Intervention de Pr Stéphane de La Rosa

Réunion du jeudi 28 janvier 2021 à 9h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Pr Stéphane de La Rosa, professeur de droit public à l'Université Paris-Est Créteil :

Les enjeux de souveraineté numérique nous obligent à réfléchir à l'adéquation des outils actuels de commande publique au besoin d'autonomie stratégique en matière de commande publique et de souveraineté. Ces enjeux croisent bien entendu l'évolution du droit de la commande publique, dans une perspective à la fois nationale et européenne.

L'articulation entre le droit de la commande publique et les activités numériques est essentielle. Le numérique est omniprésent dans de nombreux marchés publics de fourniture de matériels informatiques, de logiciels et de systèmes d'information. Nous saisissons également le numérique comme lot ou comme composante de marchés globaux. Nous le trouvons enfin dans nos contrats de concessions pour les transports ou la mobilité. L'omniprésence du numérique permet de prendre conscience de notre situation de forte dépendance vis-à-vis des géants du numérique ou d'États tiers. Cette dépendance s'illustre dans la rédaction de certains avis de marché. Par exemple, nous observons sur la base en ligne des avis de marché européens que des acheteurs demandent des solutions uniquement Microsoft ou bien des logiciels précis. La rédaction d'avis de marché peut poser des problèmes de spécifications techniques ou même de rupture d'égalité.

Nous avons également pu observer cette dépendance dans le Health Data Hub, le grand contrat par lequel le ministère de la Santé a confié à Microsoft, sans véritable appel d'offres, le soin de stocker des données de santé, le risque étant que ces données soient transférées aux États-Unis. Cela s'est fait en méconnaissance de la jurisprudence Schrems de la Cour de justice, qui a indiqué qu'il n'existait pas de sécurité totale des données pour les usagers européens, si celles-ci sont transférées aux États-Unis.

Afin de limiter la situation de dépendance, réelle, vis-à-vis des grands acteurs du numérique, il existe déjà un certain nombre d'outils, mais ils sont sans doute mal ou insuffisamment exploités. Premièrement, les acheteurs publics pourraient être accompagnés dans la rédaction des clauses d'appel d'offres et des spécifications techniques. Ce travail devrait être mené pour tous les marchés numériques ou informatiques. Il serait également souhaitable d'affiner la rédaction des conditions d'exécution du marché. Par exemple, aux termes de l'article L. 2112-4 du code de la commande publique, l'acheteur peut exiger une localisation de tout ou partie du marché sur le territoire des États de l'Union européenne, afin de prendre en compte, notamment la sécurité des informations ou des approvisionnements. Ces outils sont peut-être mal connus, mais ils existent et peuvent guider une approche plus fine des acheteurs publics en matière de souveraineté numérique. Il existe également des outils de droit permettant de défendre une préférence communautaire pour certains achats. Ils se limitent aux secteurs en réseaux, c'est-à-dire les marchés d'infrastructures dans les domaines de l'eau, de l'énergie et des transports. Les marchés sont conclus par des entités adjudicatrices. Il est possible, sur le fondement du droit européen, de faire valoir un droit de préférence pour les offres européennes en excluant des offres qui ne seraient pas composées à plus de 50 % de produits ou de services européens. Ce système est intéressant, mais il ne peut être mis en œuvre que si le soumissionnaire, issu d'un État tiers, n'est pas partie à l'accord sur les marchés publics de l'OMC ou n'est pas partie à un accord bilatéral qu'aurait conclu l'Union européenne et qui donnerait un droit similaire d'accès préférentiel au marché.

