Intervention de Alice Casagrande

Réunion du mardi 30 mars 2021 à 17h15
Commission des affaires sociales

Alice Casagrande, présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance :

J'ai investi ce sujet de la lutte contre la maltraitance depuis une vingtaine d'années et j'ai eu la chance, petit à petit, de construire une expérience qui me vaut d'être aujourd'hui présente dans un certain nombre d'espaces dont la commission dont je vous parlerai aujourd'hui. Je suis également membre de la commission indépendante d'investigation des abus sexuels dans l'Église. J'ai été membre de la mission de Dominique Libault : je présidais l'atelier des métiers du grand âge. J'ai ensuite fait partie de la mission de Myriam El Khomri sur les métiers du grand âge. Enfin, je suis également présidente du comité d'éthique du groupe hospitalier Kremlin-Bicêtre de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris. J'ai donc différents pieds dans différents mondes ce qui vous permettra peut-être de mieux comprendre la transversalité de nos travaux, à laquelle je suis extrêmement attachée.

La commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bienveillance s'enracine dans la loi d'adaptation de la société au vieillissement, qui avait prévu qu'un espace soit consacré au sujet de la bientraitance et de la maltraitance, avec un double rattachement aux deux instances très différentes que sont le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) – une instance d'expertise qui produit un certain nombre de rapports et de conseils – et le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) qui produit des avis. Ces deux instances étant nos instances de rattachement, c'est à elles que nous devons rendre des comptes lorsque nous finalisons des travaux.

Puisque nous sommes placés sous l'égide du HCFEA et du CNCPH, nous sommes en prise avec toutes les vulnérabilités, tous les âges, avec la famille, avec les mineurs et avec les majeurs en situation de vulnérabilité.

La commission s'est installée en 2018 sous la présidence de Denis Piveteau ; j'en suis alors vice-présidente. Nous posons dans la note d'orientation remise à Sophie Cluzel et Agnès Buzyn en janvier 2019 un ensemble de constats et de propositions dans une perspective à 360°. La présidence m'est confiée au départ de Denis Piveteau en septembre 2019. En 2019 et 2020, nous avons élaboré un vocabulaire de référence par une démarche nationale de consensus dont je parlerai ultérieurement. Nous prévoyons pour l'avenir une recherche-action en réponse aux alertes, informations préoccupantes et signalements pour produire des données probantes. Il s'agit de faire des propositions pour une politique publique de coordination des récepteurs d'alertes dans les territoires.

Pourquoi avons-nous consacré notre temps depuis septembre 2019 à un vocabulaire partagé ? Cela faisait l'objet d'un constat très fort dans notre note d'orientation : nous ne savons pas de quoi nous parlons. Il existe autant de définitions que d'acteurs. Les différents textes de référence sur le handicap, sur l'âge ou sur les mineurs n'utilisent pas le même vocabulaire, pas le même cadre juridique. Un éducateur spécialisé dans la protection judiciaire de la jeunesse, un magistrat, un médecin coordonnateur d'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou un citoyen n'utilisent pas les mêmes termes. Nous avons affaire à des situations très complexes et très diverses. Nous pouvons parler d'un délit pénal ou de quelque chose qui serre le cœur mais ne relève pas d'un magistrat. Les références professionnelles sont hétérogènes. Entre l'agence régionale de santé (ARS) de Bourgogne-Franche-Comté et le département du Lot, les outils sont dissemblables.

Nous manquons de connaissances approfondies du sujet faute d'un vocabulaire commun. Lorsque nous répondons aux journalistes, nous n'avons pas de données probantes. Nous n'évaluons pas la politique publique et cela induit une difficulté supplémentaire pour construire les coordinations nécessaires au traitement efficace des alertes, des informations préoccupantes et des signalements. Bref, nous n'avançons pas et, à chaque fois que nous arrivons dans un nouvel espace, nous commençons par passer du temps à dire : « Oui mais qu'appelez-vous maltraitance ? Je n'ai pas forcément la même définition. »

Les enjeux sont donc de définir de manière accessible à tous – grand public et professionnels – mais pas de définir en termes scientifiques abstraits. Il s'agit de définir pour mieux faire reculer le seuil de résignation et de silence, de définir pour que nous ayons un socle commun permettant de mieux passer à l'action.

