Intervention de Laure Bédier

Réunion du jeudi 28 janvier 2021 à 11h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Laure Bédier, conseiller d'État, directrice des affaires juridiques au ministère de l'Économie et des Finances, agent judiciaire de l'État :

La direction des affaires juridiques se compose de quatre sous-directions, dont la sous-direction du droit de la commande publique, représentée par M. Benoît Dingremont aujourd'hui. Cette sous-direction est en charge de l'élaboration du droit de la commande publique et de la norme. Elle propose également du conseil aux acheteurs, elle élabore à leur attention des fiches de doctrine. Elle s'occupe également du recensement des statistiques de la commande publique et elle publie des guides. Cette dernière activité s'exerce dans le cadre de l'observatoire économique de la commande publique (OECP), qui a remplacé en 2016 l'observatoire économique de l'achat public. L'objectif était d'aller au-delà des marchés publics et d'intégrer les concessions. L'observatoire économique de la commande publique est organisé autour d'une assemblée plénière qui décide de ses travaux et qui rassemble les parties prenantes de la commande publique, c'est-à-dire, à la fois, des acheteurs et des opérateurs économiques. L'assemblée plénière n'a pu se tenir cette année, mais cela n'a pas empêché l'observatoire économique de la commande publique de publier deux guides qui ont été largement téléchargés par les acheteurs et par les entreprises. Le premier guide porte sur l'accès des TPE/PME à la commande publique. Le deuxième concerne l'achat innovant. Pour 2020, nous avons publié un document sur la sous-traitance qui n'est pas sans lien avec vos travaux. En 2021, nous travaillerons sur les concessions et sur leurs aspects statistiques. Les États membres sont obligés d'adresser tous les trois ans un rapport à la Commission sur la règlementation et son application en matière de commande publique. La sous-direction du droit de la commande publique suit enfin les questions relatives à la transition numérique de la commande publique.

La deuxième sous-direction qui compose notre direction est la sous-direction du droit privé et du droit pénal, qui exerce des missions de conseil et d'expertise dans ces secteurs et qui gère les dossiers de l'agent judiciaire de l'État. Ce dernier a le monopole de la défense des intérêts de l'État, lorsqu'il s'agit d'intérêts financiers, à la fois en demande et en défense, devant les juridictions judiciaires. Nous comptons environ 11 000 dossiers. La sous-direction du droit public et du droit européen international donne des conseils dans ces domaines. Enfin, la sous-direction du droit des régulations économiques traite du droit financier, du droit des assurances, du droit des entreprises et donne des conseils dans le domaine du numérique pour la protection des données personnelles. Je précise que nous sommes une direction de conseil et non une direction opérationnelle. Nous n'effectuons donc pas d'achats. C'est la direction des achats de l'État (DAE) qui exerce la pratique des achats publics.

Voici maintenant quelques chiffres concernant la commande publique. En 2019, nous avons enregistré 170 000 marchés pour un montant d'un peu plus de 110 milliards d'euros. Les PME représentent plus de 60 % du total en nombre et 30 % en montant. La répartition entre fournitures et travaux est variable. Par exemple, l'État et les établissements hospitaliers ont beaucoup plus de fournitures. Ces dernières représentent près de 50 % du montant. À l'inverse, les collectivités territoriales dépensent davantage en travaux. Plus de 20 % des marchés sont supérieurs au seuil européen et ils représentent un montant très important.

Les marchés numériques au sens large représentent un montant de 5,3 milliards d'euros, qui se répartit en 2 milliards d'euros pour l'État, dont 500 millions d'euros pour les armées, et 500 millions d'euros pour les collectivités territoriales. Les autres acheteurs, qui représentent environ 3 milliards d'euros, sont essentiellement les opérateurs de réseaux. L'acteur le plus important sur ce marché est la SNCF, qui représente 800 millions d'euros, EDF représentant 700 millions d'euros.

