Intervention de Sophie Boissard

Réunion du mercredi 16 février 2022 à 14h30
Commission des affaires sociales

Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je voudrais d'abord vous remercier de nous donner l'occasion de nous exprimer devant votre commission. Nous le faisons dans un contexte très difficile, après l'émotion et la sidération qu'ont suscitées, pour nous aussi, la publication du livre de Victor Castanet.

Le groupe Korian est l'un des acteurs les plus importants du secteur médico-social et sanitaire auprès des personnes âgées et fragiles. Il était donc très important pour moi, en tant que directrice générale du groupe, de pouvoir échanger avec la représentation nationale sur ce que sont nos principes, nos valeurs, la vision que nous avons de notre métier et de notre mission – une mission d'intérêt général, je n'ai pas peur de le dire – et, plus généralement, sur la manière dont nous percevons ce qui ressort du livre de Victor Castanet.

Avant de prendre position sur ce point, j'aimerais faire un propos liminaire plus personnel. Je trouve l'exercice de cet après-midi particulièrement difficile, parce que j'ai tout à fait conscience que les sujets que nous allons aborder – le grand âge, l'accompagnement de personnes fragiles ou celui d'un proche dans les dernières années de sa vie – sont, par essence, éminemment intimes et personnels. Ils concernent ou ont concerné chacune et chacun d'entre nous dans cette salle, et probablement chacune des personnes qui regardent cette audition. Cela peut renvoyer chacun de nous à des situations vécues, faire revivre le souvenir d'un être cher, rappeler des expériences ou des émotions extrêmement douloureuses.

Je vous prie par avance de m'excuser si, dans le cours de cette audition, certains des termes que j'emploie peuvent vous paraître secs ou dénués d'empathie. Ce n'est pas le cas, mais il n'est pas facile de décrire une situation générale qui renvoie, en réalité, à des situations très quotidiennes, très intimes et très personnelles.

J'aimerais faire une dernière remarque d'ordre personnel pour vous expliquer ce qui m'a amenée à assumer les fonctions de directrice générale du groupe européen Korian. Ce qui m'a conduite à m'engager dans cette voie et à accepter ce poste il y a six ans, c'est une expérience que j'ai faite, il y a de nombreuses années.

Ma famille est franco-néerlandaise et mes deux grands-mères, auxquelles j'étais très attachée, ont connu l'une et l'autre des accidents très sérieux au cours de leur vie. Cela m'a permis de constater que les modes d'accompagnement étaient très différents en France et aux Pays-Bas. Il a été très facile de trouver, pour ma grand-mère néerlandaise, une résidence de services, abordable et à proximité de chez elle, puis un réseau de soins intégrés, ce qui lui a permis de vivre ses dernières années dans un environnement très protégé. Ma grand-mère française, quant à elle, a vécu vingt ans, après avoir fait un accident vasculaire cérébral très sérieux. Or elle n'a eu le choix qu'entre un EHPAD très médicalisé, qui n'était manifestement pas adapté à sa situation, et un défilé d'intervenants à son domicile, le premier venant livrer le repas, le deuxième s'occupant de sa rééducation, et le troisième l'aidant à faire les gestes de la vie quotidienne. Il ne nous a pas été possible de la laisser dans l'environnement qui aurait été le plus souhaitable pour elle.

C'est cette expérience qui m'a poussée à m'engager au sein du groupe Korian. Né en France, il est devenu un acteur européen du grand âge et est désormais présent dans sept pays, notamment en Europe du Nord. J'avais la conviction qu'un acteur comme celui-ci pouvait, en complémentarité avec les acteurs publics locaux et associatifs, contribuer à faire changer les modes de prise en charge du grand âge, en introduisant des types d'organisation et des manières de faire différentes, qui n'existaient pas dans notre pays.

J'en viens maintenant au thème même de cette audition. J'ai déjà eu l'occasion de le dire publiquement : les faits décrits dans le livre Les Fossoyeurs, s'ils sont avérés – ce dont je ne peux juger – sont extrêmement choquants et je les condamne sans détour. Je tiens également à redire très clairement que la culture de l'entreprise que j'ai l'honneur de diriger n'a rien à avoir avec ce qui est décrit dans ce livre – une fois encore, je ne me prononce pas sur la réalité des faits qui sont relatés. Le système d'entreprise qui y est décrit m'apparaît comme profondément cynique, puisqu'il ne consisterait, pour reprendre les termes de l'ouvrage, qu'à « parquer des vieux » et n'aurait, pour seul et unique but, que la maximisation du profit. C'est un système qui miserait sur le rationnement, de la nourriture comme des fournitures, l'intimidation des collaborateurs, l'entrave des organisations syndicales et le trafic d'influence. Tout cela est à l'opposé de nos valeurs et de la conception que nous nous faisons, chez Korian, de notre métier.

