Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mardi 19 janvier 2021 à 17h15
Commission des affaires sociales

Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité à vous présenter le rapport public thématique de la Cour des comptes sur le cadre organique et la gouvernance des finances publiques. Avant de l'aborder, et dans la mesure où la période des vœux n'est pas encore terminée, je tiens à vous transmettre, au nom des juridictions financières de la Cour et des chambres régionales des comptes, ainsi qu'en mon nom personnel, mes vœux les plus sincères pour cette nouvelle année 2021 qui, je l'espère, nous offrira des occasions d'échange et de coopération. C'est en tout cas le souhait de la Cour, et j'ai grand plaisir à vous retrouver en son nom en ce début d'année.

Le rapport qui nous réunit aujourd'hui est le fruit d'un long et important travail, qui a mobilisé une équipe de nombreux contributeurs. Nous l'avons publié au mois de novembre 2020 et présenté à vos collègues de la commission des finances. Nous sommes très heureux de pouvoir désormais le présenter devant la commission des affaires sociales, car ses conclusions sont durables, et parce que son champ d'analyse couvre aussi les compétences de votre commission. Vous rappeliez l'ampleur de la dépense sociale, et il est naturel que vous vous préoccupiez de ce sujet, tout autant que la commission des finances.

Ce rapport compte beaucoup pour nous, comme il compte beaucoup pour moi. Dès l'origine, nous avions à cœur de le partager avec le Parlement, y compris dans son volet social, qui est bien sûr un volet structurant. Plusieurs membres de la Cour sont présents à mes côtés, issus non pas de la sixième chambre, avec qui vous avez l'habitude d'échanger, mais de la première chambre, qui a élaboré ce rapport : son président M. Christian Charpy, qui s'y connaît quelque peu en matière d'affaires sociales ; Mme Cécile Fontaine, rapporteure générale ; M. Cyprien Canivenc, auditeur ; M. Jean-Pierre Laboureix, contre-rapporteur. En raison des limitations liées au contexte sanitaire, d'autres membres de l'équipe de contrôle n'ont pu se joindre à nous, ainsi que notre rapporteure générale. Mme Justine Boniface, auditrice et chargée de mission pour le premier président, est également à mes côtés. Je tiens à souligner la contribution de chacun et souhaite à nouveau les remercier pour ce travail de grande qualité et d'une certaine importance.

Ce rapport public thématique intervient près de vingt ans après la LOLF, adoptée en 2001. À plusieurs reprises, la Cour a eu l'occasion de s'exprimer sur le bilan de la LOLF. Elle s'est exprimée sur le sujet en 2011, pour les dix ans de la LOLF, tout en en débattant régulièrement dans le cadre des travaux sur le budget de l'État. Notre projet initial consistait à publier, en 2021, un rapport portant sur les vingt ans de la LOLF. Au préalable, la commission des finances de l'Assemblée avait décidé, en 2019, de reconstituer la mission d'information sur la LOLF (MILOLF), qui a réalisé un important travail sur le sujet, accompagné de quarante-cinq propositions. Pour sa part, la Cour a souhaité avancer et élargir ces travaux sur la LOLF pour soutenir cet élan, pour l'anticiper – d'une certaine manière – et pour contribuer, à son niveau, au renforcement du cadre de gouvernance des finances publiques dans leur ensemble.

La crise – vous l'avez mentionnée – nous a naturellement conduits à modifier de nouveau nos travaux. Nous savons désormais, tout comme vous, qu'elle laissera une empreinte forte et durable sur nos finances publiques, et notamment sur celles des administrations de sécurité sociale. Nous avons donc décidé d'intégrer les conséquences de la crise à notre réflexion, afin de publier un rapport thématique tenant compte de ce nouveau paysage de finances publiques.

Ce nouveau paysage ne rend pas obsolète, au contraire, la réflexion sur l'évolution du cadre organique et de la gouvernance des finances publiques. Je sais que la commission Arthuis, qui m'a également auditionné, travaille notamment sur ce sujet. La crise vient même souligner l'actualité et la nécessité de ce travail, dans la mesure où elle met en évidence les limites du cadre en vigueur et renforce la nécessité d'ancrer la soutenabilité de la dette publique – je parle bien de soutenabilité – et d'améliorer l'efficacité des politiques publiques, la qualité de la dépense publique, le service rendu pour chaque euro et le rapport qualité-prix de chaque prestation, notamment dans le domaine de la protection sociale.

