Intervention de Claire Hédon

Réunion du mercredi 27 janvier 2021 à 9h30
Commission des affaires sociales

Claire Hédon, Défenseure des droits :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, nous partageons un grand nombre de centres d'intérêt, qu'il s'agisse de l'accès aux droits sociaux, du fonctionnement des services publics, des droits des enfants et des discriminations, sujet majeur de cette audition.

Vos travaux vous conduisent à vous intéresser à des problématiques sur lesquelles le Défenseur des droits est apte, en effet, à vous apporter des éléments d'éclairage, notamment grâce aux réclamations dont il est saisi. Dans ce cadre, je me permets de vous rappeler que l'autorité indépendante que je représente est réellement à votre disposition pour vous transmettre des avis ou des observations. À l'instar de mon prédécesseur, je suis absolument convaincue de notre intérêt commun à entretenir des échanges nourris et réguliers.

Vous avez souhaité que cette audition porte sur le thème de la lutte contre les discriminations à l'emploi et le respect de l'égalité des chances. Cette sollicitation me permet de vous apporter de la visibilité sur un sujet auquel elle fait défaut et qui entre dans les priorités définies pour le mandat que j'ai accepté d'assumer pendant six ans. Le Défenseur des droits travaille depuis de nombreuses années sur ces questions, en collaboration notamment avec l'Organisation internationale du travail (OIT).

En 2020, nous avons reçu près de 5 200 saisines en matière de discrimination. Elles relèvent prioritairement de discriminations dans le domaine de l'emploi. 25 % des réclamations concernent l'emploi privé et 20 % l'emploi public. Pour autant, le nombre de 5 200 saisines relatives à la discrimination ne me paraît ni « suffisant » ni révélateur de la réalité des discriminations dans notre pays.

Parallèlement à ces saisines, nous réalisons et suivons chaque année, avec l'OIT, un baromètre relatif à la perception des discriminations qui permet de constater que l'ampleur du problème dépasse largement le nombre des réclamations que nous recevons. La treizième édition de ce baromètre, publiée au mois de décembre 2020, rappelle l'actualité et la persistance de ce phénomène dans le monde du travail. En 2020, 23 % des personnes actives déclaraient avoir déjà été victimes de discrimination ou de harcèlement discriminatoire dans l'emploi. Les critères les plus récurrents s'avèrent être l'apparence (40 % des mentions), le sexe (40 %) et l'état de santé (30 %). Le total dépasse les 100 % parce que certaines personnes invoquent plusieurs critères et l'un des problèmes que nous constatons réside en effet dans l'accumulation des discriminations.

Ce baromètre révélait également le continuum de la discrimination qui commence souvent par des phrases sexistes, racistes, censées être « drôles », mais qui ne le sont absolument pas, et qui enchaînent souvent différentes discriminations. En outre, cette enquête révélait que seulement 0,01 % des victimes de discrimination n'avaient jamais subi de propos discriminatoires, sexistes ou racistes auparavant, ce qui confirme le continuum.

Par ailleurs, le baromètre mettait en évidence l'impact des discriminations sur la santé physique, psychique des victimes et sur leurs liens familiaux.

Au-delà des volumes des réclamations, l'analyse des problématiques dominantes, des contextes et des critères des discriminations invoquées apporte des précisions importantes. Selon le cadre de l'emploi, qu'il soit public ou privé, les motifs de saisine diffèrent sensiblement, reflétant d'ailleurs la spécificité des contextes, des orientations professionnelles et des modalités de recrutement.

S'agissant de l'emploi public, les saisines concernent en majorité des situations de harcèlement, des difficultés liées au retour de congés maladie ou à l'aménagement d'un poste de travail. Les premiers critères de discrimination dans l'emploi public relèvent du handicap pour un quart des saisines, de l'état de santé pour un cinquième des saisines, de l'origine dans 13 % des cas et de la discrimination syndicale dans 11 % des saisines.

S'agissant de l'emploi privé, les saisines concernent majoritairement l'embauche ou l'évolution de carrière. Les premiers critères invoqués relèvent de l'origine pour 18 % des saisines, du handicap pour 14 %, de l'état de santé pour 13 % et de la discrimination syndicale pour 8 %.