S'agissant de la souveraineté numérique nationale et européenne, notre droit est assez contraint, car, si l'on excepte les marchés de défense et de sécurité, pour lesquels nous pouvons faire valoir une préférence européenne, les outils permettant de défendre la préférence sont très limités. Je les cite rapidement pour les écarter, car ils ne sont pas applicables aux marchés informatiques. Le premier est la possibilité de déroger aux procédures de publicité et de mise en concurrence en cas de menace grave. Nous ne nous inscrivons évidemment pas dans ce cadre. Le deuxième est l'article 52 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui permet de déroger, pour des raisons d'ordre public et de sécurité publique, à un certain nombre de principes européens, notamment la liberté d'établissement. Le problème est qu'un argument économique n'est pas suffisant pour déroger aux principes applicables au sein de l'Union européenne. Néanmoins, cet article peut être une piste de développement d'autres outils. L'État a engagé des réflexions sur l'instauration d'un cloud souverain sur la base de l'article 52. Pour le reste, nous sommes très encadrés par l'accord sur les marchés publics (AMP), parce que contrairement aux États-Unis qui ont négocié un Buy American Act, l'Union européenne n'a pas négocié ce dispositif et ne peut défendre une préférence européenne.

Il existe néanmoins au sein des directives deux articles qui nous permettent de restreindre un peu l'accès des pays tiers aux marchés européens. Le premier est l'article 85 de la directive de 2014, qui a été transposé à l'article L. 2153-2 du code de la commande publique. Il permet d'écarter les offres qui se composent à plus de 50 % de produits provenant d'États tiers à l'Union européenne. Les États tiers sont les États qui n'ont pas signé l'AMP ou qui n'ont pas signé de traités commerciaux bilatéraux avec l'Union européenne. Cet article n'est pas d'application aisée. Tout d'abord, il ne s'applique qu'aux opérateurs de réseaux, c'est-à-dire aux domaines de l'eau, de l'énergie et des transports. Ensuite, il ne s'applique qu'aux marchés de fournitures. Si le marché est à la fois un marché de services et de fournitures, l'article 85 n'est pas applicable. En outre, il est complexe à mettre en œuvre, car il est très difficile de déterminer l'origine du produit, qui diffère selon les États de l'Union européenne. Il suffit donc d'entrer dans un pays peu regardant pour être considéré comme européen à plus de 50 %. Nous avons tenté de clarifier la situation en publiant récemment une fiche sur l'application de l'article 85.

Par ailleurs, nous avons interprété a contrario l'article 25 de la directive pour introduire dans la code de la commande publique l'article L. 2153-1, qui permet d'écarter une offre d'une entreprise issue d'un État tiers. Cet article n'est pas simple à appliquer non plus, notamment parce qu'il est difficile de déterminer le champ exact couvert par l'accord sur les marchés publics et les traités bilatéraux. S'agissant de l'accord sur les marchés publics, chaque pays peut émettre ce que l'on appelle une offre de couverture : il n'adhère pas à l'ensemble de l'AMP, mais il choisit les secteurs pour lesquels il adhère. Il est par conséquent compliqué de savoir ce qui est couvert par l'accord. Par ailleurs, cet article ne s'applique qu'aux offres provenant d'entreprises situées dans des États tiers et ne s'applique donc pas lorsqu'il existe une filiale en France ou en Europe. Or, l'entreprise soumissionnaire compte très souvent un établissement en France ou en Europe. Elle ne peut donc être écartée au seul motif qu'elle appartient à un groupe étranger. Le pourcentage de marchés publics attribués à des entreprises étrangères est très faible, de l'ordre de 2 à 3 %, ce qui est assez contre-intuitif, mais dans de nombreux cas, elles comptent des filiales françaises. La dernière fragilité de ce dispositif est qu'il s'agit d'une interprétation a contrario dans le domaine des négociations commerciales, qui est un domaine exclusif de la Commission.

Dans le groupe de travail « marchés publics », nous tentons d'obtenir de l'Union européenne des avancées sur ces sujets et en particulier une modification des directives, et ce, à plusieurs fins. Premièrement, nous souhaiterions clarifier ce qui peut être fait dans le cadre de l'article 25 de la directive 2014, tel que transposé. Il serait souhaitable que l'Union européenne puisse aider ses membres à déterminer la liste des pays et des produits couverts par les accords commerciaux, afin de savoir avec précision dans quels cas une offre d'État tiers peut être écartée. Un autre objectif est de clarifier l'application de l'article 85 qui comporte la notion de produit d'origine et d'étendre cet article à l'ensemble des acteurs, au-delà des opérateurs de réseaux. L'enjeu est de travailler dans le cadre des directives, parce que s'engager dans une renégociation de l'accord sur les marchés publics semble très compliqué. La France est assez isolée sur ce sujet complexe. Il est plus efficace d'utiliser l'ensemble des possibilités offertes par les directives pour favoriser les offres européennes dans les secteurs stratégiques.

