Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mardi 19 janvier 2021 à 17h15
Commission des affaires sociales

Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes :

Je tâcherai de répondre à un maximum de questions, en prenant une précaution que vous me pardonnerez, à savoir que je m'en tiendrai à ce qui est mentionné dans ce rapport de la Cour et dans les rapports de la Cour en général. Je n'ai pas vocation à participer au début du public ou à répondre à des questions d'actualité brûlantes, certes pertinentes, mais qui relèvent davantage du pouvoir exécutif, auquel vous vous adresserez. Je conserverai donc un certain nombre de précautions, tout en explicitant les positions de la Cour, notamment au sujet des travaux antérieurs, qui constituent un fonds solide pour notre institution.

Je commencerai par répondre aux questions du rapporteur général, avant de passer, si vous me le permettez aux questions – qui parfois se recoupent – des autres députés.

Concernant d'abord la « dette covid », la Cour a soutenu l'amortissement des déficits de la sécurité sociale par transferts à la CADES, et ce depuis sa création. Les dépenses de sécurité sociale s'analysent en effet comme des transferts dont la charge n'a pas à être reportée sur les générations suivantes. Il n'est d'ailleurs pas dans la vocation de l'ACOSS de porter un endettement à court terme. Le traitement de la dette de sécurité sociale liée à la crise sanitaire est cadré par les lois – organique et ordinaire – du 7 août 2020. Face à la hausse considérable des besoins de financement, 136 milliards d'euros sont transférés à la CADES, dont 31 milliards d'euros de déficits passés, 92 milliards d'euros de déficits estimés et 13 milliards d'euros pour des échéances d'emprunts à couvrir. Cette reprise de dette n'est permise que par le report de 2024 à 2033 du terme de la CADES, par des dispositions organiques. Dans ce contexte, la Cour estime nécessaire de fixer une trajectoire de retour à un équilibre durable de la sécurité sociale et appelle, dans son dernier rapport annuel sur la sécurité sociale, à l'adoption de mesures à même de ramener, à moyen terme, le régime général et le Fonds de solidarité vieillesse à l'équilibre, tout en préservant la reprise économique. J'aurai l'occasion d'y revenir.

De manière générale, l'évolution de la dette publique dans son entièreté, qu'elle soit ou non cantonnée, dépend d'abord de la trajectoire de solde de chacune des administrations publiques, dont celle de la sécurité sociale. L'un des enjeux majeurs d'une prochaine LPFP consistera justement à définir cette trajectoire, à la fois globalement et par sous-secteurs.

S'agissant du calendrier de l'appropriation des données par le Parlement, le rapporteur général a mentionné des difficultés bien réelles. La première difficulté est propre à la sécurité sociale et relève de la consultation des conseils d'administration des caisses nationales sur le PLFSS sous forme d'avis au Gouvernement, conduisant à une présentation du PLFSS en Conseil des ministres au moins une semaine après celle du PLF. Dans le rapport, nous proposons une présentation concomitante. En réalité, une loi simple – et non une loi organique – suffirait. La seconde difficulté porte sur la mise à disposition tardive des annexes au PLFSS. Cela ne concerne pas le cadrage microéconomique de la trajectoire financière, mais la très riche documentation associée au PLFSS n'est disponible que dans les semaines suivant l'adoption du PLFSS en Conseil des ministres. Toutefois, cette proposition ne résoudrait pas la question de l'articulation des trajectoires de recettes du PLF et du PLFSS. La Cour appelle donc aussi à un renforcement des débats sur les lois financières au printemps, pour la sécurité sociale comme pour l'État, à l'occasion du printemps de l'évaluation, qui est aussi un printemps de l'évaluation sociale. Nous proposons ainsi d'instituer une loi de règlement de la sécurité sociale, dont le projet serait présenté au printemps et non plus en première partie du PLFSS, en rétablissant une cohérence de calendrier.

Concernant le caractère redondant des amendements, je constate une légère divergence d'appréciation. Pour notre part, nous estimons qu'une approche trop segmentée – en silos – des recettes a aujourd'hui perdu sa signification. C'est la raison pour laquelle nous proposons la mise en place d'un débat préalable commun sur les recettes.