Le deuxième parti pris très fort et très original est celui d'un vocabulaire transversal commun aux différents publics. Avons-nous vraiment besoin de distinguer ce qui affecte un mineur de 17 ans et ce qui affecte une personne âgée ? Nous avons travaillé sur cette question pendant près d'un an et demi. Nous avions besoin d'une classification à la fois descriptive pour identifier et opérationnelle pour classer et traiter. Nous avions besoin d'un vocabulaire transversal qui respecte les réalités, les cultures professionnelles, les outils, les dispositifs. Un tout petit de trois mois n'est pas un malade d'Alzheimer de 75 ans et nous ne pouvons pas les assimiler. Sous prétexte d'avoir une politique homogène, nous ne pouvons pas aplatir les réalités ; il faut les respecter.

Nous avions enfin besoin d'un vocabulaire partagé mobilisable dans tous les contextes : la famille mais aussi les hôpitaux, le domicile, les établissements d'accompagnement, les écoles, les fédérations sportives, les paroisses. Vous comprenez, je pense, quelle est la variété dont je veux parler.

Comment nous y sommes-nous pris ? Nous avons réussi à continuer nos travaux pendant la crise qui, pour nous, a été autant un problème opérationnel qu'une source de créativité. Nous avons dû réinventer la méthode de la Haute Autorité de santé (HAS) que certains d'entre vous connaissent peut-être : un groupe de pilotage propose, un groupe de cotation classe et trie et le processus se termine par une relecture scientifique. Nous avons adapté cette méthode à notre matière protéiforme et au fait que nous voulions associer des parties prenantes inhabituelles.

Nous voulions en effet associer les personnes concernées – personnes en situation de handicap, aidants, personnes âgées, familles, mineurs et anciens mineurs placés – mais aussi des syndicats de salariés puisque nous voulions débattre de la maltraitance institutionnelle, les ordres professionnels de médecins, psychologues, notaires, pharmaciens et nous voulions aussi associer les professionnels de terrain, qu'ils soient en exercice auprès des personnes elles-mêmes, qu'il s'agisse de professionnels des départements – ARS –, de bénévoles d'Allo Maltraitance (ALMA) ou de professionnels du 119.

Nous avons donc élargi ce que proposait la HAS avec un groupe de pilotage plus grand que d'habitude, un groupe de cotation également plus grand que d'habitude et un débat élargi. Toutefois, un débat élargi en plein covid était impossible et nous ne pouvions pas, comme nous l'avions rêvé, faire écouter par tous des experts en salle Laroque du ministère de la santé.

Nous avons donc décidé de construire cette démarche de manière progressive, dans un premier temps en mettant en ligne sur le site du ministère de la santé cinq interviews d'experts de la protection de l'enfance, de la lutte contre la maltraitance des aînés, de la lutte contre la maltraitance des personnes handicapées, de la justice et du langage. Nous avons ensuite organisé cinq webconférences sur des thèmes d'actualité : Peut-on parler de maltraitance des professionnels ? Qu'en pensent les personnes directement concernées ? Qu'est-ce qui relève de la justice ou non ?

Finalement, le fait que nous ne puissions pas réunir tout le monde au ministère de la santé, qui devait être un obstacle, nous a permis de construire une maturation des acteurs dans le temps de sorte que, alors que les deux premières cotations avaient été pour nous une catastrophe de dissensus, la dernière a mené au consensus au terme de près d'un an de travail. Je vous propose donc le résultat d'un consensus entre toutes les parties prenantes.