Comme nous avons eu l'occasion de le rappeler à plusieurs reprises, une trajectoire de redressement structurel des finances publiques devra être élaborée et engagée au travers d'une nouvelle loi de programmation des finances publiques, dès que les conditions économiques et sanitaires le permettront. Si je puis me permettre une annotation personnelle, je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises, en tant que président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), pour souhaiter que cela puisse être le cas – si possible – au printemps. Aujourd'hui, je pense pouvoir affirmer devant vous que cette échéance sera compliquée à tenir, car nous ne disposons pas de la stabilité, de la visibilité et de la lisibilité nécessaires. Malgré l'absence de délibération du HCFP, je me permets non pas de corriger, mais de différer ce diagnostic. Cela dit, ce diagnostic devra nécessairement être établi en temps voulu, même si nous le différons dans le temps, car il s'agit bien d'une trajectoire qui doit s'inscrire dans un cadre rénové.

Pour dresser le bilan de la stratégie pluriannuelle existante et contribuer à dessiner ce futur cadre, notre rapport s'est appuyé sur plusieurs travaux : des enquêtes spécifiques, des auditions, des comparaisons internationales. Il s'organise en trois parties, que je vous présenterai successivement. D'abord, la première partie du rapport aborde les modalités de pilotage et de programmation des finances publiques en vue d'assurer leur soutenabilité. La deuxième partie du rapport examine ensuite l'excessive fragmentation de l'architecture d'ensemble des finances publiques et formule des propositions pour y remédier. Enfin, la troisième partie du rapport – elle concerne sans doute moins directement votre commission, mais je ne peux la passer sous silence – se concentre sur l'État et sur l'efficience de ses politiques et recommande un nouveau cadre pour revenir à l'esprit de la LOLF.

Au total, notre rapport formule seize propositions pour renforcer le cadre organique et la gouvernance des finances publiques, qui s'articulent avec un grand nombre de propositions déjà formulées par la Cour par le passé. À cet égard, je me permets de préciser – il s'agit d'une précision méthodologique importante – que nous avons choisi de ne proposer que des orientations susceptibles d'être mises en œuvre sans modification constitutionnelle. S'il est évidemment tentant de proposer des modifications constitutionnelles, vous n'ignorez pas que réformer le texte suprême prend du temps et consomme beaucoup d'énergie. De fait, dans la mesure où la présente situation appelle des mesures rapides et opérationnelles, nous avons privilégié la rapidité et l'opérationnalité. Nous avons ainsi prioritairement centré nos réflexions sur la bonne articulation des lois financières soumises au Parlement, incluant bien entendu les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS), sans approfondir le sujet d'une réforme de la loi organique de 2005. En effet, à l'exception de cette troisième partie centrée sur l'État, le rapport porte bien sur l'ensemble des administrations publiques.

Abordons à présent le contenu du rapport en tant que tel, en débutant par la première partie, consacrée à la programmation et au pilotage des finances publiques. Dans son préambule, notre rapport souligne l'intérêt d'une vision pluriannuelle des finances publiques. Rappelons ici que la démarche de programmation à moyen terme vise à assurer la cohérence et la soutenabilité de l'action publique dans la durée. Ces impératifs sont encore plus indispensables dans le contexte actuel, étant entendu que le creusement massif du déficit et de la dette imposent un redressement graduel, adapté aux besoins, mais néanmoins ferme.

C'est aussi essentiel pour préparer et mener des réformes. Depuis plus de dix ans, l'horizon du temps long s'est progressivement imposé en France dans la gouvernance des finances publiques. Comme vous le savez, la révision constitutionnelle de 2008 a donné naissance aux lois de programmation des finances publiques (LPFP) au sein de l'article 34 de la Constitution. Le contenu de ces lois de programmation a ensuite été précisé par la loi organique relative à la gouvernance et à la programmation des finances publiques, que j'ai eu l'occasion de présenter devant le Parlement lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances, et qui a également institué le HCFP – je m'en souviens comme si c'était hier.