Il convient d'apporter quelques précisions quant aux causes et conséquences qui s'attachent aux saisines que nous recevons. En matière d'aménagement du poste de travail des personnes handicapées, ainsi qu'en matière d'identité de genres, les saisines révèlent une méconnaissance des obligations légales de l'employeur. De même, concernant le harcèlement, nous constatons que l'employeur ignore la signification concrète de son obligation de protection à l'égard de son employé. Il apparaît que de nombreux employeurs ne mesurent pas l'ampleur de leur obligation d'intervenir pour protéger un employé qui dénonce ou qui est victime de harcèlement.

Afin d'illustrer les conséquences potentiellement induites par les discriminations dans l'emploi sur les personnes qui les subissent, je vous soumets l'exemple des agents contractuels dans le secteur public. Dans ce cadre, les réclamations que nous traitons mettent en évidence les conséquences très lourdes du non-renouvellement des contrats à durée déterminée (CDD), généralement signés pour six mois, sur les carrières des femmes, notamment l'absence de traitement pour la période précédant le congé maternité, la rupture dans leur parcours, qui aboutit à faire obstacle à l'accumulation d'années d'ancienneté, et les six ans nécessaires pour transformer le CDD en contrat à durée indéterminée (CDI).

Au printemps dernier, le Défenseur des droits a publié un rapport qui dresse le bilan de quinze années de lutte contre les discriminations fondées sur l'origine. Nous constatons prioritairement qu'alors que l'ampleur des discriminations raciales est bien établie, les pouvoirs publics peinent à s'emparer efficacement du sujet. D'une part, la dénonciation des discriminations paraît trop souvent devoir reposer sur la mobilisation des victimes devant les tribunaux. Si elle est nécessaire, cette mobilisation ne peut pas constituer l'unique modalité de lutte contre les discriminations. D'autre part, les politiques publiques en la matière tendent à se limiter à une approche par la politique de la ville alors qu'il serait nécessaire, pour répondre à ces enjeux, de mettre en œuvre une politique publique ambitieuse de lutte contre l'ensemble des discriminations, notamment celles qui sont liées à l'origine.

Bien que le récent baromètre révèle une forte conscience de la population, puisque 46 % des sondés estiment que des personnes sont souvent ou très souvent discriminées en raison de leur origine, il est vraiment essentiel de mettre en lumière encore davantage ce phénomène.

Afin que les discriminations soient mieux mesurées et identifiées, je préconise notamment de définir des indicateurs de mesure des discriminations liées à l'origine au sein des organisations, à l'instar de ce qui se pratique en matière d'égalité femmes-hommes, indicateurs d'ailleurs construits sur le modèle de ceux que la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques a publiés. Ces indicateurs devraient être intégrés par les entreprises dans leur rapport de gestion et dans le cadre de leur politique de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Je suggère également de constituer une mission d'évaluation et de réflexion relative à ces enjeux et de mettre en place un observatoire national des discriminations qui permettrait de quantifier les discriminations. Une mission conjointe de valorisation des données de la statistique publique pourrait être confiée au Défenseur des droits afin de documenter la prévalence des discriminations en France.

Enfin, nous avons adressé des recommandations aux pouvoirs publics, notamment pour ce qui concerne les personnes en situation de handicap. Depuis la publication d'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, le 26 mars 2015, les personnes travaillant dans les établissements et services d'aide par le travail (ESAT), et donc non salariées, sont considérées comme des travailleurs et ainsi protégées contre toutes les formes de discrimination. Afin d'en tirer les conséquences au regard des réclamations dont il était saisi, le Défenseur des droits a formulé dans une décision-cadre, en septembre 2019, plusieurs recommandations relatives à la situation de ces travailleurs, notamment la définition de critères objectifs de fixation de la rémunération, la mise en œuvre de la mission de contrôle des ESAT dévolue aux agences régionales de santé, l'accès effectif à la médecine du travail.

