Les grandes orientations de la mission Santé que vous venez de nous exposer sont prometteuses, mais, quand on se penche un peu plus sur le détail – peut-être est-ce la raison pour laquelle votre intervention liminaire a été relativement brève –, on est un peu déçu.
Certes, on trouve dans la mission le budget de l'AME, qui en est le plus gros poste et en représente l'essentiel. Garantir l'accès aux soins à chacune et chacun, quelle que soit sa situation administrative et quels que soient ses moyens, c'est à la fois un geste d'élémentaire humanité et un geste élémentaire pour l'humanité – nous nous rejoignons sur ce point. La crise sanitaire nous a fait mesurer à quel point la santé est un bien commun : la santé de tous et de toutes est intimement liée à celle de chacune et chacun.
C'est pourquoi je ne comprends pas l'acharnement politique dont est victime l'AME, destinée aux femmes, aux hommes, aux enfants démunis, notamment en situation irrégulière. Nous devrions être fiers de cette solidarité. Pourquoi vouloir restreindre, limiter, rationner l'accès aux soins ? Contrairement ce que l'on entend parfois, la fraude à l'AME n'est pas un phénomène massif ; c'est le non-recours qui est massif. Seules 51 % des personnes éligibles à l'AME en bénéficient, comme l'indique une étude de l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé datée de 2019. L'AME représente moins de 0,5 % de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie et seulement 1,5 % du montant des exonérations de cotisations patronales – vous reconnaîtrez là un de mes chevaux de bataille.
La mission Santé financera l'AME à hauteur de 1,1 milliard d'euros en 2022. Nous devrions absolument consolider cette politique, qui a tout de même subi quelques restrictions en 2020.
Pour le reste, on ne trouvera pas dans la mission Santé les moyens véritables d'une politique publique digne de ce nom en matière de prévention et de promotion de la santé, ni en matière d'accès aux soins. On n'y découvre que des financements épars pouvant se rattacher de près ou de loin à ces thématiques. Elle ne comprend plus désormais que les brisures, pour reprendre un terme employé par mon grand-père, autrement dit les restes des crédits autrefois à la main de l'État en matière de santé publique.
En effet, notre politique de santé publique a été très largement déléguée à des agences sanitaires, entre autres Santé publique France, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont le financement a été transféré à la sécurité sociale. Pourtant, les missions de ces agences relèvent non pas de la protection sociale, mais bel et bien de l'action publique en santé, qui est une prérogative de l'État. Qui plus est, leurs moyens ordinaires ne progressent pas : le plafond d'emplois les bloque dans la possibilité d'honorer leurs missions, qui ont tendance à s'étendre plutôt qu'à diminuer, ce qui a des implications locales. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est, monsieur le ministre ?
Ce transfert à la sécurité sociale nous prive, en tant que législateur, de toute marge de manœuvre concernant le financement de ces agences : qui d'entre vous a conscience d'avoir voté les crédits de Santé publique France dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ? Personne, tout simplement parce qu'il n'y a pas d'article dédié ! Cet aspect est devenu quasiment invisible, ce qui pose un vrai problème de démocratie sanitaire. J'appelle donc à réintégrer les agences sanitaires dans le budget de l'État.
En vérité, il ne reste plus grand-chose dans la mission Santé, hormis l'AME – ce qui n'est pas rien –, l'indemnisation des contentieux sanitaires, l'agence de santé du territoire des îles de Wallis et Futuna, les systèmes d'information du ministère et des subventions pour une myriade d'associations, utiles, relevant du champ sanitaire. Quelle est la politique suivie pour les systèmes d'information que je viens de mentionner ?
Je ne dis pas que ces actions sont inutiles, loin de là. Le mécanisme de financement du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), par exemple, fonctionne plutôt bien : il a permis de créer un espace dédié pour les victimes de cette catastrophe sanitaire, qui continue de tuer. Il faut désormais le consolider. Ne faudrait-il pas revaloriser les barèmes d'indemnisation ? Pouvez-vous nous confirmer l'abandon du projet de fusion entre le FIVA et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) ?
Il y a donc des choses très utiles dans la mission Santé. Simplement, ces actions éparses ne font pas une politique de santé publique.
La réduction des inégalités territoriales et sociales de santé constitue un enjeu central pour notre pays, dont la crise a montré l'acuité. Comment jugez-vous l'efficacité des dépenses fiscales censées lutter contre la désertification médicale ?
La prévention et la promotion de la santé, qui figurent dans les intitulés des programmes, sont des enjeux tout aussi fondamentaux. Au-delà des campagnes de communication, il faut se doter de moyens humains pour faire de la santé un paramètre essentiel des choix. Si nos politiques en la matière avaient été plus volontaristes, aurions-nous eu besoin d'une telle multiplication de mesures coercitives ? De toute évidence, dans une société malmenée et soumise à de nombreux défis, il est nécessaire de faire progresser la conscience sanitaire individuelle et collective, face aux mauvaises pratiques induites par le marché, aux addictions et aux nécessaires transformations de nos modes de vie. Il faut aussi donner un poids plus déterminant à la santé et à l'humain dans les choix politiques.
Au fond, les financements souvent disparates et faibles apportés par la mission Santé me semblent assez à l'image de l'engagement de l'État dans ce domaine : insuffisants. C'est pourquoi je n'appellerai pas à voter en faveur des crédits de la mission, soulignant que l'asymétrie des programmes et leur faible contenu nous privent, pour ainsi dire, de toute possibilité d'amélioration par voie d'amendement.