L'onde de choc créée par ce livre est plus que légitime, compte tenu de la gravité des faits allégués. Elle a le mérite d'ouvrir un débat absolument nécessaire, qui a longtemps été repoussé dans notre pays, sur la manière dont nous souhaitons accompagner le grand âge et les personnes fragiles. Je crois que d'un mal peut sortir un bien, si nous prenons le temps d'avoir un débat posé et respectueux autour de la question suivante : comment offrir un accompagnement digne, humain et bienveillant aux plus âgés d'entre nous ?

Pour avoir un débat apaisé, il faut éviter les anathèmes et les caricatures. Vous avez insisté sur ce point dans votre introduction, madame la présidente, et Victor Castanet dit lui-même que tous les acteurs du grand âge ne sont pas forcément à mettre dans le même sac. Entendons-nous bien : je ne compte pas vous dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et que tout est parfait chez Korian. Je n'aurai pas cette prétention-là. Je suis venue avec une partie de l'équipe qui dirige, auprès de M. Nicolas Mérigot, les activités françaises du groupe : Mme Nadège Plou, directrice des ressources humaines, et M. Hervé de Trogoff, directeur des affaires publiques. Nous sommes tout à fait prêts à analyser objectivement, de la manière la plus factuelle possible, et sans concessions, ce qui marche et ce qui peut être amélioré. Nous voulons le faire de manière responsable et avec humilité.

Cela étant, j'aimerais aussi vous faire part de mon inquiétude face au choc de défiance extrêmement violent qu'a provoqué ce livre – dont l'onde de choc n'est pas terminée. Il a ébranlé tous les acteurs du grand âge. Dans la position qui est la mienne, je ne peux que déplorer cette rupture de confiance, qui fragilise profondément la communauté Korian, alors même que, pour bien accompagner, pour bien soigner et pour progresser, on a tant besoin de se faire confiance.

Ce choc instille le doute chez les résidents, et surtout chez leurs proches. Nombre d'entre eux se tournent vers nous, depuis deux ou trois semaines, pour nous demander s'ils ont raison de nous faire confiance, s'ils ont raison de nous confier leurs parents, si ce qui est décrit dans le livre existe aussi dans notre maison. Ce poison-là, les équipes le ressentent très douloureusement.

Ce choc affecte aussi toutes celles et tous ceux qui œuvrent dans ce secteur. Chez nous, ce sont plus de 16 000 personnes, essentiellement des femmes, dans près de 300 établissements : j'échange beaucoup avec elles depuis quelques jours et elles me disent qu'elles se sentent injustement mises en cause, alors qu'elles ont choisi ce métier, qu'elles l'exercent avec beaucoup de conscience professionnelle et de cœur et qu'elles sont mobilisées sans relâche, en particulier depuis deux ans. Il ne faut pas oublier, en effet, que tout cela intervient après deux années de pandémie. Certes, le vaccin a changé la donne, mais 3 à 4 % de professionnels sont, aujourd'hui encore, positifs ou cas contact : quand ils ne sont pas là, il faut les remplacer. Les personnels sont fatigués et toujours très fortement sollicités pour assurer la continuité des soins.

Le choc est particulièrement violent pour tous ceux, dont je fais partie, qui ont conscience du caractère essentiel de la mission qui leur a été confiée et des responsabilités qu'elle implique. Il est donc très important pour moi, et j'espère que cette audition y contribuera, de rétablir la confiance par le dialogue, l'initiative et, de notre côté, une prise de parole responsable. De nombreux membres de nos équipes suivent cette audition pour entendre vos questions et observer vos réactions.

Depuis mon arrivée à la tête de cette entreprise en 2016, avec le soutien de l'équipe extrêmement engagée qui m'a rejointe, et autour d'un projet d'entreprise que l'on a appelé « Le soin à cœur », qui consiste à apporter un accompagnement digne et qualitatif aux personnes âgées fragiles et à leurs proches, nous avons tenté d'améliorer les choses dans les établissements médico-sociaux français, autour de trois priorités.

La première, ce sont les ressources humaines. La Cour des comptes, dans le rapport qu'elle a rendu public ce matin, note très justement que les ressources humaines, dans le secteur de la santé et du grand âge, sont l'enjeu central. En tenant compte des préconisations du rapport de Dominique Libault, de celui de Myriam El Khomri, à l'élaboration duquel Nadège Plou a participé, et des recommandations faites par Mme la ministre Brigitte Bourguignon depuis deux ans, nous avons fait de l'alternance la pierre angulaire de notre projet.

