Ce rapport est articulé autour de deux idées. La première est celle de l'imbrication étroite entre l'assurance maladie obligatoire et l'assurance maladie complémentaire, qui s'est construite au cours du temps et qui a conduit à un décret de mutualisation des dépenses d'assurance maladie extrêmement élevé – le plus élevé de l'ensemble des pays industrialisés. La seconde idée est de montrer que ce résultat a été atteint au prix de dépenses très élevées, d'une part, et de certaines inéquités dans l'accès et la nature des droits accordés, d'autre part.
Nous avons essayé de reconstituer le mécanisme qui a conduit à accorder autant de place aux complémentaires santé dans notre système. Très peu de pays européens leur accordent une telle place. La question était de savoir comment limiter les restes à charge après l'assurance maladie complémentaire, qui sont intervenus après que des mesures de régulation budgétaire ont été mises en place dans les années 1980 et 1990.
La France n'a pas choisi, comme plusieurs de ses voisins, notamment l'Allemagne, de mettre en place un système de plafonnement annuel des dépenses de santé des ménages, dit « bouclier sanitaire ». Nous avons plutôt mis en place des dispositifs sectoriels d'exonération des frais de santé : par exemple, les tickets modérateurs en ville et à l'hôpital ou le forfait journalier hospitalier. Tous ces dispositifs ont été concentrés sur les patients souffrant d'affections de longue durée (ALD).
Ces dispositifs d'exonération ont un net impact : en moyenne, le reste à charge après intervention de l'assurance maladie obligatoire est de 620 euros, un niveau assez faible, et plus faible d'ailleurs que celui de nos voisins européens, mais cette moyenne masque de très importantes disparités. Pour 1 % des patients, ce reste à charge dépasse 3 700 euros par an, y compris pour les patients en ALD, notamment à l'hôpital. Les restes à charge importants concernent l'hôpital, les dépassements d'honoraires des professionnels libéraux, l'optique, le dentaire, les audioprothèses et, enfin, certains médicaments.
Le législateur a privilégié le développement des assurances complémentaires. Celles‑ci interviennent en complément de l'assurance maladie obligatoire dans tous les domaines, y compris en matière d'hospitalisation. Le système français se caractérise ainsi par une intervention concurrente des deux assurances maladie, de base et complémentaire, sur les mêmes risques, par opposition à d'autres pays.
Pour que ces assurances maladies se développent, de nombreuses mesures incitatives ont été mises en place : des déductions fiscales pour les travailleurs indépendants, des détaxations pour les agriculteurs, voire des mesures obligatoires pour les salariés du privé après l'accord national interprofessionnel de 2013 puis l'entrée en vigueur de la loi qui a suivi en 2016. Le Gouvernement a annoncé que cette obligation serait étendue aux fonctionnaires des fonctions publiques nationale et territoriale entre 2024 et 2026. Toutes ces mesures, auxquelles s'ajoute la complémentaire santé solidaire, aboutissent à ce que 96 % de la population soit couverte par une complémentaire santé – cela représente un taux tout à fait élevé.
Ce développement des complémentaires santé a évidemment des effets favorables sur la couverture des risques, mais aussi certains effets pervers. Puisque la personne qui demande les soins n'est pas celle qui les paye, il peut exister des risques d'inflation de certaines prestations et biens, ou des dépenses dont les fondements sont plus esthétiques que médicaux par exemple.
Pour contrer ces effets pervers et limiter les dépenses à la charge du système, les complémentaires santé ont progressivement fait l'objet d'un encadrement de plus en plus strict.
Les contrats responsables, qui prévoient un plafonnement des remboursements dans deux domaines, les dépassements d'honoraires des professionnels libéraux et l'optique, sont la première étape de cet encadrement. Les résultats de ces contrats sont assez mitigés. En ce qui concerne l'optique, les quantités de lunettes remboursées ont certes baissé, mais leur prix moyen a augmenté. Par conséquent, l'effet global est assez faible.
