Intervention de Olivier Véran

Réunion du mercredi 26 janvier 2022 à 15h05
Commission des affaires sociales

Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé :

Livrons-nous à un petit exercice de fiction. Que vous aurais-je dit si vous m'aviez auditionné il y a environ deux ans, au lendemain de ma prise de fonction, en février 2020 ? Que, pour la première fois depuis près de vingt ans, le régime général de la sécurité sociale et le Fonds de solidarité vieillesse (FSV) atteignaient un équilibre structurel et que l'apurement de la totalité de notre dette sociale à l'horizon 2024 se trouvait confirmé. Que cet équilibre retrouvé donnait de la force et du crédit à mes ambitions de ministre des solidarités et de la santé. Bref, je vous aurais dit des choses douces aux oreilles de celles et ceux qui, comme moi, sont attachés à la solidité de nos comptes sociaux. Vous m'auriez regardé avec les yeux de Chimène et nous nous serions félicités du travail accompli. Or je crains fort que nous soyons passés, en l'espace de deux ans, des yeux de Chimène à ceux d'Emma Bovary.

Je sais que vos commissions sont pleinement mobilisées pour mesurer l'incidence de la crise sur les trajectoires macroéconomique et budgétaire, les modalités de sortie des dispositifs d'urgence et l'efficience des politiques publiques. Plus largement, ce sujet est une vraie préoccupation pour les Français, comme pour le ministre des comptes sociaux que je suis, même s'il est de fait éclipsé par le combat que nous menons contre l'épidémie. Demain, nos concitoyens seront très attentifs à l'état de nos finances publiques, thème qui occupe bien souvent une place prépondérante dans les débats de campagne présidentielle.

De nombreux travaux visant à prévoir et à anticiper les effets de la crise ont d'ores et déjà été engagés. Je pense notamment à la commission sur l'avenir des finances publiques présidée par M. Jean Arthuis et à l'activité des deux vigies que sont le HCFiPS et Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM).

Pour l'heure, nous sommes encore dans la tempête et tout à notre tâche pour venir à bout de cette épidémie, « quoi qu'il en coûte » – cette expression traduit une stratégie assumée autant qu'une conception de la vie.

Solidarités et santé sont les deux faces inséparables de notre protection sociale et de notre sécurité sociale, qui abrite le quotidien des Français comme peu d'autres institutions. Dans notre société où les divisions sont parfois profondes, les valeurs de la « sécu » mettent à peu près tout le monde d'accord : c'est bien la preuve qu'elle constitue un pilier de notre pacte républicain.

Quand tout semble fragile et incertain, la protection sociale est un repère solide – ces derniers mois nous l'ont rappelé. Comment ne pas penser aux revenus de remplacement pour faire face à un ralentissement d'activité inédit ? Comment ne pas voir dans ce dispositif la preuve que la protection sociale joue un rôle majeur dans l'accompagnement de la vie économique de notre pays ?

L'épidémie a également prouvé que l'universalité était un principe et une exigence indispensables. Il suffit pour s'en convaincre de porter son regard sur des pays pourtant riches qui ont fait d'autres choix et dans lesquels l'accès aux soins ne relève pas de l'évidence pour tout le monde.

Alors oui, le « quoi qu'il en coûte », c'est savoir qu'il y a des enjeux qui n'ont pas de prix. Notre protection sociale est bien plus qu'une grande machine assurantielle : c'est une véritable conception de la vie.

Ne pas transiger avec ces valeurs et rester fidèles à ces principes n'empêche pas de regarder les chiffres. Par rapport à l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM) prévu dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021, les dépenses d'assurance maladie devraient augmenter de près de 13,4 milliards d'euros en 2021. Plus de 11 milliards avaient été anticipés au moment du dépôt du PLFSS et 1,7 milliard ont été ajoutés au cours des débats.

S'agissant des hôpitaux, hors revalorisation du « Ségur de la santé », plus de 2,6 milliards d'euros supplémentaires ont été injectés en 2021. Le budget de l'année 2022 a été construit pour que pas un euro d'économie ne leur soit imposé.