Cela étant, en dehors de cette action, le code de la commande publique comporte des outils qui nous permettent de tenter de privilégier l'offre européenne. Comme nous le rappelons souvent dans les fiches que nous publions, le sourcing est un élément essentiel. Il est très important de connaître l'offre nationale pour pouvoir adapter la demande en conséquence. L'allotissement permet aux petites entreprises nationales d'accéder aux marchés publics. Il est par ailleurs important de choisir des critères qui ne soient pas seulement liés aux prix, mais qui concernent également la qualité. Par exemple, on parle souvent du critère environnemental. Les critères doivent être pondérés de manière à ce que le prix ne soit pas le seul élément pris en compte dans la sélection. Il est également possible d'établir des clauses d'exécution sur la sécurité et l'intégrité des données. On recommande également de porter une grande attention à l'application du RGPD. Il n'est pas possible de rejeter une candidature au seul motif que l'entreprise est soumise au Cloud Act américain. En d'autres termes, le droit de la commande publique ne permet pas de rejeter une candidature parce qu'une entreprise pourrait ne pas respecter les règles nationales et européennes. Nous pouvons toutefois maximiser les chances des entreprises européennes en rappelant la nécessité de respecter le RGPD. Par exemple, lorsque des données présentent un caractère sensible, on peut exiger leur stockage en Europe et interdire le contrôle des données depuis un groupe installé hors du territoire européen. On peut également prévoir de sanctionner la transmission des données à caractère personnel, y compris si elle est censée s'effectuer en application d'une législation étrangère. On peut enfin faire de toutes ces garanties un critère de classement.

Nous sommes en train de mener un travail sur les cahiers des clauses administratives générales (CCAG). Bien que ces documents ne soient pas obligatoires, les acheteurs y recourent très fréquemment. Dans une révision assez générale de ces CCAG, qui seront publiés au mois d'avril, un certain nombre de travaux ont porté sur la protection des données personnelles. Nous proposons d'insérer dans l'ensemble des CCAG des dispositions rappelant les règles du RGPD. Nous proposons en outre de prévoir une obligation de déclaration informant l'acheteur en cas de recours à un sous-traitant pour la mise en œuvre du traitement de données. Nous proposons aussi une obligation d'informer l'acheteur de toutes les mesures lui permettant de s'opposer à des transmissions de données qui seraient contraires à la réglementation européenne. Nous proposons enfin de prévoir des pénalités en cas de violation de la protection des données. La révision des CCAG vise en somme à renforcer la protection des données personnelles.

Vous avez évoqué les achats innovants. Il s'agit d'une expérimentation qui date de décembre 2018, permettant de dispenser de publicité de mise en concurrence les achats de produits innovants au-dessous de 100 000 euros jusqu'au 24 décembre 2021. Nous devrions obtenir un bilan de cette expérimentation au mois de juin. Au 1er janvier, 174 marchés ont été déclarés auprès de l'OECP pour un total de 11 millions d'euros, très probablement sous-estimé. De manière générale, les acheteurs déclarent assez peu leur marché à l'OECP et les achats innovants sont compliqués à déclarer. Les premiers résultats fournissent néanmoins un bon aperçu du dispositif. Il est utilisé principalement, à près de 60 %, pour les marchés de services. La moitié de ces marchés portent sur des montants supérieurs à 75 000 euros et les marchés informatiques ne représentent qu'un tiers de ces marchés innovants. De nombreux marchés concernent l'achat responsable, c'est-à-dire l'innovation sociale et environnementale, ainsi que l'économie circulaire.

Afin de favoriser le recours à ce dispositif, nous avons publié un guide définissant un faisceau d'indices qui permettent de qualifier un achat d'innovant. Le principal frein au recours à ce dispositif est l'incertitude autour de la notion d'achat innovant. Il importe de savoir si l'on se trouve dans un cadre qui permet de se dispenser de publicité et de mise en concurrence. Il n'est pas certain que ce soit suffisant, mais c'est tout ce que nous avons pu faire à notre niveau. Le guide ayant été largement téléchargé, nous espérons qu'il aura aidé les acheteurs à s'emparer de ce dispositif, même si les chiffres que je cite sont, pour l'heure, un peu décevants.