Pour ce qui est des dépenses fiscales et sociales, la Cour a constaté, en 2019, que le coût des niches sociales dépassait 90 milliards d'euros, tandis que celui des niches fiscales atteignait environ 80 milliards d'euros. Cela soulève un certain nombre de difficultés mises en avant dans de nombreux rapports et reprises par les rapports de la Cour : faiblesse de l'information du Parlement ; insuffisante évaluation de l'efficacité des dispositifs ; renforcement de la complexité du système socio-fiscal français. Ces niches sont peu encadrées, peu suivies, mal évaluées. Tout ceci demeure flou, ce qui complexifie l'évaluation de leur impact. Dès lors, la Cour a recommandé, pour les dépenses fiscales comme pour les dépenses sociales, une action reposant sur plusieurs piliers : clarification de la norme de référence pour l'identification des niches ; recensement et chiffrage exhaustifs des dispositifs dérogatoires ; évaluation systématique de l'efficacité de leur efficience ; renforcement des contrôles et de la maîtrise des risques. Le présent rapport n'est pas revenu sur ces recommandations issues de rapports antérieurs. Néanmoins, nous proposons une solution opérationnelle pour les niches fiscales, qui consiste à mettre sur le même plan les dépenses budgétaires et les dépenses fiscales, en les présentant conjointement dans le cadre de nouvelles missions budgétaires incluant l'ensemble des moyens concourant au financement d'une politique publique, de sorte que le Parlement puisse bénéficier d'une vision d'ensemble lors du vote des crédits budgétaires.

J'en arrive maintenant aux questions des orateurs. Je débuterai par quelques remarques préalables. La première porte sur les modifications constitutionnelles. Je ne voudrais pas entrer ici dans le détail de ce que nous pourrions entreprendre, sachant que nous mentionnons par exemple la possibilité d'une loi de programmation des collectivités locales. Pourquoi ce choix ? Contrairement à ce qui a pu être affirmé par certains orateurs, l'urgence d'une amélioration de la gouvernance des finances publiques est extrême. Nous ne pouvons pas attendre. Je ne prétends aucunement que changer la gouvernance des finances publiques suffirait à rétablir les comptes publics. À l'inverse, j'insiste sur le fait que le rétablissement des comptes publics deviendrait plus hasardeux et plus complexe sans modification de cette gouvernance. Pour le coup, le débat parlementaire est d'une totale obscurité. Le vrai sujet serait la supériorité des lois de programmation sur les lois financières annuelles. Un autre sujet serait la fusion entre loi de finances initiale et LFSS, que la Cour n'appelle toutefois pas de ses vœux. Je le précise ici pour dissiper toute ambiguïté.

Concernant la question de la règle d'or, qui a également été soulevée au Sénat, M. Perrut soulignait, à juste titre, que la pratique était plus compliquée que la théorie. Cette règle d'or est effectivement plus facile à instaurer lorsque l'on est proche de l'équilibre, ce qui est loin d'être le cas. L'alternative consiste alors à renforcer le rôle du HCFP, avec l'objectif de nourrir le débat démocratique. Je me souviens d'ailleurs que cet état d'esprit a justement présidé à la création du Haut Conseil en 2012, ayant moi-même été le ministre de l'économie et des finances porteur de ce projet de loi organique. Nous avions en effet constaté qu'il était difficile d'instaurer une règle d'or, et la suite nous a d'ailleurs montré que ce n'était pas nécessairement impertinent. Nous avions donc souhaité créer ce mécanisme. D'expérience, pour l'avoir créé et pour l'avoir expérimenté en tant que commissaire européen aux affaires économiques et financières et en tant que président du Haut Conseil, je puis dire que ses moyens étaient beaucoup trop limités. Grâce au Parlement, nous avons pu quelque peu améliorer le dispositif, mais je considère que cela reste insuffisant et que nous devrons nécessairement y revenir. À titre d'exemple, son mandat s'avère beaucoup trop étroit si nous souhaitons qu'il contribue utilement au débat.

Ma troisième remarque générale porte sur la situation des finances publiques. Lors d'une émission enregistrée vendredi soir, j'ai abordé un sujet figurant dans l'excellent et remarquable rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques que la Cour a publié au mois de juin, rapport que je vous invite d'ailleurs à relire, sachant qu'il émane également de la première chambre. Je ne vous apprends donc rien lorsque j'affirme que le rapport de 100 % entre la dette publique et le PIB est le ratio minimum que nous ciblons d'ici à 2030, ce qui est loin d'être facile à obtenir. De même, le retour à 3 % de déficit public prendra nécessairement du temps, du moins si cela advient. Certains bons experts des finances publiques estiment pareillement qu'une décennie sera nécessaire pour atteindre cet objectif. Pour ma part, je tablerais sur un horizon minimum de quatre ou cinq ans. Quoi qu'il en soit, nous devons vivre avec ce nouveau cadre de finances publiques.