Dans le cadre du plan France Relance, une aide a été accordée aux employeurs qui recrutent des personnes bénéficiant de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Cependant, seuls les titulaires de cette RQTH sont éligibles, et non pas l'ensemble des publics bénéficiaires de l'obligation d'emploi, à savoir les victimes d'accidents du travail, les titulaires d'une pension d'invalidité et les titulaires de l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Je recommande donc, dans la lignée du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), que l'éligibilité de cette aide soit étendue à l'ensemble des publics et non pas uniquement à ceux qui bénéficient de la reconnaissance de travailleur handicapé.

S'agissant de l'action de groupe, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle a introduit un dispositif de recours collectif. Cependant, de nombreuses incertitudes complexifient son déploiement. D'abord, les prérogatives des syndicats en matière d'emploi ne s'étendent pas à l'embauche. Ensuite, l'action de groupe est autorisée pour une association en place depuis cinq ans, mais un délai de six mois de négociations préalables au lancement d'une action de groupe est imposé à une association de victimes nouvellement créée. Par ailleurs, la finalité est limitée à la suppression de la discrimination et les réparations en sont exclues. En outre, il n'existe aucun cadre procédural précis et le coût est très élevé. Enfin, la règle d'application de la loi est accessible uniquement pour les faits ou manquements générateurs survenus postérieurement à sa date d'adoption, ce que montre notamment l'affaire Safran.

Dans le domaine des contrats d'apprentissage, les enjeux de lutte contre les discriminations sont également immenses. En effet, le secteur de l'apprentissage, lieu d'accès au marché du travail pour de nombreux jeunes, reste très peu familier des interdits liés au respect du principe de non-discrimination. Cette méconnaissance concerne aussi bien les critères de sélection que les décisions prises et les comportements des encadrants. Ainsi, récemment, à l'issue de l'instruction réalisée par mes services, j'ai considéré que la rupture de la période d'essai du contrat d'apprentissage d'une jeune fille ayant été partiellement en arrêt maladie constituait une discrimination dans l'emploi et une atteinte discriminatoire au droit à l'éducation en raison de l'état de santé. À cette occasion, nous avons également pu acter les commentaires racistes ou homophobes et les difficultés de recrutement auxquels étaient confrontés certains jeunes.

Dans le domaine de l'accès à l'emploi, le Défenseur des droits constate également des discriminations à l'égard de mineurs non accompagnés (MNA) ou d'anciens MNA. Alors qu'ils choisissent généralement une formation dans les filières en tension de sorte à trouver un travail et à obtenir un titre de séjour, les MNA rencontrent souvent des difficultés pour poursuivre leur formation lorsqu'ils atteignent leur majorité. Dans les dossiers que nous instruisons, nous constatons fréquemment des refus opposés à la demande d'autorisation de travail auprès de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi, pourtant de plein droit pour le MNA pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE). Nous observons également que ces jeunes rencontrent des difficultés pour obtenir une autorisation de travail, faute de titre de séjour, alors que les jeunes devenus majeurs, anciennement ou encore pris en charge par l'ASE, disposent d'un an suivant leur dix-huitième anniversaire pour déposer leur demande. Enfin, des protocoles départementaux conditionnent l'accompagnement des anciens MNA à des critères qui ne sont pas conformes au code de l'action sociale et des familles. L'ensemble de ces situations nous renvoie à la situation vécue par l'apprenti boulanger de Besançon.

Pour terminer, les effets de seuil liés à l'accès aux congés de maternité privent de nombreuses travailleuses précaires de l'accès aux prestations d'assurance maladie et de maternité. Afin de remédier à cette situation, le Défenseur des droits a recommandé, dans de nombreuses décisions individuelles et avis, d'une part, d'abaisser le seuil des montants des cotisations exigées de sorte à en autoriser l'accès aux personnes ayant travaillé l'une des périodes de référence et rémunérées au SMIC et d'autre part, de prévoir des règles propres pour l'ensemble des professions discontinues dans lesquelles les personnes sont rémunérées au forfait.

L'ensemble des alertes que je formule montre que le chemin est encore long pour parvenir à une société sans discrimination. Pour autant, ce constat ne doit pas nous décourager d'agir, au contraire. En effet, le contexte actuel risque d'aggraver ces discriminations parce que les personnes victimes de discrimination, notamment liées à l'origine, sont souvent surexposées aux conséquences de la crise sanitaire. Votre vigilance sur ce sujet sera importante ; la mienne également.

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