Ces derniers mois, nous avons mis en place des dispositifs visant à détecter la maladie, à tester nos concitoyens, à leur permettre de se protéger et de protéger leurs proches. Proposer un dépistage systématique des malades sur tout le territoire constitue une prouesse technique et logistique dont la France a été capable au prix d'une mobilisation humaine extraordinaire. Dans nos villes et nos campagnes, nos concitoyens peuvent se faire tester gratuitement. La dépense a été à la hauteur : après 2,6 milliards d'euros en 2020, les tests devraient coûter 6,9 milliards en 2021, soit 600 millions d'euros de plus que ce qui a été voté en LFSS, notamment du fait de l'accélération de l'épidémie constatée en décembre. Nos premières estimations font état de dépenses de dépistage en ville de près de 1,6 milliard d'euros pour le seul mois de janvier 2022. Même si c'est onéreux, ces chiffres correspondent à des décès et des dépenses d'hospitalisation et d'indemnisation évités. Nous renégocions régulièrement les tarifs à la baisse.

À ceux qui se demandent si nous ne testons pas trop, je rappelle qu'il y a deux ans, lorsque nous proposions aux Français symptomatiques de se considérer comme atteints par le virus jusqu'à preuve du contraire, on nous demandait une légitime confirmation de diagnostic que nous n'étions pas techniquement en capacité de fournir. Si nous disions aujourd'hui aux Français symptomatiques que nous n'avons pas besoin de les tester pour les considérer comme malades, je ne suis pas sûr qu'ils l'apprécieraient beaucoup. En outre, sur cent tests réalisés, trente reviennent positifs. J'avoue donc ne pas comprendre ce débat.

Les choix sanitaires que nous avons faits en 2020 puis en 2021 ont été payants. Près de 8 milliards d'euros ont été économisés par rapport au déficit prévisionnel de la sécurité sociale pour 2021, qui pourrait ainsi passer de 33,5 à 25 milliards d'euros.

La croissance repart, grâce, en particulier, à notre politique sanitaire et sociale, et nous commençons déjà à en récolter les fruits.

Nos espoirs reposent sur la poursuite de la campagne de vaccination. À cet égard, il faut se féliciter de notre engagement financier : pour la seule année 2021, les achats de doses de vaccin devraient représenter 4,3 milliards d'euros et la campagne vaccinale en elle-même devrait coûter près de 2 milliards. Si cela vous paraît beaucoup, je vous invite une nouvelle fois à mettre ces chiffes au regard des dépenses évitées, tant en termes d'hospitalisations que de longs traitements onéreux, et des vies sauvées.

Dans la crise que nous traversons depuis plus d'un an, le Gouvernement a aussi fait le choix de soutenir la vie économique qui se trouve également dans le champ des comptes sociaux. Je pense notamment au soutien apporté aux hôpitaux et aux professionnels de santé libéraux, avec le dispositif d'indemnisation de la perte d'activité (DIPA) visant à couvrir les pertes liées aux différents confinements, doté de 1,5 milliard d'euros.

Plus globalement, entre la moitié et les deux tiers du déficit du régime général sont liés à des pertes de recettes. La baisse des recettes ne s'est pas traduite par une baisse des dépenses : la sécurité sociale joue pleinement son rôle de filet de sécurité.

Nous assumons le résultat : 38,7 milliards d'euros de déficit pour le régime général et le FSV en 2020 – c'est presque le double du précédent record de 2010 – et encore plusieurs dizaines de milliards en 2021. Sans notre action vigoureuse, ce résultat aurait été bien plus dégradé.

Nous mettrons du temps à sortir d'une telle situation. Si la partie du « Ségur de la santé » correspondant à de la masse salariale, qui pèsera à terme 10 milliards d'euros par an, s'inscrira en base dans les dépenses de la sécurité sociale, la plupart des dépenses directement liées à la crise du covid se résorberont et ne pèseront donc pas sur les déficits structurels. En revanche, la perte de recettes, en baisse de 12 milliards en 2020 par rapport à 2019, ne sera pas immédiatement rattrapée : il y aura donc un décrochage durable entre les niveaux de dépenses et de recettes. Le déficit du régime général et du FSV pourrait ainsi s'établir durablement, à politique constante, au-dessus de 10 milliards. La LFSS pour 2022 prévoit encore un déficit de 11,1 milliards en 2025. La trajectoire tendancielle ne reviendra vraisemblablement pas à l'équilibre avant 2030. Nous avons mis à dix ans à résorber le déficit de la crise économique et bancaire de 2008 ; l'incidence de la crise actuelle devrait être au moins aussi durable, mais la « sécu » paiera ses dettes.

Tendanciellement, les déficits s'accumuleront dans les années à venir, pour un montant cumulé qui pourrait dépasser 300 milliards d'euros sur la décennie 2020-2030. Les 136 milliards de reprise de déficit votés l'été dernier, avec le report à 2033 de la date d'extinction de la CADES, ne suffiront donc pas à régler définitivement le sujet.

