nous nous devons d'enquêter et d'analyser, pour tirer toutes les leçons de cette expérience. C'est d'autant plus indispensable que le Parlement a créé, adopté et prolongé, l'état d'urgence sanitaire, conférant des pouvoirs extensibles au Gouvernement.

L'objet est clair et précis : la gestion sanitaire de la crise. Il ne s'agit pas de passer au scanner tous les champs de l'activité humaine pour faire le tour de l'action gouvernementale, mais de se concentrer sur le cœur de la crise, afin de faire la lumière sur tous les dysfonctionnements observés depuis le début.

Parler de la gestion sanitaire, c'est d'abord se pencher sur les pénuries, chercher à comprendre comment nous en sommes arrivés à être aussi démunis ; c'est remonter la chaîne des décisions pour y faire face, s'interroger sur les retards, sur l'organisation et la coordination de la commande publique, etc. Ainsi, le ministre de la santé a déclaré le 21 mars que des masques avaient été commandés dès janvier : comment alors expliquer la pénurie ? Il faudra aussi nous interroger sur le stock de masques, et son évolution depuis 2010. Il est absolument incompréhensible que nous ne disposions plus que de 117 millions de masques chirurgicaux en mars, contre plus de 700 millions en 2017.

De même, le 27 janvier, le directeur général de la santé expliquait qu'un test rapide serait vite disponible pour la population ; le 28 mars, le ministre de la santé annonçait avoir commandé 5 millions de ces tests. Comment expliquer ce délai et la mobilisation tardive des laboratoires de biologie médicale publics et vétérinaires ? Nous pourrions également nous pencher sur les respirateurs, les tensions et pénuries de médicaments et de produits de santé indispensables.

Deuxième aspect, la stratégie de lutte contre le virus : quelle a été l'action du pouvoir politique et des organismes publics ? Il conviendra d'examiner les effets du choix du registre guerrier, du recours à des politiques de contrôle et de surveillance, de la parole publique avec ses consignes contradictoires. La gestion du confinement, la préparation du déconfinement devront être disséquées. Nous devrons chercher à comprendre les relations avec les laboratoires, le refus d'agir pour maintenir l'activité d'unités de production menacées. Il faudra également se pencher sur le soutien à la recherche de traitements et de vaccins : pourquoi a-t-il été si tardif, si incertain ? Pourquoi avoir arrêté des essais cliniques, alors que nous avons besoin de réponses claires ?

Enfin, l'organisation de l'hôpital public face à la crise mérite nos investigations. Nous avons tous en mémoire les débats parlementaires de l'automne dernier, alors que l'objectif national de dépenses d'assurance maladie hospitalier était à nouveau largement insuffisant par rapport aux besoins réels. Nous avons également en tête la politique de réduction du nombre de lits, conduite sans relâche. Il faudra aussi analyser le rôle joué par les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). La commission d'enquête permettra d'identifier les liens de causalité entre les décisions passées et les difficultés rencontrées lors de la crise. Pénurie, stratégie, service public constituent trois axes – non exclusifs – de travail pour la commission d'enquête. Vous le constatez : les faits visés sont précis et identifiés, comme le requiert l'article 137 de notre Règlement.

L'article 138 de ce même Règlement rend irrecevable la création d'une commission d'enquête ayant le même objet qu'une commission d'enquête ou une mission d'information disposant des mêmes pouvoirs, ayant achevé ses travaux depuis moins d'un an. Sur ce point, nous allons devoir opérer des clarifications. Notre proposition de résolution a été déposée le 8 avril, il y a quasiment deux mois. La décision de faire usage du droit de tirage est intervenue deux jours plus tard, le 10 avril. Mais c'est seulement maintenant, 3 juin, que la proposition de résolution est examinée : plus d'un mois s'est écoulé entre la réponse de la garde des sceaux, le 24 avril, et l'inscription de la proposition de résolution à l'ordre du jour. Pourtant, la commission des affaires sociales s'est déjà réunie, le 20 mai par exemple.

Il n'aura échappé à personne que des mouvements tectoniques se sont produits ces derniers jours. Une mission d'information avait été créée par la majorité sous l'égide du président de l'Assemblée nationale afin de suivre l'action du Gouvernement pendant l'état d'urgence sanitaire. La Conférence des présidents avait indiqué au cours de sa réunion du 24 mars que la phase consacrée au contrôle de l'état d'urgence sanitaire, qui devait commencer les jours suivants durerait aussi longtemps qu'il serait en vigueur. Or il ne prendra fin que le 24 juillet prochain. Pourtant, la mission vient d'être transformée en commission d'enquête ! Elle avait jusque-là effectué un travail assez formel, constituant surtout une tribune supplémentaire pour les ministres, servant – au mieux – à faire entendre les difficultés rencontrées. Soudain, par un hasard qui ne doit rien au hasard, elle s'est métamorphosée hier en commission d'enquête, visant à analyser tout ce qui s'est passé pendant la crise, dans tous les domaines. La convocation de la mission de la semaine dernière ne le précisait pourtant pas, et les rapporteurs se sont livrés à une restitution sans que nous puissions véritablement échanger. Emballez, c'est pesé !

