Sur la question de la souveraineté numérique, je souhaite partir d'un exemple tout récent. Il s'agit tout simplement du bras de fer qui se joue actuellement entre Twitter et le gouvernement indien.
Le gouvernement indien affronte aujourd'hui une forte contestation en raison d'une réforme agricole. Des mouvements de protestation se sont déroulés à New Delhi, où les paysans sont descendus dans la rue. Dans ce contexte, le gouvernement indien a demandé à Twitter de suspendre ou de bloquer des comptes de personnes appelant à la sédition. Twitter a obtempéré jusqu'à un certain point, tout en refusant de suspendre les comptes de certaines personnes considérées comme des journalistes, des activistes ou assumant des responsabilités politiques. Cela donne lieu à un bras de fer entre le gouvernement indien et Twitter. Ce dernier argue que ses conditions d'utilisation doivent être appliquées en l'état, et considère que sa démarche est conforme au droit indien. De son côté, le gouvernement souligne qu'il dispose de texte permettant de jeter en prison les représentants de Twitter présents sur le sol national s'ils ne respectent pas ses demandes et ses règles.
Cette affaire exprime bien la manière dont nous pouvons envisager la question de la souveraineté numérique, à travers l'idée d'un bras de fer entre les États et les plateformes. Même si des règles juridiques s'appliquent au monde virtuel et aux plateformes, celles-ci ont acquis une telle force de frappe et une telle indépendance qu'elles sont en mesure de faire ce qu'elles veulent, de fonctionner en se référant d'abord à leurs conditions d'utilisation. Ces plateformes s'appuient aussi sur le fait qu'elles sont implantées aux États-Unis et qu'elles se conforment avant tout à la législation américaine.
Cela représente aujourd'hui une vraie difficulté, qui relève du cœur de ce que nous appelons la souveraineté. Dans notre République, la souveraineté est celle du peuple, mais nous l'exerçons au travers de nos représentants et elle est incarnée par l'État. Cette affirmation de l'autorité de l'État pose un problème dans le monde virtuel, a fortiori face à des plateformes de cette taille et donc de cette puissance.
Le volet de la souveraineté comprend bien évidemment d'autres aspects. Qui dit souveraineté dit aussi indépendance, c'est-à-dire indépendance technologique. Nous avons pris conscience, à la faveur de la crise sanitaire, de notre dépendance à des technologies principalement américaines – nous sommes aujourd'hui sur Zoom et j'enseigne avec ces outils depuis presque un an maintenant. De fait, nous avons en permanence le sentiment de buter sur cette dépendance technologique pour un grand nombre de sujets, en particulier la question du stockage des données.
On nous dit que les grands fournisseurs, comme Amazon, Microsoft et Google, sont ceux qui présentent les meilleurs services au moindre coût. Ce volet, un peu moins juridique, de la souveraineté numérique englobe l'idée de la data sovereignty, ou souveraineté des data, dont nous parlons beaucoup dans la littérature académique. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, une bonne ou une mauvaise stratégie ?
Enfin, la souveraineté est aussi celle du peuple. Dans l'univers numérique, le peuple a son mot à dire. Parfois, nous utilisons ce terme pour dire que nous avons tous, en tant que citoyens, le droit de reprendre la main, de ne pas nous faire imposer par les plateformes des conditions d'utilisation, des algorithmes ou des collectes de nos données que nous ne souhaitons pas. Là encore, nous pourrions imaginer l'existence de nouveaux droits fondamentaux en ligne, qui refléteraient ceux dont nous disposons dans le monde réel.