Intervention de Edward Jossa

Réunion du jeudi 21 janvier 2021 à 9h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) :

S'agissant de la définition de la souveraineté numérique, d'autres personnes sont bien plus compétentes que moi pour s'exprimer à ce sujet. Il me semble qu'il existe, dans la souveraineté numérique, certains sujets indissociables de la souveraineté économique générale, et des sujets plus spécifiques au numérique.

Les enjeux indissociables de la souveraineté économique générale sont la nationalité des entreprises et la nationalité des produits. Ces deux éléments peuvent très bien ne pas correspondre. La nationalité des entreprises est un enjeu de pouvoir et un levier important. Quand le potentiel rachat de Carrefour a été envisagé, nous avons bien vu à quel point la nationalité de l'entreprise constituait un enjeu de pouvoir. La nationalité des produits est quant à elle un enjeu purement économique. En tant que centrale d'achat, l'UGAP doit gérer des complexités propres à ce sujet : même si elle traite avec des entreprises étrangères, l'UGAP travaille toujours avec des filiales de droit français et implantées en France. Cela montre que la notion de nationalité économique n'est pas si simple que cela à cerner.

Les enjeux propres au numérique sont tout d'abord la localisation de la donnée et la maîtrise de la donnée. Cela recouvre deux catégories différentes de données.

Cela concerne tout d'abord les données produites lors de transactions entre une entreprise et des particuliers. Cela est le modèle des GAFA, qui disposent de données produites dans le cadre de la relation avec l'entreprise : lorsque vous achetez sur Amazon ou que vous surfez sur Facebook, par exemple. La donnée est donc propriété de l'entreprise. Le domaine de la protection des données personnelles est mobilisé pour répondre à ce sujet, c'est pourquoi le RGPD revêt une importance cruciale en la matière ; néanmoins, les réponses apportées à ce sujet se sont traduites concrètement par la multiplication des demandes de consentement adressées aux particuliers. Les particuliers les accordent de manière quasiment automatique désormais. Les vrais enjeux soulevés par ce sujet sont davantage la concurrence et la concentration de quantités de données considérables, qui constituent le propre du modèle adopté par les GAFA.

La deuxième catégorie de données recouvre les données à protéger et à conserver sur le territoire. Il s'agit des données de l'État ou des entreprises, liées à la sécurité par exemple, et qui transitent par des systèmes d'exploitation ou des serveurs qui sont sur le cloud. L'enjeu n'est donc pas la production de la donnée mais la protection de la donnée existante.

Il convient de bien distinguer ces deux enjeux, qui se traitent par des solutions différentes. Il me semble que la première catégorie de données peut être traitée par des solutions relevant du droit économique et du droit de la concurrence, afin d'éviter les concentrations et les abus de position dominante quand ceux-ci se font au profit d'acteurs extérieurs à la France. Le deuxième sujet se traite par des règles de protection, des solutions de souveraineté permettant notamment le cloud souverain.

Je ne pense pas néanmoins que les enjeux de souveraineté numérique se limitent à ces enjeux liés proprement à la donnée. Je rappellerai par exemple l'extraordinaire concentration des systèmes d'exploitation : en téléphonie mobile, elle repose sur Android ou Apple ; dans les ordinateurs, sur Windows ; nous constatons la même tendance archi-monopolistique dans les télécommunications, avec une concentration d'entreprises étrangères dans les solutions que nous utilisons. Nous communiquons aujourd'hui via Zoom. Cela témoigne des enjeux d'une concentration d'éléments absolument stratégiques dans le domaine des télécommunications. Ce phénomène est accru par les fortes interactions existant entre les différents éléments dans le secteur informatique : entre le software et le hardware, ou entre les différents logiciels entre eux, par exemple. Cela questionne les interdépendances et la capacité à faire de manière autonome. Je pense donc que les enjeux généraux de la souveraineté numérique nécessitent une vision globale des interactions existantes entre tous ces sujets.

Je souhaiterais maintenant évoquer la manière dont ces enjeux s'articulent avec la commande publique, et montrer comment l'UGAP applique le code de la commande publique dans ce contexte très particulier. Pour comprendre plus concrètement notre sujet, j'évoquerai chacun des segments de l'informatique : les matériels, les logiciels, puis les prestations informatiques.