C'est une définition qui porte à la fois sur les mineurs et les majeurs, sur les personnes handicapées et sur les personnes âgées, qui retient en réalité une autre circonscription : la notion de situation de vulnérabilité. Je vous lis cette définition : « Il y a maltraitance d'une personne en situation de vulnérabilité lorsqu'un geste, une parole, une action ou un défaut d'action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux et/ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d'accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Violence et négligence peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations. »

Pour chaque mot qui pourrait être mal compris, nous avons conçu un lexique qui explicite chacun des termes. Je voudrais faire un focus sur un terme très compliqué, celui de « maltraitance institutionnelle ». Sa définition est très originale : « Lorsque des situations de maltraitance résultent, au moins en partie, de pratiques managériales, de l'organisation et/ou du mode de gestion d'une institution, d'un organisme gestionnaire, voire de restrictions ou dysfonctionnements au niveau des autorités de tutelle sur un territoire, on parle de maltraitance institutionnelle. »

Je ne déclinerai pas la suite de cette définition mais vous voyez que la maltraitance institutionnelle peut concerner un établissement mais aussi un groupe d'établissements et potentiellement toute l'aide sociale à l'enfance d'un département ou tout un dysfonctionnement au niveau d'une ARS. Les territoires et les régulateurs sont eux-mêmes potentiellement concernés.

Nous avons essayé de produire un vocabulaire qui permette aux acteurs de réagir mieux, plus facilement, avec une typologie et une grille de lecture. Cette typologie comporte des grands classiques et des nouveautés.

Quelles sont les nouveautés ? D'abord la transversalité qui est une première internationale. Nous sommes d'ailleurs en lien avec des chercheurs internationaux qui s'intéressent à nos travaux. La chance de cette transversalité est que, pour les majeurs, nous bénéficions ainsi de notions qui sont souvent utilisées pour les mineurs : les notions de besoins fondamentaux, de développement ou d'exposition à un environnement violent qui reprend ce que nous savons, dans les recherches sur l'enfance, de ce que provoque pour un bébé ou un tout-petit l'exposition à la violence dite « du couple ». Nous avons aussi la chance de faire bénéficier les mineurs de concepts dont la maturité est plus large sur le champ des majeurs, en l'occurrence cette question de la maltraitance institutionnelle car l'aide sociale à l'enfance, en France, se focalise beaucoup sur la famille. Le fait-elle suffisamment, ne faut-il pas réinventer certaines choses ? Je ne reviens pas sur l'actualité mais il se trouve que, dans la lutte contre la maltraitance faite aux enfants, toutes les institutions – écoles, paroisses, fédérations sportives ou le monde de la culture – n'ont pas été suffisamment étudiées. La transversalité aide à le faire.

La définition de la maltraitance institutionnelle est une nouveauté internationale. Aucun des textes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de l'Organisation des Nations unies (ONU) ou du Conseil de l'Europe n'ignore cette dimension mais aucun ne la met aussi haut que nous le faisons.

Une autre nouveauté est la préférence donnée à la situation de vulnérabilité. Le code pénal parle de personnes vulnérables mais nous savons bien que nous pouvons être malades, que nous pouvons traverser des périodes de vulnérabilité sociale, économique ou de difficulté et la situation de vulnérabilité, évolutive, nous paraît plus adéquate.

Une inscription est envisagée dans le code de l'action sociale et des familles ainsi que dans le code de la santé publique. Nous avons échangé avec l'ensemble des cabinets signataires de ma lettre de mission. Une inscription est envisagée également dans le nouveau référentiel d'évaluation des établissements sociaux et médicosociaux. La définition est déjà intégrée dans la nouvelle certification des établissements de santé.

Nous prévoyons des rencontres à distance ou physiques avec les partenaires nationaux et les acteurs territoriaux. Nous prévoyons aussi de la pédagogie, de la pédagogie et encore de la pédagogie avec des présentations, des visioconférences, des séminaires, des ateliers, des conférences ainsi qu'une évaluation dans les trois ans du vocabulaire afin de l'améliorer à l'aide des retours de terrain.

Nous mettons en place une recherche-action à partir d'études de situation, avec les volontaires de tous les territoires, pour améliorer les circuits de réponse aux alertes et aux signalements. Seront associés les parquets, les ARS, les départements, les antennes ALMA, les associations de victimes... donc l'ensemble des acteurs y compris ceux qui appartiennent aux comités locaux d'aide aux victimes et sont déjà engagés dans ces actions. Nous souhaitons lancer cette recherche-action à l'automne avec l'aide des chercheurs réunis. L'installation du groupe de pilotage est déjà faite et la demande de financement à la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) sera déposée le 14 juin prochain par le groupe de pilotage.

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