Dans la réglementation nationale récente, la loi ASAP a été adoptée dans un objectif de simplification des procédures et de soutien à l'économie. La mesure phare, qui n'est pas forcément très applicable aux marchés numériques, est la dispense de publicité et de mise en concurrence pour les marchés de travaux, en-dessous de 100 000 euros, jusqu'au 31 décembre 2022. La loi pérennise aussi un certain nombre de mesures prises pendant l'état d'urgence sanitaire. Elle rappelle notamment que les entreprises en redressement judiciaire bénéficiant d'un plan de redressement peuvent soumissionner aux marchés publics. Le Conseil d'État l'avait dit, mais cette possibilité demeure peu connue des acheteurs. Des dispositions permettent également de réserver, pour les marchés globaux, des parts aux TPE/PME.

Une autre mesure, qui a été très mal comprise, permet, pour un motif d'intérêt général, de se dispenser de recourir à la publicité et à la mise en concurrence. Elle a été mal comprise tout d'abord parce qu'elle ne s'applique qu'en-dessous des seuils européens. Au-dessus de ces seuils, on s'inscrit, par définition, dans le cadre des règles européennes de publicité et de mise en concurrence. L'idée n'est pas de permettre à un acheteur considérant qu'il a un motif d'intérêt général de se dispenser des formalités de publicité et de mise en concurrence. La disposition vise plutôt à fournir une base législative à des mesures règlementaires de dérogation de publicité et de mise en concurrence qui seront prises par décret en Conseil d'État, avec un contrôle strict de ce dernier. Par exemple, si l'on pérennise la disposition de l'achat innovant afin de soutenir l'écosystème des start-up nationales, l'intérêt général du soutien aux start-up permettra de justifier la dérogation au seuil de publicité et de mise en concurrence. La mesure doit s'appliquer à des secteurs très précis, de manière limitée et sous le contrôle du Conseil d'État. Par conséquent, le champ d'application de cette mesure demeure très limité.

Le plan de transformation numérique de la commande publique court sur cinq ans, de 2018 à 2022. Il associe la direction des affaires juridiques, la direction des achats de l'État et l'agence pour l'informatique financière de l'État. Il a bénéficié d'un soutien du fonds de transition numérique de l'action publique. L'objectif du plan est de dématérialiser, de bout en bout, les différentes étapes de la commande publique. Nous avons conduit une dématérialisation de la passation des marchés publics en octobre 2018. Il s'agissait d'une obligation européenne, que nous avons appliquée en dessous des seuils européens. Le projet est de dématérialiser la suite de la chaîne de la commande publique, et notamment l'exécution des marchés publics. Afin d'atteindre cet objectif ambitieux, nous essayons de développer l'interopérabilité entre les systèmes d'information, et surtout la création de briques en open source qui pourront être implémentées sur les plateformes des acheteurs, qu'on appelle les profils d'acheteurs. Le projet se construit autour de la plateforme d'achat de l'État. On y associe un certain nombre d'importantes plateformes d'acheteurs, Maximilien pour l'Ile-de-France et Mégalis pour la Bretagne. L'enjeu est de faire croître à une taille critique les plateformes qui utilisent ces briques en open source, afin qu'elles puissent se diffuser vers l'ensemble des acheteurs publics.

Jusqu'en 2020, nous avons surtout travaillé sur le socle du projet, c'est-à-dire le cadre commun d'urbanisation et la cartographie des SI. Le projet n'est donc pas encore très visible de l'extérieur. À compter de l'année prochaine, nous pourrons offrir des services permettant de favoriser la dématérialisation, tels que la signature électronique ou la transmission des avis de publicité. Les avis de publicité seront regroupés sur un portail, ce qui permettra aux entreprises de les consulter en un lieu unique. Le projet a pris un peu de retard en raison du COVID, mais il se poursuit et nous devrions pouvoir offrir un certain nombre de briques aux acheteurs en 2022, leur permettant de dématérialiser de bout en bout la commande publique.

J'évoquerai pour terminer la prise de risque que vous avez mentionnée en introduction. Il est certain que la commande publique est une opération très complexe. Cela ne tient pas au droit national, mais au droit européen. Lors de la transposition des directives, nous avons donc tenté de porter le souci de simplification au niveau européen. Nous continuerons de défendre ce besoin, mais nous sommes très encadrés par le droit européen. Nous avons adopté, au cours des dernières années, plusieurs mesures destinées à favoriser cette simplification. Je ne suis pas certaine que nous puissions aller plus loin. Il convient à présent d'utiliser les outils existants. Il est donc important de bien communiquer sur ce que permet le code de la commande publique.

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