Depuis 2017, nous avons multiplié par six le nombre d'alternants candidats au diplôme d'État d'aide-soignant (DEAS). Ce n'est pas encore assez, mais sachez que 10 % de nos collaborateurs français sont actuellement engagés dans un parcours qualifiant : il peut s'agir de médecins qui préparent un diplôme universitaire, d'agents de service qui s'engagent dans un parcours d'aide-soignant diplômé d'État, ou de jeunes alternants. Il faut absolument encourager cette démarche à tous les niveaux de qualification, en particulier pour les infirmiers. Pour moi, c'est vraiment l'élément critique. Si nous n'avons pas des professionnels en nombre suffisant, si nous n'avons pas les bons niveaux de qualification, s'il n'y a pas de fluidité dans les parcours, nous ne pourrons pas faire face aux défis à venir.

Nous avons également renforcé le taux d'encadrement. Quand j'ai pris mes fonctions en 2016, nous avions 5,5 personnels pour 10 résidents accompagnés : c'était la moyenne dans le secteur privé. Ce taux est désormais de 7 pour 10. Tout cela n'est peut-être pas suffisant, mais nous avons progressé, grâce notamment à l'application résolue de la loi relative à l'adaptation de la société au vieillissement. Il importe de saluer les évolutions en cours.

Notre deuxième priorité, depuis 2016, a consisté à renforcer le dialogue et la transparence, dont notre secteur a tant besoin, et qui constituent la pierre angulaire d'une relation de confiance.

Je pense d'abord au dialogue social au sein de l'entreprise. À cet égard, je tiens à dire – et c'est un point qui contraste singulièrement avec le tableau que fait Victor Castanet dans son livre – que chez Korian, plus de 1 200 salariés ont un mandat : mandat de représentant de proximité, mandat au sein de l'une des instances de représentation du personnel, ou mandat de délégation. Cela représente 7 % de l'effectif permanent. Quatre grandes organisations syndicales sont représentées au sein de Korian en France et neuf accords collectifs ont été signés au cours des deux dernières années, dont l'un, très important, sur la santé et la sécurité au travail – même s'il reste beaucoup à faire en la matière.

Il s'agit ensuite, et peut-être plus encore, de favoriser le dialogue avec les familles et les parties prenantes, et c'est probablement dans ce domaine que nous avons encore le plus de progrès à faire. Nous sommes engagés dans une revitalisation des conseils de la vie sociale (CVS) ; nous avons créé, il y a deux ans, un conseil des parties prenantes au niveau national, qui réunit des associations d'anciens, des associations de parents de personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer, France Alzheimer, et des organisations syndicales et professionnelles. Ce dialogue nous aide, nous soutient, et nous montre aussi le chemin qu'il nous reste à parcourir.

Il faut aussi favoriser le dialogue de proximité, pour identifier et résoudre les difficultés qui surviennent au quotidien, dans l'accompagnement et la relation entre les aidants et un établissement. On parvient à régler la plupart des difficultés localement, par l'échange. Parfois, les choses sont plus compliquées et la relation plus difficile à renouer. C'est pourquoi nous avons aussi, depuis un an, un médiateur indépendant – un ancien magistrat. Il a commencé son office et nous a remis son premier rapport. Le dialogue, enfin, c'est aussi celui que nous avons avec les élus locaux, notamment municipaux.

Le dialogue n'a pas de sens sans transparence. Afin de gagner en transparence, nous avons essayé de construire des indicateurs simples et d'introduire une gouvernance de la qualité et du bénéfice ressenti. Nous faisons beaucoup d'enquêtes de satisfaction : c'est un institut externe qui s'en charge, sans passer par les établissements. Cela nous permet d'avoir une vision assez fine de ce que nous faisons bien et de ce que nous pouvons améliorer. Ce qui est clair, en tout cas, c'est que nous n'avons pas, en France, comme cela existe en Allemagne, en Angleterre ou aux Pays-Bas, de normes externes qui pourraient être auditées par un tiers de confiance, sous l'égide de l'autorité publique. C'est probablement l'une des plus grandes différences entre ce que nous faisons en France et ce que nous vivons dans les autres pays où nous faisons le même métier.