Le cadre de programmation a donc été considérablement renforcé et structuré depuis 2008. Néanmoins, notre rapport montre aussi que ce cadre très complet sur le papier revêt, dans la pratique, une portée trop limitée. Dix ans après, nous pouvons convenir que le bilan de mise en œuvre de ces stratégies pluriannuelles s'avère plutôt mitigé, pour ne pas dire décevant. Je tâcherai de m'en expliquer.

Depuis 2008, cinq LPFP ont été votées. Cependant, leur mise en œuvre a été marquée par des dérapages ou décalages répétés, tandis que leurs objectifs ont rarement été atteints, qu'il s'agisse de la variation du déficit structurel, des objectifs de dépenses, de recettes ou de dette publique. Par exemple, la LPFP 2014-2019 prévoyait que la progression en volumes de la dépense publique soit contenue à moins de 0,3 % sur la période. En réalité, la progression a atteint près de 1,2 %. Concernant la dette, il me paraît inutile d'insister sur le fait que les objectifs de stabilisation puis de réduction n'ont jamais été respectés. Bien entendu, je parle de la situation d'avant-crise. La Cour a déjà rappelé cet état de fait et aura sans doute l'occasion de s'exprimer à nouveau sur ce sujet.

Comment expliquer un tel décalage entre le cadre juridique existant et sa portée effective ? Dans ce domaine, nous avons identifié deux principales faiblesses. La première faiblesse concerne l'inefficacité des forces de rappel prévues par les textes. La loi organique de 2012 a bien institué un mécanisme de correction censé être déclenché en cas d'écart de trajectoire. Néanmoins, ce mécanisme est assorti de flexibilités importantes, qui ont empêché de prévenir et de corriger les écarts répétés qui ont été constatés. Dans les faits, plutôt que d'adopter des mesures de correction, le choix s'est plutôt porté sur la présentation d'une nouvelle LPFP se contentant de décaler la trajectoire de retour à l'équilibre. Ce fut notamment le cas en 2014, après que le HCFP – qui a montré son utilité – a déclenché le mécanisme.

La seconde faiblesse a trait à l'articulation entre les différents textes financiers, que nous jugeons défaillante, principalement pour une raison de hiérarchie des normes. Comme vous le savez, les LPFP ne peuvent pas s'imposer aux lois de finances et de financement. Cette défaillance s'explique aussi pour des raisons de calendrier, puisque les exercices pluriannuels organisés au printemps et à l'automne sont largement déconnectés. Les programmes de stabilité – vous examinerez prochainement le programme élaboré pour l'année qui vient – présentent ainsi presque systématiquement des trajectoires financières distinctes de celles de la loi de programmation adoptée quelques mois en amont. La logique voudrait pourtant que la loi de programmation soit l'exercice moteur. Cette faible portée des mécanismes actuels de pluriannualité entame considérablement la crédibilité des exercices de finances publiques. Ce n'est malheureusement pas son seul inconvénient, puisqu'elle affaiblit aussi la pertinence de l'allocation des moyens financiers à des politiques publiques par essence pluriannuelles. À cet égard, je tiens à rappeler que l'actuelle loi de programmation est totalement caduque, considérant les impacts de la crise. Or nous ne pouvons pas éternellement demeurer sans boussole ou sans cap.

Le renforcement du cadre pluriannuel indispensable doit donc nous permettre d'améliorer notre capacité à faire des choix et à nous y tenir, sachant que cette capacité sera plus essentielle que jamais dans les années à venir. Dans ce rapport figurent d'ailleurs des comparaisons internationales qui montrent que ce renforcement est possible et qui mettent en évidence quelques éléments clés de succès enregistrés par nos principaux partenaires européens. J'en citerai quelques exemples particulièrement éclairants. D'abord, dans un certain nombre de pays, le pilotage des finances publiques bénéficie d'un engagement politique soutenu. Aux Pays-Bas, c'est l'accord de coalition au sein de la formation gouvernementale qui fixe les plafonds pluriannuels de dépenses pour la durée de la législature. C'est aussi le cas en Finlande. Ensuite, les cibles de dépenses sont stables et couvrent un large périmètre. Aux Pays-Bas, le pilotage des finances publiques s'organise autour d'un plafond global représentant près de 85 % de la dépense des administrations publiques, et qui est divisé en sous-objectifs. Le Danemark s'appuie quant à lui sur une enveloppe pluriannuelle couvrant 75 % des dépenses publiques.