La seconde étape de cet encadrement est la réforme du 100 % santé. L'objectif de cette réforme est de constituer un panier de biens et de prestations à des prix caractéristiques prédéterminés dans chacun des trois domaines de l'optique, du dentaire et de l'audioprothèse. Ces paniers font l'objet d'une prise en charge intégrale par l'assurance maladie. Nous avons tenté de dresser un premier bilan de l'application de cette réforme ; ce bilan devra toutefois sûrement être complété dans deux ou trois ans, car il intervient très peu de temps après le lancement de la réforme, dont le déploiement a été sérieusement handicapé par la crise sanitaire. Néanmoins, nous avons mis en évidence plusieurs décalages entre les premières réalisations et les projections initiales de la réforme. Ces décalages laissent penser qu'il existera peut-être des risques financiers dans cette réforme. Dans le domaine dentaire par exemple, l'absence d'obligation faite aux professionnels de pratiquer les actes du panier à 100 % en a réduit la portée. Dans le domaine de l'optique, il n'existe pas d'obligation de promotion des actes pris en charge par le panier 100 % santé – cela a également un impact. Nous constatons donc un démarrage positif mais avec certains risques. Nous n'avons pas eu l'ambition de revoir l'ensemble du système car nous n'avons pas assez de recul sur cette réforme, mais il semble qu'une partie des difficultés est liée à une faible communication auprès du grand public et à une information insuffisante des usagers sur les remboursements proposés par les complémentaires santé sur l'ensemble des paniers. Il y aurait certainement matière à améliorer les choses sur ces points et nous avons fait des recommandations en ce sens.
Le pendant de l'encouragement des complémentaires santé est, pour les personnes aux revenus les plus modestes qui n'ont pas les moyens de payer les cotisations des complémentaires santé, la mise en place d'un dispositif public et gratuit de couverture complémentaire. Sur la durée, la mise en place de ce système a connu de très nombreuses réformes : existait d'abord la couverture maladie universelle (CMU) puis la CMU-C, puis l'ACS, qui a été réformée, puis supprimée et remplacée par une nouvelle extension de la CMU-C à des plafonds supérieurs, désormais appelée la complémentaire santé solidaire (CSS). Ces mouvements montrent que les plafonds d'éligibilité n'ont cessé d'être augmentés. Aujourd'hui, 7 300 000 personnes sont couvertes par ce dispositif, ce qui représente 11 % de la population totale. Il s'agit donc de chiffres tout à fait considérables.
En prenant en compte le cumul de l'ensemble du système complémentaire, à savoir les assurances privées complémentaires et la CSS, le système français permet d'assurer un reste à charge des ménages le plus faible en moyenne des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Seulement 6,9 % de la consommation de biens et de soins médicaux est à la charge des ménages en 2017.
Ce bon résultat est acquis au prix d'un coût élevé et de certaines inéquités pour certaines catégories de la population. Le coût peut être analysé selon deux composantes. La première est constituée par les dépenses consacrées à l'encouragement à la couverture de la population par une complémentaire privée. Ce coût s'élève à 10 milliards d'euros – il est analysé en détail dans le rapport. Il faut y ajouter le coût de la CSS : il atteint 2,6 milliards d'euros en 2019. À terme, avec la transformation de l'ACS en CSS et la hausse du nombre des bénéficiaires de la CSS, nous avons estimé que l'on devrait aboutir à un coût atteignant entre 3,7 et 4,9 milliards d'euros au total. Ce coût s'approche de trois quarts de point de produit intérieur brut ; il est donc important. Ces dépenses ont été financées en partie par une taxe de solidarité additionnelle (TSA). Cette taxe ne finance pas seulement la CSS : une partie des recettes est attribuée à la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM).
Parmi ces coûts, l'on relève une part importante de coûts de gestion de l'assurance complémentaire. Malgré la concentration progressive du secteur, il existe de nombreux acteurs. Les coûts de gestion de l'assurance complémentaire dépassent maintenant ceux de l'assurance maladie obligatoire, malgré des dépenses remboursées six fois inférieures. Cela tient au fait que les deux systèmes d'assurance interviennent concurremment sur les mêmes risques : les coûts administratifs interviennent deux fois pour les mêmes dépenses de remboursement final pour le patient. Ce système est très différent du système en vigueur en Allemagne, où l'assurance obligatoire de base est concentrée sur un certain nombre de dépenses et l'assurance complémentaire est concentrée sur d'autres dépenses. Ainsi, il n'y a pas d'addition des coûts de gestion ; ceux-ci interviennent sur des domaines de gestion différents. Il faut tout de même noter que les champs d'intervention ne sont pas tout à fait les mêmes et que l'on ne peut pas entièrement comparer les dépenses de gestion du système de base et du système complémentaire.