Ceci me permet d'ailleurs de répondre au premier orateur. Aucun cadre idéologique d'austérité n'entoure les propositions de la Cour. Nous en sommes bien conscients. De même, nous ne proposons pas du tout de stopper les dépenses durant la crise. À plusieurs reprises, j'ai eu l'occasion d'affirmer qu'une situation exceptionnelle justifiait des dépenses exceptionnelles. Bien sûr, l'on peut privilégier tel ou tel moyen d'action, considérer que telle solution fut ou non correctement mise en œuvre. Je m'abstiendrai d'entrer dans le débat. Néanmoins, les travaux de la Cour contribueront à la réflexion, puisque notre rapport public annuel examinera un certain nombre de politiques publiques en réponse à la covid-19, tandis que nous produirons un rapport d'ensemble sur le sujet en 2022. Il s'agira bien entendu de travaux ex post, puisque je ne peux pas me prononcer aujourd'hui sur la vaccination, la recherche, etc. Je peux partager un sentiment, une impression ou des informations, mais ce n'est pas notre sujet.

En tout état de cause, la Cour ne remet pas en cause, bien au contraire, la légitimité de la dépense publique dans une situation comme celle que nous connaissons. Elle ne préconise aucunement, au lendemain de la crise, un retour au statu quo ante, qui ne serait guère réaliste. En revanche, elle propose de se concentrer sur de nouvelles approches, à commencer par la soutenabilité de la dette publique. Est-elle finançable ? Est-elle supportable pour les générations futures pour lesquelles nous travaillons ? Dans ce domaine, il convient de ne pas raconter d'histoires. Nous pouvons certes « faire rouler la dette », la réduire, en confier une partie à la banque centrale ou la mutualiser partiellement, mais la dette ne disparaîtra pas. La trajectoire doit donc être une trajectoire pertinente, sans ignorer le problème. Dans l'optique d'une gestion raisonnable, nous ne pouvons pas considérer que la signature de la France serait éternellement au pinacle et que les taux d'intérêt seraient éternellement négatifs.

Par ailleurs, nous devons nécessairement questionner la qualité de la dépense publique. À quoi sert l'argent public ? Sert-il ses bénéficiaires ? Quelles sont les politiques publiques qu'il privilégie ? Il me semble que ces questionnements correspondent à une gestion publique intelligente de l'argent du contribuable.

Dans ce contexte, je me permettrai d'exprimer un second point de désaccord. Je ne me prononcerai pas sur le rôle des institutions supranationales, ayant moi-même appartenu à l'une d'elles, l'une des plus prestigieuses et effectives, notamment dans ce domaine. La Commission européenne a tout de même montré sa capacité à gérer de manière flexible la crise des déficits et des dettes. Nous n'avons sanctionné personne lorsque j'étais commissaire européen. Ne prétendons donc pas que ce cadre agirait comme je ne sais quel marteau pilonnant systématiquement la souveraineté des peuples. Ce n'est pas la réalité.

Pour le reste, il s'agit d'éléments beaucoup plus modestes. Qu'apporte un cadre de gouvernance ? De la clarté, de la lisibilité, de la transparence, un meilleur pilotage, de la prévisibilité. Permettez-moi d'affirmer que tous ces éléments – je souhaite éviter les malentendus – sont utiles au Gouvernement, qui dispose d'un interlocuteur et d'un cadre, mais aussi au Parlement, qui dispose d'une meilleure information pour débattre de ces sujets et pour se ressaisir de ses fonctions de vote des lois et de contrôle de l'efficacité de la dépense publique. Ce que nous proposons aujourd'hui n'a pas vocation à vous encadrer ou à vous brider, mais à vous aider – j'en suis persuadé – à jouer ce rôle au service du citoyen.

Ces remarques préalables étant posées, je répondrai à quelques questions de manière plus précise.

Concernant la visibilité du débat et sa conciliation avec l'autonomie de la sécurité sociale, je tiens à souligner que les ordonnances de 1967 ne sont aucunement remises en cause par nos propositions. Elles sont d'autant moins remises en cause que la sécurité sociale est d'abord gérée par le solde, avec une trajectoire pluriannuelle de retour à l'équilibre. Cette articulation des projections pluriannuelles est possible. Nous le recommandons dans la préparation des LPFP, sachant que l'annexe B de la LFSS prévoit déjà une trajectoire pluriannuelle, comme vous le savez.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé sur la loi de résultat que nous proposons. L'objectif consisterait à organiser, enfin, une discussion sur l'évolution des dépenses, qui pourrait prendre deux formes, à savoir un bilan de l'année en dépenses et recettes ou une analyse des résultats en partant des programmes, en termes de qualité et d'efficience. C'est bien ce dont il est question. Nous souhaitons que le printemps social de l'évaluation soit l'occasion de réaliser des revues de dépenses – j'indiquais que la pratique était courante à l'étranger, et moins courante chez nous – sur les politiques sociales, comme nous l'appelons d'ailleurs de nos vœux pour l'État dans le cadre du printemps de l'évaluation qui en est le pendant.