Disons-le tout de suite, comparaison n'est pas raison. Bien évidemment, je n'omets pas les différences qui nous séparent de ces pays, et notamment celles qui ont trait à la structure des régimes de protection sociale. Il ne m'aura pas non plus échappé qu'il s'agit plutôt de pays catégorisés comme « frugaux » selon la terminologie européenne. Cela dit, ces pays sont frugaux parce qu'ils estiment avoir consenti des efforts que d'autres n'ont pas entamés. À cet égard, relevons que les dépenses publiques couvertes par une norme représentent, dans notre pays, à peine plus du tiers du total des dépenses publiques, à comparer aux 75 ou 85 % affichés par nos voisins. Notre marge de progrès demeure donc significative, quel que soit le jugement porté sur tel ou tel pays voisin et ami. Enfin, ces différents pays ont instauré des mécanismes de flexibilité permettant de respecter les enveloppes préalablement définies, y compris en cas d'imprévu. Concrètement, cela passe par un système de provisionnement, comme en Suède, ou par des redéploiements, comme aux Pays-Bas. En France, deux de nos cinq LPFP avaient prévu des réserves de programmation, mais les enveloppes définies étaient faibles et concentrées sur le seul budget de l'État.

Une fois prises toutes les précautions d'usage, que nous révèlent ces exemples étrangers ? D'abord, ils nous montrent qu'il est possible d'élaborer et de respecter une trajectoire pluriannuelle crédible en matière de finances publiques, à condition de respecter deux prérequis : un engagement politique affirmé et aussi consensuel que possible ; des procédures de qualité.

En l'occurrence, notre rapport formule plusieurs recommandations sur le second point, puisque le premier n'est pas de notre ressort. D'abord, nous proposons de fixer une trajectoire financière soutenable, réaliste et transparente, avec une enveloppe de dépenses qui pourrait être déclinée en composantes reflétant les sous-secteurs de l'administration publique. Un sous-objectif de dépenses de protection sociale obligatoires couvrirait le périmètre actuel des LFSS et les régimes obligatoires de retraite complémentaire et d'assurance chômage. Il pourrait également inclure le solde des hôpitaux, qui peut constituer un point de fuite des objectifs de dépense en cas de déficit. En revanche, dans la mesure où nous nous inscrivons dans le cadre constitutionnel actuel, nous n'avons pas recommandé d'imposer la primauté des LPFP sur les lois financières. Cela dit, nous recommandons de renforcer l'article liminaire des lois financières en y incluant un « compteur des écarts » par rapport aux trajectoires fixées en loi de programmation, en dépenses comme en recettes, afin d'accroître la transparence. De même, nous suggérons de clarifier les modalités de prise en compte des aléas, avec une provision de programmation fixée en LPFP. Par ailleurs, nous conseillons de réaliser des revues de dépenses pour garantir l'atteinte de la trajectoire, selon un calendrier défini en loi de programmation. Je sais notamment que nos partenaires européens recourent à ce dispositif de manière générale et systématique, et que nous sommes loin d'être en avance sur ce terrain. Enfin, nous recommandons de présenter le budget de l'État sur trois années glissantes pour qu'il s'articule mieux avec la programmation, comme l'a d'ailleurs aussi proposé la MILOLF.

Considérant par ailleurs qu'une bonne trajectoire doit être surveillée, nous formulons deux recommandations en la matière. D'abord, nous proposons d'élargir le mandat du HCFP, notamment pour lui permettre d'apprécier le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses et d'identifier les risques d'écarts à la trajectoire. Je sais que le Parlement a longuement débattu au sujet de cette instance. Je le comprends et je le respecte, puisque le Parlement est souverain. Néanmoins, j'insisterai sur le fait que le Haut Conseil n'est pas un auxiliaire, mais un allié du Parlement, dans la mesure où il permet de mettre en question les prévisions de recettes et de dépenses du Gouvernement, d'identifier des risques d'écarts à la trajectoire et de débattre de la dette publique et de sa soutenabilité. Il est donc dans l'intérêt du Parlement, comme du citoyen, de s'appuyer sur un HCFP renforcé. J'y suis très attaché. Enfin, nous suggérons d'instaurer un débat annuel sur la dette publique et sa soutenabilité. Cette proposition que nous portons depuis plusieurs années nous semble plus que jamais d'actualité, voire massivement d'actualité, sachant que la dette publique française atteint désormais 120 %, comme évoqué dans le rapport Arthuis.