Face à cette situation, quelles sont nos perspectives d'action ? La crise sanitaire nous a prouvé combien il était indispensable d'avoir des comptes sains et important d'avoir une sécurité sociale forte. Toutefois, il ne nous revenait pas d'intégrer au dernier PLFSS de la législature les effets de réformes qui ne pourraient être mises en œuvre qu'au cours du prochain quinquennat.

Si l'on veut redresser la situation, il faudra évidemment réfléchir aux dépenses. Si celles liées à la crise vont refluer, il faudra cependant garder à l'esprit que les attentes des Français vis-à-vis de la santé et de la protection sociale resteront très fortes. On ne peut pas couper dans les dépenses de santé au sortir d'une crise sanitaire !

Il faudra également avoir en tête des tendances lourdes, à commencer par celle qu'ont les dépenses de santé à croître plus vite que le produit intérieur brut (PIB), en raison du coût de l'innovation et du vieillissement de la population. Il serait illusoire de vouloir trop contraindre ces dépenses, au risque de faire craquer notre système. Le « Ségur de la santé » en est l'illustration, puisqu'il rattrape trois et peut-être quatre décennies de sous-investissement.

Nous devrons aussi suivre et accompagner le changement démographique majeur qui se profile avec le vieillissement de la population. Le rapport de M. Dominique Libault évoquait un besoin de près de 10 milliards d'euros. Nous aurons une approche responsable consistant à couvrir les besoins sans creuser les déficits : tels sont les objectifs du 0,15 point de contribution sociale généralisée (CSG) affecté en 2023 à la cinquième branche. Cela représente 2,3 milliards d'euros, qui seront pleinement mobilisés mais sans aller au-delà. Un virage domiciliaire engagé par la LFSS pour 2022 nous permettra notamment de répondre à la demande tout en contrôlant la dépense. À ma demande, le HCAAM a également réfléchi à l'articulation entre assurance maladie obligatoire et assurance maladie complémentaire pour qu'elle soit la plus efficiente possible.

Ces réflexions sur les dépenses ne doivent pas nous interdire de considérer les recettes, d'autant que la dégradation des comptes est d'abord le résultat du décrochage de ces dernières. Le récent rapport du HCFiPS nous invite d'ailleurs à y réfléchir. La mesure structurante la plus immédiatement envisageable, la réforme des retraites, mettra un peu de temps à produire ses effets. Dès lors, faut-il laisser s'accumuler les déficits en priorisant le remboursement de la dette portée par la CADES ? Le HCFiPS pose la question. Chaque année, 15 milliards d'euros sont affectés au remboursement des déficits passés alors qu'ils pourraient éviter de creuser les déficits futurs.

Enfin, la gouvernance pourrait faire l'objet d'évolutions. La proposition de loi organique du rapporteur général de la commission des affaires sociales, Thomas Mesnier, prévoit des avancées judicieuses auxquelles je suis pleinement favorable. Elle introduira plusieurs nouveautés bienvenues, dont la création de lois d'approbation des comptes de la sécurité sociale qui donneront plus d'importance à l'analyse de l'exécution. L'insertion dans les PLFSS d'un article liminaire permettra une meilleure articulation avec le champ des administrations de sécurité sociale et un élargissement de la vision à l'assurance chômage ainsi qu'aux retraites complémentaires obligatoires. La meilleure articulation avec l'examen des lois de finances permettra d'améliorer encore notre vision « toutes administrations publiques ». Au‑delà, la régulation de la sécurité sociale devra sans doute s'étendre dans une pluriannualité renforcée. L'alternance de crises et de reprises le démontre : on ne peut pas penser l'équilibre des comptes sociaux à l'aune d'une seule année.

La situation de nos comptes sociaux n'est donc pas bonne. Alors que nous étions sur le point de retrouver un équilibre tant attendu, la crise sanitaire mondiale a conduit la puissance publique à engager des dépenses considérables, que nous assumons. Cette crise a également été un révélateur, un électrochoc et une épreuve de vérité qui nous contraint à faire des choix et à placer les solidarités et la santé au cœur de notre pacte social. Faire preuve de rigueur et tenir aveuglément un cap budgétaire quand des vies sont en jeu, ce n'est pas être responsable ni sérieux ; c'est oublier que les chiffres considérés en eux-mêmes n'ont que peu de sens.

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