Si ces outils existent, force est de reconnaître qu'ils demeurent assez limités. Cela incite les législateurs nationaux, dont la France, à s'engager dans l'élaboration de solutions strictement nationales, afin de privilégier les opérateurs internes du numérique. Tel est le cas de la loi ASAP du 7 décembre 2020 qui prévoit un mécanisme de relèvement des seuils à 100 000 euros jusqu'en 2022, ainsi que des dispenses de publicité et de mise en concurrence. Justifiées par un motif d'intérêt général, ces dispositions permettent d'attribuer directement le marché et de favoriser ainsi certains opérateurs. Ces mesures sont intéressantes, car elles sont rapidement applicables par les acheteurs. Suivant ce dispositif, il est possible de privilégier un opérateur européen du numérique. Néanmoins, je ne suis pas tout à fait certain qu'il soit conforme au droit européen de la commande publique. L'interprétation que la Cour de justice fait du principe de transparence implique des mesures de publicité et de mise en concurrence pour des marchés qui présentent un intérêt transfrontalier certain. Par exemple, s'agissant d'un marché de 100 000 euros localisé à Lille ou à Strasbourg, je ne sais pas si ce dispositif passerait avec succès le filtre de la jurisprudence européenne. Cela montre qu'on se situe à la limite de ce qu'on peut faire par rapport au droit européen avec des réponses qui seraient strictement nationales en la matière.

À partir de ces observations, il est nécessaire de mieux penser à l'échelle européenne un système de priorité en faveur d'opérateurs européens dans les marchés publics, en particulier dans le numérique. Comment et par quelles voies ? Tout d'abord, il convient d'engager une réflexion sur les conséquences de l'appartenance à l'accord sur les marchés publics (AMP) conclu dans le cadre de l'OMC. Je rappelle que les règles de calcul des seuils sont issues de l'AMP, qui est révisé tous les deux ans par référence à la valeur des droits de tirage spéciaux. Ces variations de seuils sont ensuite reprises par la Commission, puis reprises par les États membres pour le calcul de leurs seuils de passation. Il s'agit donc bien d'un instrument qui nous lie quant à ces questions de seuils. Il nous lie également concernant la clause d'exigence de la nation la plus favorisée, qui suppose, en application de l'accord, que nous donnions la même préférence aux opérateurs français, européens ou tiers, dès lors qu'on a conclu l'AMP ou un accord bilatéral reprenant des stipulations identiques. Engager une réflexion sur l'AMP me semble d'autant plus nécessaire que l'administration Biden vient de réactiver le Buy American Act qui prévoit un système de préférence aux entreprises américaines sous les seuils issus de l'AMP. Il permet également un achat préférentiel de biens à plus de 50 % d'origine américaine. Le Buy American Act pourrait également se déployer sous les seuils formalisés issus de l'AMP. Dans sa présentation du décret présidentiel diffusée sur le site de la Maison-Blanche depuis le 25 janvier, la nouvelle administration américaine indique clairement qu'elle souhaite réengager une négociation relative à l'AMP sur la question de la préférence interne. Ce champ doit donc être investi par le législateur français et par les institutions européennes.

La deuxième voie concerne l'extension du régime de préférence des produits à plus de 50 % d'origine européenne, que j'ai présenté dans mon rapport. Pourquoi ne pas étendre ce dispositif à l'ensemble des marchés publics au lieu de le limiter aux secteurs en réseaux ? Cette voie ne pourra être suivie qu'en concordance avec une révision de l'AMP.

En troisième lieu, la Commission a conçu des systèmes de réciprocité par rapport aux États tiers. Une proposition a été émise en 2012, une deuxième en 2016. Un livre blanc est paru sur les distorsions de concurrence étrangère. Aucun texte précis ne détermine aujourd'hui si nous pourrions fermer nos marchés en cas de concurrence déloyale d'États tiers. Ce thème pourrait être approfondi.

En ce qui concerne les marchés innovants, le système de 2018 pourrait être une bonne solution, mais les acheteurs ne se le sont pas pleinement approprié, certains craignant la requalification des marchés innovants en marchés classiques de la commande publique, avec le risque de contentieux que cela entraînerait. En tout cas, une réflexion devra être menée sur l'usage de ce dispositif avec le partenariat d'innovation issu des directives et qui peut également permettre des marchés innovants. Le dispositif pourrait éviter un effet de dispersion.

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