Afin de donner plus de chair à ce propos et d'esquisser des perspectives, j'ai choisi de centrer mes investigations et mon rapport sur les enjeux sanitaires liés à la pollution atmosphérique. Les lignes budgétaires n'en disent rien, alors que c'est une question de santé publique prégnante.
D'après Santé publique France, la pollution atmosphérique est la cause de 7 % de la mortalité annuelle en France ; 40 000 décès par an sont imputables aux particules fines inhalées ; 7 000 décès, soit 1 % de la mortalité annuelle, sont liés au dioxyde d'azote. Et c'est sans parler de tous les autres polluants que l'on ne sait pas encore bien mesurer : particules ultrafines, pesticides, perturbateurs endocriniens, etc.
La pollution de l'air, c'est donc, chaque année, des dizaines de milliers de morts prématurées, et pas seulement pour des atteintes cardiorespiratoires ; c'est le cancer du poumon, mais aussi le cancer du sein et la leucémie ; c'est l'asthme des enfants, mais aussi le diabète, l'obésité, les maladies neurodégénératives et d'autres encore.
La France est loin d'être exemplaire en ce qui concerne la qualité de l'air. L'État a récemment été condamné par l'Union européenne et par le Conseil d'État pour des dépassements répétés des seuils de concentration des polluants réglementés. Manifestement, notre plan de réduction des émissions de polluants atmosphériques et ses déclinaisons locales, les plans de protection de l'atmosphère ne produisent pas les effets attendus. N'aurait-il pas mieux valu investir vraiment plutôt que de payer une amende de 10 millions d'euros, montant qui n'est d'ailleurs pas inscrit dans cette partie du budget ?
Ce qui me préoccupe, c'est que les seuils de l'Union européenne sont supérieurs aux normes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui viennent du reste d'être abaissées.
Si nous avions une approche sanitaire de la question, nous chercherions constamment à réduire les émissions de polluants, mais nos politiques n'ont manifestement pas suffisamment cette ambition. Dans les années 1990-2000, nous avons réduit les émissions, surtout industrielles. Depuis lors, nous stagnons, à un niveau qui reste beaucoup trop élevé.
On ne se rend pas suffisamment compte qu'il s'agit d'un problème sanitaire majeur parce que le déclenchement différé des maladies atténue le sentiment d'urgence. Je suis élu d'une circonscription, à l'ouest de l'étang de Berre, dans un territoire plein de vitalité et de belles énergies, mais marqué par des pollutions atmosphériques liées aux industries ou aux transports. Les données de santé, trop restreintes, montrent néanmoins une prévalence de certaines maladies : davantage de cancers notamment, mais pas seulement. Certaines de ces maladies ont des causes professionnelles avérées. Ainsi s'explique au moins une partie des inégalités : ces maladies frappent davantage les ouvriers, y compris les ouvriers sous-traitants, qui ont parfois des difficultés à se faire reconnaître.
Depuis des années, il y a des mobilisations locales, pour savoir, pour comprendre et pour agir. On progresse tout doucement, mais pas assez vite et pas assez fort, parce qu'on n'est pas soutenu par une politique franche de l'État dans ce domaine. À mes yeux, il faudrait instituer des territoires pilotes dans la lutte contre la pollution atmosphérique et ses effets sur la santé, en manifestant une volonté politique et en faisant converger des moyens.
Il faudrait que l'État et ses agences financent de la recherche et des études pour mieux documenter les pollutions locales et les situations épidémiologiques, en établissant des cadastres, en analysant les récits de travail et de vie, en évaluant les exposomes. Les émissions sont très diverses selon les territoires, et il faut traquer les maladies éliminables. Il faudrait que l'État et ses agences, en concertation avec les collectivités locales, mettent le paquet pour réduire les émissions, notamment les plus dangereuses pour la santé. Il faudrait que l'État prenne ses responsabilités en matière d'aménagement du territoire, d'infrastructures et de contrôle des industriels, qu'il joue un rôle moteur dans la transformation des outils et des modes de production. Il faudrait que l'État informe et sensibilise le corps médical et la population, qu'il prenne des mesures de prévention pour limiter l'exposition de cette dernière, en particulier des plus fragiles.
Mais, pour cela, il faudrait qu'il y ait un pilote à bord. Or le pilote sur les questions de pollution atmosphérique, ce n'est pas le ministre de la santé, ce n'est pas vous, et je le regrette. Cette question doit impérativement être traitée à un niveau interministériel, pour que les enjeux sanitaires ne soient plus occultés, pour que l'on appréhende les problèmes à travers le prisme sanitaire bien plus qu'on ne le fait.
Il est temps de nous doter des leviers contemporains d'une politique de santé publique ambitieuse, et qu'au sein de cette politique, la lutte contre la pollution de l'air et ses effets sur la santé devienne une cause mieux identifiée et suivie. Pour contredire Michel Jonasz, « l'air que l'on respire » n'est pas exactement « le même pour tous », même s'il finit par se brasser. Et, pour appuyer Clara Luciani, nous voulons « respirer encore ». Chères et chers collègues, j'en appelle à vous pour mettre en avant avec moi cet enjeu, qui nous concerne tous et auquel plusieurs d'entre vous, j'en suis sûr, sont sensibilisés dans leur territoire.