C'est pourquoi mon groupe a fait valoir les dispositions de l'article 145-3 du Règlement qui permettent à un président de groupe de s'opposer à une telle décision. Cela a donné lieu hier en séance à un échange sommaire de 10 minutes entre André Chassaigne et Éric Ciotti. L'Assemblée a ensuite été invitée à se prononcer sur la dotation de pouvoirs de commission d'enquête à la mission d'information. Vous en conviendrez, ce scénario est grossier ! Il n'est pas sérieux et n'honore pas notre institution.

La procédure paraît entachée d'irrégularité. Tout d'abord, Mme la garde des sceaux a probablement répondu au Président de l'Assemblée nationale, mais je n'ai pas eu connaissance de la réponse. En outre, hier soir, sur le site de l'Assemblée nationale, la mission d'information n'apparaissait toujours pas dans la liste des commissions d'enquête. Enfin, l'objet de la commission précitée – et précipitée – ne répond pas aux critères de l'article 137, sauf à les considérer de façon très élastique ! Comment pourra-t-elle moissonner un tel champ d'investigations ? Enfin, pourquoi attribuer à un groupe une forme de deuxième droit de tirage, au détriment d'un autre ? Le groupe Les Républicains affirme avoir été le premier à demander la création de la commission d'enquête, mais il n'en avait pas les moyens ! La transformation de la mission résulte d'un arrangement entre les deux groupes les plus nombreux de l'Assemblée nationale. Au Sénat, une commission d'enquête est également pilotée par le groupe Les Républicains : au regard des enjeux, nous plaidons pour plus de pluralisme !

Je suis désolé d'être désagréable, mais ce qui est en train de se passer va l'être de toute façon ; il n'y a aucune raison pour que ce ne le soit que pour moi ! Nous nous sentons au moins aussi fondés que d'autres à exercer cette responsabilité, d'autant que nous n'avons pas participé à l'exercice du pouvoir depuis 2002. Il ne s'agit donc pas pour nous de régler des comptes, mais d'établir les causes et de tirer les conséquences de la crise. Pourtant, visiblement, nous gênons dans votre scénario...

Notre proposition permettrait à tous les groupes d'être représentés, ce qui n'est pas le cas avec la transformation de la mission d'information. En résumé, vous avez le pouvoir d'affirmer la liberté du Parlement, ou bien de refuser pour la deuxième fois en quatre mois à un groupe d'opposition – après le refus signifié au groupe Socialistes et apparentés concernant l'étude d'impact de la réforme des retraites – l'exercice de son droit de tirage. Cela risque d'apparaître comme une fâcheuse tendance à écarter les travaux de contrôle qui ne vous arrangent pas ! Marx écrivait que l'histoire se répète la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce. L'impression de vivre une farce sur un sujet aussi dramatique et sensible est plus que désagréable ! Le droit de tirage est, comme son nom l'indique, un droit, et non une simple possibilité. Le bafouer avec cette constance pose un problème démocratique grave.

Sur le plan juridique, il n'y a aucune raison d'opposer à notre demande une quelconque antériorité de la commission d'enquête de la majorité, dont la constitution est intervenue bien après le dépôt de notre proposition de résolution, le 8 avril, et notre demande de faire usage du droit de tirage, le 10 avril. Si la mission d'information estime ensuite que des sujets d'enquête ne sont pas couverts alors qu'ils mériteraient de l'être, elle pourra s'en saisir.

En conclusion, la condition posée par l'article 138 est bien vérifiée : il vous revient de le confirmer, tout simplement parce que ce sont les faits, et il reviendra à la Conférence des présidents d'en tirer, le cas échéant, toutes les conséquences.

Enfin, l'ordonnance du 17 novembre 1958 et l'article 139 du Règlement précisent qu'une commission d'enquête parlementaire ne peut pas être créée lorsque des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition. Interrogée par le Président de l'Assemblée nationale, Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, a fait la réponse suivante par lettre du 24 avril 2020 : « la commission d'enquête parlementaire envisagée est susceptible de recouvrir pour partie plusieurs procédures judiciaires en cours » et, selon une formule rituelle, « appelle ainsi son attention sur l'articulation de l'enquête parlementaire avec ces procédures judiciaires ». Cette réponse classique ne fait pas, en soi, obstacle à la constitution de la commission d'enquête. Nous serons attentifs à ce que ses travaux n'entrent pas en conflit avec ceux menés par l'autorité judiciaire. Du reste, l'objet de cette commission d'enquête ne sera pas d'établir des responsabilités pénales, mais bien de comprendre tous les mécanismes par lesquels cette crise est survenue.

La période que nous vivons nous appelle à faire pleinement vivre le débat démocratique et nous enjoint de prendre de la hauteur. Pour cela, le respect des règles communes est un prérequis.

Mes chers collègues, compte tenu des éléments exposés, je vous propose de constater que la proposition de résolution répond aux conditions fixées par l'ordonnance du 17 novembre 1958 et par les articles 137 à 139 du Règlement de l'Assemblée nationale et qu'aucun élément de droit ne fait obstacle à sa constitution.

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