La deuxième partie de notre rapport, qui porte sur la nécessité de rétablir la vision globale, est sans doute celle qui concerne le plus votre commission, dans la mesure où elle pose la question de la coordination entre la LFSS et les autres lois financières. Le cadre de déploiement de la dépense publique est fondamental, puisqu'il détermine à la fois les choix de l'action publique, les conditions de vote du Parlement, les modalités de contrôle et la clarté de l'information transmise, notamment en citoyen. Or, en France, ce cadre est morcelé et fragmenté, à l'image de notre système institutionnel, en raison de plusieurs facteurs.

D'abord, et contrairement à de nombreuses idées reçues, le poids de l'État dans la dépense publique est plus modeste en France qu'à l'étranger. Il représente 35 % de notre dépense publique, contre 38 % en moyenne dans l'Union européenne, et près de 80 % au Royaume-Uni. Toutefois, cela ne signifie pas que le poids de la dépense d'État est faible. C'est une question de pourcentages, au sein d'une dépense publique qui est elle-même plus élevée qu'à l'étranger. Cela dit, si l'on se compare au Royaume-Uni., vous comprenez bien ce que cela dit sur le système de dépenses sociales.

Ensuite, les recettes publiques sont réparties entre les différentes administrations publiques sans cohérence d'ensemble. Je prendrai l'exemple de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), qui est à la fois affectée au budget général de l'État, à un compte d'affectation spéciale, aux régions, aux départements et à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France. Quant à la sécurité sociale, vous savez mieux que moi qu'elle n'est plus financée qu'à 50 % par les cotisations sociales. En effet, un peu plus du quart de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est désormais affecté au régime général de la sécurité sociale, en compensation de l'allégement de prélèvements sociaux. Par ailleurs, en 2019, la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi en réduction pérenne de cotisations a conduit à transférer plus de 31 milliards d'euros de TVA supplémentaire de l'État aux administrations de sécurité sociale. Les collectivités locales bénéficiant désormais de l'affectation d'une part croissante de TVA dans le cadre des mécanismes de compensation, vous comprendrez que ce que j'exprimais au sujet de la TICPE n'est pas beaucoup plus simple pour la TVA, dont le montant est en revanche beaucoup plus élevé. In fine, cette situation génère des risques de confusion nuisant à la lisibilité de l'action publique et à la bonne compréhension de l'utilisation de nos ressources.

Enfin, le dernier élément majeur de fragmentation tient à l'insuffisance de la gouvernance d'ensemble et du pilotage global. En théorie, la trajectoire de finances publiques devrait, au vu de notre organisation nationale, découler de l'addition des trajectoires financières de tous les secteurs d'administrations publiques. Pourtant, cette méthode ne fonctionne pas, parce que les textes financiers sont disparates et insuffisamment coordonnés, mais aussi parce que les lois financières annuelles ne couvrent que les trois quarts de notre dépense publique. Signalons également l'absence de mécanisme ou d'instance de coopération entre les différentes catégories et strates d'administration publique, contrairement à ce qui existe en Allemagne ou en Espagne. Une Conférence nationale des finances publiques a bien été instituée, mais celle-ci ne s'est réunie qu'à trois reprises depuis sa création.

Cette fragmentation caractérisant nos finances publiques n'est pas qu'une simple gêne cosmétique qui viendrait contrarier je ne sais quel goût pour les jardins à la française. Elle emporte des inconvénients concrets et majeurs.

D'abord, au niveau financier, le cadre est si complexe qu'il affecte la capacité à lire et comprendre les équilibres entre les recettes et les dépenses de ces administrations publiques. De plus, la répartition des recettes et des règles de compensation des allégements de charges – s'agissant du financement de la sécurité sociale – et des transferts de compétences ou d'allégements d'impôts – pour les collectivités territoriales – conduit à concentrer sur l'État la plus grande partie du déficit et de la dette des administrations publiques. Nous pourrions dire que cette situation résulte logiquement du rôle d'assurance collective rempli par l'État, qui s'avère décisif dans le contexte de crise que nous traversons, de la même manière qu'il s'était révélé décisif en 2008. Le risque est donc grand, au sortir de la crise, que la majeure partie de l'effort de redressement soit supporté par le budget de l'État. Or un partage équitable de l'effort entre les différents niveaux d'administration publique – qui est souhaitable – exige de disposer d'une vision globale des finances publiques, dont nous sommes aujourd'hui dépourvus.