D'autres faiblesses tiennent aux inéquités du système. Nous en avons relevé plusieurs. La première est que les complémentaires santé privées offrent des conditions inégales à leurs assurés. Les systèmes qui encadrent cette prise en charge sont différents. Par exemple, les salariés du secteur privé sont les bénéficiaires du système : grâce à leur couverture au niveau de l'entreprise, ils bénéficient de contrats négociés de façon plus efficace, en raison de l'effet de masse de l'entreprise, et de la prise en charge de près de 60 % de leurs cotisations par leur entreprise. À l'opposé, les personnes âgées, surtout celles aux revenus les plus modestes, sont les moins bien loties dans ce système. Comme la tarification des assurances complémentaires est fonction de l'âge, les personnes âgées payent les cotisations les plus élevées. Le rapport présente plusieurs chiffres sur ces questions. Une étude du ministère de la santé parue hier confirme tout à fait ce diagnostic.
L'autre faiblesse tient à la CSS. Bien que l'état de santé des personnes bénéficiant de la CSS soit proportionnellement plus dégradé que celui du reste de la population, nous constatons que des personnes renoncent encore aux soins. Il existe par ailleurs encore des refus des professionnels de santé de soigner – ces refus sont interdits en théorie, mais ils sont peu sanctionnés dans la pratique. En outre, bien que l'assurance maladie et la CNAM aient développé de nombreux instruments pour accroître le recours des intéressés à la CSS, les résultats ne sont pas encore très convaincants. Le taux de recours de la CSS a augmenté – il est passé de 60 % à 70 % – mais il est encore beaucoup plus faible que les 96 % de couverture de la population générale.
Nous avons tiré de tout cela deux types de conclusions. D'une part, nous avons relevé des défaillances ponctuelles qui appellent à des recommandations dans le cadre du système existant. Nous avons à ce titre formulé cinq recommandations qui sont reprises au début du rapport. D'autre part, l'ensemble des constats dressé par le rapport soulève des questions sur l'organisation générale de l'assurance maladie. Nous sommes bien conscients que ces questions d'organisation générale de l'assurance maladie et de prise en charge des dépenses de santé ne posent pas seulement des questions d'efficience et de niveau de la dépense ; c'est la raison pour laquelle, comme nous l'avions fait en 2016 et 2017, nous avons plutôt proposé des scénarios d'évolution du système. Ces scénarios ne constituent pas des recommandations en tant que telles ; ils ont pour ambition de stimuler la réflexion sur le point de savoir comment faire évoluer les choses.
Nous avons dessiné trois scénarios, en commençant par le scénario le plus radical et en terminant par le scénario se situant le plus dans la continuité avec le système actuel.
Le premier scénario prévoit, à l'image de beaucoup de nos voisins européens, de mettre en place un bouclier sanitaire, c'est-à-dire un système de plafonnement des restes à charge en fonction du revenu des ménages.
Le deuxième scénario propose de désimbriquer les interventions respectives de l'assurance maladie obligatoire et de l'assurance complémentaire. Le 100 % santé, avec des paniers pris en charge à 100 % et des paniers qui ne le sont pas, pourrait constituer la base de cette désimbrication. Il faudrait alors que l'assurance maladie complémentaire ait les moyens de faire ce que fait l'assurance maladie obligatoire s'agissant des dépenses qui lui seraient transférées : faire de la gestion du risque, c'est-à-dire réguler les champs de dépenses qui lui sont transférées de façon à éviter leur augmentation inconsidérée.
Enfin, le troisième scénario consiste à approfondir la régulation existante. Il propose de renforcer la régulation qui affecte les complémentaires santé et de favoriser à la fois une plus grande transparence et une plus grande comparabilité des offres, afin de permettre aux entreprises et aux particuliers de les mettre en concurrence de façon plus éclairée, voire d'encadrer le niveau des frais de gestion et peut-être le prix des garanties elles-mêmes.