S'agissant des matériels au sens large, la France est quasi absente de la micro-informatique et des serveurs. Ce marché est aujourd'hui complètement dominé par HP, Lenovo et Dell. L'UGAP ne passe même plus de marchés directs de matériels, mais a recours à des distributeurs. En 2020, l'activité de l'UGAP représentait 734 millions d'euros sur ce segment, dont 500 millions d'euros étaient partagés entre les trois grands distributeurs avec lesquels l'UGAP travaille (SCC, Computer Center et Econocom). La pratique des grandes entreprises comme HP et Lenovo n'est pas de vendre en direct mais de vendre par des distributeurs. En la matière, le marché impose donc bien son modèle à la commande publique. Seuls deux secteurs échappent à ce principe de passage obligé par des revendeurs : il s'agit des photocopies et télécopies, pour lesquels les grands acteurs répondent en direct (Toshiba pour les photocopieurs, Xerox pour les copieurs). Ils forment donc des marchés plus classiques du point de vue de la commande publique. Je citerai à ce sujet quelques exceptions d'entreprises françaises : la société Nomios intervient en matière de cybersécurité. Le marché spécifique conclu avec cette entreprise se justifie par le fait que leur produit est hybride et mêle matériel, logiciel et prestation intellectuelle. Elle constitue une exception à ce principe sur le segment des matériels.

S'agissant du segment des logiciels, la situation est encore plus compliquée. Certains logiciels, dont tout le monde a besoin, sont extrêmement concentrés et imposent leur loi au marché. Dans le même temps, il existe une foultitude de créateurs de logiciels, dont énormément d'entreprises françaises. La difficulté, au regard du code de la commande publique, est la comparabilité. Le code de la commande publique est destiné à faire respecter les règles de la concurrence, et la concurrence repose sur la comparabilité des produits. Or, le secteur des logiciels est extrêmement instable et la valeur des produits est extraordinairement difficile à déterminer. Qu'il s'agisse de grands ou de petits créateurs de logiciels, les prix des produits sont fixés de manière tout à fait arbitraire selon les clients, selon les quantités achetées ou selon l'articulation du logiciel avec les services associés. Tous ces éléments forment donc un marché très difficile à cerner. Le modèle économique a conduit à une claire prédominance des distributeurs, qui constituent quasiment la seule solution pour acheter un logiciel. L'UGAP a conclu deux marchés spécifiques pour des logiciels indispensables, dont le modèle de vente ne passe que par des revendeurs : il s'agit d'Oracle et du matériel Microsoft. Pour ces marchés, l'UGAP met en concurrence les revendeurs.

Cela me permet de répondre à l'une de vos interrogations sur le projet Health Data Hub. Le ministère a mobilisé notre marché dédié à l'achat d'équipement Microsoft. Nous avons pour cela mis en concurrence les différents revendeurs, et c'est de cette manière que s'est faite l'attribution du marché. L'UGAP n'intervient pas en la matière : le ministère achète le logiciel et l'UGAP ne sait pas à quelles fins l'État mobilise les logiciels achetés ; il ne relève d'ailleurs pas de sa mission de le savoir, mais seulement de vérifier que les logiciels sont achetés au prix et aux conditions contractuelles du marché.

Dans le domaine des logiciels, nous travaillons quasiment exclusivement soit sur ces deux marchés dédiés, soit sur un marché inventé par l'UGAP et repris depuis par les autres centrales d'achats : le marché multi-éditeurs. Nous mettons en concurrence des bibliothécaires de logiciels. Le marché multi-éditeurs est d'ailleurs le marché le plus important de l'UGAP : il regroupe 3 000 éditeurs. La valeur du revendeur réside évidemment dans le prix qu'il nous offre pour ses produits, mais également dans les services associés. Pour gérer un tel nombre de logiciels, il faut disposer d'une vraie plateforme performante, qui permet de repérer les caractéristiques des logiciels et de les mettre en comparaison. La valeur réside dans la prestation qui permet la fluidité de la consommation.

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