Le second inconvénient que présente la fragmentation des finances publiques a trait à la transparence de l'action publique. Il s'agit d'un inconvénient majeur. En effet, le consentement à l'impôt – et plus généralement aux prélèvements obligatoires – exige l'adhésion aux dépenses qu'il autorise. Cela suppose que le budget soit lisible et qu'il soit possible de comprendre aisément à quoi serviront les recettes publiques. Ainsi, afin de redresser nos finances publiques dans les prochaines années, en procédant aux bons choix, nous devons disposer d'une information globale, fiable et compréhensible par toutes et tous.

Pour y parvenir, notre rapport formule plusieurs recommandations, qui peuvent également être mises en œuvre sans modifier la Constitution. D'abord, afin d'associer la sécurité sociale et les collectivités locales à l'objectif de soutenabilité des finances publiques, nous suggérons de créer cette instance de concertation pérenne que j'évoquais, mais aussi de fixer en LPFP les règles de partage des impôts et de garantie des ressources entre administrations. Un renforcement du dialogue entre les sous-secteurs de l'administration publique nous semble encore plus nécessaire en cette période de crise, tant les politiques publiques de sortie de crise sont elles-mêmes croisées et mobilisent tous les acteurs. Nous recommandons aussi de simplifier et de stabiliser les règles de partage des impôts. Les lois de programmation pourraient ainsi fixer, pour leur durée, les règles d'attribution des impôts et taxes et, lorsqu'un partage s'avère nécessaire, en stabiliser les modalités. Nous proposons également d'étendre et de clarifier les lois financières, notamment pour la LFSS, qui devrait être élargie aux régimes de retraite complémentaire obligatoires et à l'assurance chômage. Cette proposition déjà formulée par la Cour par le passé permettrait une meilleure compréhension des enjeux financiers de la protection sociale.

Par ailleurs, nous suggérons d'instaurer, dans chaque assemblée, une discussion générale préalable à l'examen du projet de loi de finances (PLF) et du projet de loi de finances de la sécurité sociale (PLFSS), portant sur l'évolution, la composition et le partage des prélèvements obligatoires dont bénéficient l'État et les organismes de sécurité sociale. Ces discussions portant également sur les conditions de l'équilibre des deux lois financières impliqueraient, selon nous, que les deux projets de loi soient adoptés par le même conseil des ministres, afin d'assurer la cohérence des calendriers.

Enfin, nous considérons nécessaire de créer une « loi de résultat » de la sécurité sociale présentée au printemps, qui constituerait, en quelque sorte, le pendant de la loi de règlement du budget de l'État. La Cour a déjà insisté à plusieurs reprises sur l'importance qu'elle accordait à cette loi de règlement, qui est parfois le parent pauvre de notre débat public. Cette loi serait distincte de la loi de financement présentée à l'automne, qui porterait sur l'exercice en cours et à venir, afin de respecter le séquencement et le calendrier.

S'agissant enfin des collectivités locales, l'option d'une loi de financement des collectivités envisagée par la Cour par le passé n'a pas été retenue cette fois-ci, précisément parce qu'elle aurait nécessité de réviser la Constitution – nous sommes cohérents dans nos choix. Nous proposons plutôt la création d'une nouvelle mission budgétaire, qui rassemblerait l'ensemble des concours versés par l'État aux collectivités territoriales, crédits budgétaires, prélèvements sur recettes, mais aussi remboursements et dégrèvements d'impôts locaux.

J'aborderai plus brièvement la troisième partie du rapport, qui se concentre sur le cadre budgétaire de l'État. Il s'agit de s'intéresser de près aux dispositifs mis en place par la LOLF, sachant que ce texte est avant tout consacré à l'État. Vous évoquiez précédemment la LOLFSS, mais nous constatons que la LOLF en tant que telle concerne surtout l'État.