S'agissant de la pluriannualité, notre rapport recommande que la pluriannualité s'applique à l'ensemble du champ des administrations publiques. Dès lors, la protection sociale verrait sa programmation pluriannuelle renforcée. De fait, nous recommandons qu'une sous-enveloppe de dépenses publiques spécifiques à la protection sociale soit définie dans la LPFP et suivie dans les articles liminaires des lois de finances et de financement.

L'on m'a également questionné sur les recommandations réitérées de la Cour. Certaines sont précisément mentionnées dans le rapport, mais beaucoup d'autres suggestions sont des recommandations réitérées. Je listerai d'ailleurs ces recommandations, avant d'élargir quelque peu mon propos. D'abord, je pense à l'extension de la LFSS à la retraite complémentaire obligatoire et à l'assurance chômage ; sur ce point, il me semble pouvoir affirmer qu'il existe un accord du Gouvernement. Je pense aussi à la loi de résultat, sujet sur lequel nous devrions également pouvoir obtenir un accord du Gouvernement. Pour ce qui est de la suppression de comptes spéciaux et budgets annexes, c'est envisageable pour le budget annexe Publications officielles et information administrative et cela nécessite une expertise pour le budget annexe Contrôle et exploitation aériens. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis très heureux d'avoir été auditionné par votre commission, par la commission des finances de l'Assemblée et par la commission des finances du Sénat. J'y reviendrai même autant que nécessaire, sachant que la crise que nous traversons constitue une nécessité et une opportunité pour engager un certain nombre d'avancées qui n'ont pu être concrétisées jusqu'ici, et pour lesquelles notre rapport – j'en suis persuadé – offre un cadre de cohérence absolument inédit ou incomparable par rapport à d'autres. Je souhaite donc vraiment que ce rapport, qui ne traduit pas le choix de je ne sais quel grand soir, mais un très grand pragmatisme, puisse effectivement voir le jour.

Par ailleurs, il ne fait aucun doute que le millefeuille administratif – comme vous l'évoquez – contribue, en temps de crise, au manque de réactivité de nos administrations de tout niveau. En temps normal, la multiplicité des niveaux de responsabilité contribue aussi à rendre nos politiques publiques difficilement lisibles. C'est notamment la raison pour laquelle cet objectif de lisibilité figure au centre de nos propositions.

S'agissant des structures administratives, une revue de dépenses bien conduite devrait permettre d'améliorer la situation. Pour ce qui est du nombre d'administrations publiques, je note que notre situation est très différente de celle des autres pays. Je me suis retenu de toute évolution constitutionnelle, mais il est probable qu'une telle modification serait aussi bienvenue. Cela dit, je suis bien au-delà du rôle que je peux exercer aujourd'hui.

Concernant la nouvelle mission Relations avec les collectivités territoriales et la fiscalité locale, nous ne proposons pas une loi de financement des collectivités locales. Nous suggérons plutôt de regrouper l'ensemble des sujets relatifs au financement des collectivités territoriales au sein d'une nouvelle mission budgétaire Relations avec les collectivités territoriales, qui serait composée de programmes correspondant aux différents types de moyens dont elles bénéficient, dont l'examen deviendrait le cadre de discussions des finances locales devant le Parlement. Parmi ces différents types de moyens, nous pourrions penser, outre les crédits budgétaires, aux prélèvements sur recettes et aux remboursements et dégrèvements d'impôts locaux. Nous n'avons pas proposé d'y intégrer la fiscalité propre des collectivités territoriales, dans la mesure où celle-ci constitue justement l'une de leurs ressources en propre.

Enfin, il me paraîtrait tout à fait raisonnable d'examiner une éventuelle loi de protection sociale obligatoire élargie aux régimes de retraite complémentaire obligatoires et à l'assurance chômage dans le délai de cinquante jours prévu par la Constitution. Reste à questionner la qualité du travail et le pouvoir des parlementaires, sujets sur lesquels je m'abstiendrai de me prononcer. Sachez que nous sommes l'un des pays passant le plus de temps sur l'examen de ces lois de finances, qu'il s'agisse de la LFI ou de la LFSS. De fait, si nous élargissons les LFSS aux sujets précités, le délai de cinquante jours me paraît tout à fait raisonnable. C'est une question d'organisation du travail parlementaire. En soi, notre proposition n'appelle aucun débordement, sachant qu'un plus long délai ne serait pas raisonnable.

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