Notre troisième priorité a été d'œuvrer en matière d'innovation et d'investissement. Quand j'ai pris mes fonctions en 2016, le groupe avait grandi très vite, à la suite du rapprochement de Korian et de Medica. Le parc immobilier était ancien et assez disparate, vieux de quinze ans, en moyenne. Les lieux n'étaient pas forcément adaptés à la prise en charge de personnes de plus en plus lourdement dépendantes, présentant des troubles cognitifs. Les salles de restaurant étaient trop grandes et trop bruyantes. Les bâtiments ne comptaient souvent qu'une seule travée d'ascenseurs. Bref, ces espaces n'offraient pas l'environnement calme et protégé qui convient aux personnes qui ont besoin d'être sécurisées. C'est pour toutes ces raisons que nous avons lancé un programme d'investissement.

Je voudrais en profiter pour « mettre les pieds dans le plat » et revenir sur ce qui a beaucoup agité le débat public depuis trois semaines : je veux parler du modèle privé et du fait que Korian est une entreprise privée à but lucratif. On a beaucoup entendu, depuis trois semaines, qu'une entreprise commerciale ne pouvait pas prodiguer un accompagnement de qualité, que les deux choses étaient incompatibles.

Oui, nous sommes une entreprise. Et oui, comme telle, nous devons avoir une activité profitable : je l'assume totalement, car cette activité profitable est la condition sine qua non pour pouvoir investir dans les personnes, dans les collaborateurs et dans le réseau. Mais je veux aussi exprimer clairement ma conviction profonde, à savoir que les profits ne sont pas une fin en soi. Dans notre activité qui, je le répète, est une activité d'intérêt général, une activité du bien commun, nos profits sont un moyen au service de notre mission. Et je veux vous dire solennellement que nous sommes parfaitement alignés, sur ce point, avec nos parties prenantes, en particulier avec nos grands actionnaires que sont le Crédit agricole et Malakoff Humanis.

C'est grâce aux profits que nous réalisons que nous pouvons investir dans nos maisons et dans de nouveaux établissements, alors même qu'il y a devant nous des besoins énormes qui ne sont pas couverts. C'est grâce à ces profits que nous avons aussi pu investir dans des solutions alternatives, comme l'aide à domicile, avec Petit-fils, et des solutions d'habitat partagé, avec Âges et vies, en même temps que nous rénovions le parc.

Depuis cinq ans, nous avons déjà rénové ou engagé la rénovation de près de 25 % du parc médico-social. Nous avons investi 500 millions d'euros au cours des quatre dernières années dans les 278 établissements du groupe Korian. Je reconnais que 25 %, ce n'est pas assez. Nous devons faire encore autant au cours des quatre prochaines années, et nous le ferons. Dans le même temps, nous avons investi dans nos systèmes d'information : on a vu pendant la crise du covid-19 combien c'était essentiel pour alléger la charge des soignants et leur permettre de se consacrer pleinement, en toute sécurité, à leur relation avec les résidents.

Tout ce dont je viens de parler – l'effort de formation, l'attention portée au capital humain, la qualité et la transparence dans le dialogue, l'investissement dans le réseau – nous l'avons fait avec une seule idée en tête : celle de construire une culture d'entreprise tournée vers le résident, tournée vers la personne, tournée vers la bientraitance, et assise sur un projet de soin très solide. Nous avons voulu que cette culture ne soit pas punitive, car j'ai la conviction que ce n'est pas ainsi que l'on peut bien soigner. Nous préférons miser sur la formation, le dialogue et la transparence, plutôt que sur le flicage.

Ce travail n'est pas achevé ; c'est un travail de longue haleine, un long chemin. Nous mesurons l'ampleur de ce qui nous reste à faire, mais sachez que nous nous sommes engagés sur ce chemin de toutes nos forces. Nous savons qu'il est essentiel de renforcer nos capacités de dialogue avec les familles et de les inclure beaucoup plus qu'elles ne le sont traditionnellement dans le fonctionnement des établissements.

Nous savons aussi que la charge qui pèse sur les équipes est lourde et que l'organisation du travail peut être améliorée. Nous savons que les indicateurs en matière de santé et de sécurité au travail ne sont pas bons, ni chez nous, ni dans le reste du secteur. Si nous voulons être attractifs à l'avenir, nous devons changer de paradigme, et je pense que nous le pouvons.

En tout cas, ce que nous souhaitons, ce que nous vous demandons, c'est de pouvoir prendre une part active au débat qui s'ouvre, grâce à ce livre – ou à cause de lui. Nous sommes prêts à discuter de tout, dès lors que cela contribue à promouvoir les métiers du grand âge et à améliorer la prise en charge de la vieillesse et de la dépendance, à l'aune de laquelle se jugent aussi les valeurs d'une société démocratique.

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