Dans ce domaine, nous formulons un certain nombre de constats. D'abord, l'émiettement croissant du budget de l'État s'avère tout aussi préoccupant que la fragmentation des dépenses publiques. Par ailleurs, malgré le dynamisme des dispositifs dérogatoires, l'autorisation parlementaire reste concentrée – vous le savez mieux que nous – sur les dépenses du budget général. Ceci présente un double inconvénient budgétaire, dans la mesure où de nombreux dispositifs de financement échappent aux règles de contrôle, de pilotage et de transparence en vigueur, qui relèvent pourtant du pouvoir du législateur, sans compter que les sommes en jeu sont très significatives. Nous souhaitons aussi rétablir l'unité et l'universalité budgétaires, qui constituent de grands principes. À cette fin, nous proposons de compléter les missions budgétaires actuelles en élargissant l'information qu'elles fournissent. Y figureraient désormais non seulement les crédits budgétaires, mais aussi les dépenses fiscales, les prélèvements sur recettes, les taxes affectées, et plus largement l'ensemble des moyens déployés par l'État pour financer ou soutenir une politique publique. Dans ce cadre, les comptes spéciaux et budgets annexes devraient faire l'objet d'une attention publique.

Enfin, le rapport s'intéresse à l'ambition initiale de la LOLF, qui visait à favoriser l'efficience de la dépense publique. C'est également l'ambition de la LOLFSS et des lois de financement, avec les programmes de qualité et d'efficience, qui sont riches, mais qui sont aussi – vous le savez – insuffisamment exploités. Trop souvent, cette recherche de l'efficience demeure quelque peu marginale par rapport à la préoccupation du maintien ou de l'augmentation des enveloppes budgétaires. Je suis persuadé, et c'est la conviction de la Cour, que les bouleversements que nous traversons nous imposent, plus que jamais, de nous concentrer sur la qualité et l'efficacité de la dépense publique.

À cet effet, nous proposons d'abord d'appliquer la démarche de performance à l'ensemble des moyens des politiques publiques, et non aux seuls crédits budgétaires. Nous suggérons ensuite de conforter la vision pluriannuelle du budget pour renforcer l'évaluation à moyen terme des politiques publiques, en accompagnant les lois de règlement d'un bilan de l'exécution sur trois ans. Enfin, nous proposons de clarifier et de renforcer la responsabilité des gestionnaires publics pour qu'ils disposent des leviers nécessaires à leur mission, notamment en réduisant les mises en réserve générales de crédits.

J'en arrive au terme de cette présentation. Si je devais résumer mon propos, je retiendrai deux principaux messages. D'abord, le contexte actuel de crise nous invite à définir une nouvelle stratégie de finances publiques, qui exigera nécessairement un cadre organique et une gouvernance rénovés. En effet, c'est à ce prix que notre pays pourra atteindre des objectifs difficiles de redressement des finances publiques, tout en préservant au mieux les politiques publiques auxquelles les Français sont attachés – la protection sociale, mais aussi la transition écologique, le vieillissement ou l'avenir de notre système hospitalier –, sans renoncer à de nouvelles ambitions. C'est bien cet arbitrage que la nouvelle gouvernance doit favoriser.

Par ailleurs, nous n'appelons pas au grand soir. Nous suggérons du pragmatisme. De la même manière que la crise de 2008 avait conduit, sous l'influence du cadre européen, à l'adoption – j'étais alors ministre en charge de cette question – de la loi organique de 2012, la crise actuelle doit nous aider à franchir une nouvelle étape dans la construction de notre cadre de gouvernance. Les politiques publiques de demain appellent à davantage de projection dans le temps long, à davantage de coordination et à davantage de transparence. Sans ces éléments, nous ne pourrons pas relever les défis que représentent, par exemple, le vieillissement de la population ou la réforme de notre système de santé.

Ce rapport ne suffira pas à lui seul à rétablir nos finances publiques, et ce n'est d'ailleurs pas son ambition. Néanmoins, je crois qu'il fournit plusieurs clés ou grilles de lecture de la situation actuelle, ainsi qu'un certain nombre de pistes concrètes pour rénover profondément notre gouvernance financière. C'est la raison pour laquelle je soulignais son importance pour nous et pour moi. J'y crois fortement. Nous espérons que ces pistes vous seront utiles, ainsi qu'au Gouvernement. Bien entendu, nous sommes disposés à travailler avec vous sur les suites à donner à ce rapport.

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