Intervention de Pr Thibault Douville

Réunion du jeudi 11 mars 2021 à 11h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Pr Thibault Douville, professeur des universités, directeur du master Droit du numérique à l'Université Caen Normandie :

Je répondrai d'abord à l'argument de l'identité constitutionnelle de la France comme moyen d'échapper à cette jurisprudence et plus largement au régime applicable à la protection de la vie privée dans le cadre des communications électroniques. L'identité constitutionnelle de la France est une notion assez récente, découverte par le Conseil constitutionnel au début des années 2000. À l'occasion de la transposition en droit interne d'une directive communautaire, le Conseil constitutionnel a estimé, par une décision en date du 27 juillet 2006, que s'il n'appartenait qu'au juge communautaire de contrôler le respect de cette directive et des compétences définies par les traités, il a précisé que la directive pourrait faire l'objet d'un contrôle dans l'hypothèse où elle irait à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France. Plus tôt, dans une décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel avait évoqué l'idée de l'identité nationale inhérente aux structures fondamentales et politiques constitutionnelles de la France.

Cette notion pose un problème de définition. Nous avons bien du mal à identifier le contenu de l'identité constitutionnelle de la France : la langue, l'unicité du peuple, la laïcité peuvent naturellement en faire partie. La procédure pénale et la conservation des données à fins de prévention des infractions ou de lutte contre la criminalité relèvent-elles de l'identité constitutionnelle ? Doit-on considérer que l'exercice de la souveraineté pour garantir la sûreté publique est rattaché à l'identité constitutionnelle de la France ?

À mon sens, cela n'est pas le cas, pour deux raisons au moins. Tout d'abord, les dispositions relatives à la protection des données de communications électroniques font l'objet d'une européanisation depuis bientôt vingt ans. L'État français applique cette législation, sans avoir jusqu'à présent invoqué l'identité constitutionnelle de la France. Ensuite, du point de vue du droit de l'Union européenne, l'invocation de l'identité constitutionnelle de la France permettrait d'échapper à l'application du droit de l'Union. Cet élément pose question. Un certain nombre de matières ne relèvent pas du champ du droit de l'Union, comme par exemple la défense nationale. La lutte contre les infractions ou la criminalité, en revanche, fait l'objet d'une européanisation. J'ai du mal à imaginer, dans ce contexte, en quoi les dispositions internes en matière de procédure pénale et de conservation des données présentent une spécificité française. Enfin, la France sert de modèle et invoquer l'identité constitutionnelle nationale pour échapper à l'application de ces dispositions conduirait d'autres États à tirer parti de l'argument.

Je note un point important : pourquoi le droit de l'Union européenne et le RGPD ont-ils vocation à s'appliquer ? Le droit de l'Union s'applique car sont visées, à chaque fois, des exigences de conservation de données qui s'imposent aux acteurs des traitements de données. C'est dans ce contexte que la Cour de justice a été amenée à se prononcer. J'ai du mal à concevoir que la législation interne pourrait être considérée comme distinctive par rapport au droit des autres États ou au droit de l'Union, et permettrait de justifier une forme d'exemption. Le Conseil constitutionnel n'a par ailleurs pas donné de définition générale de la notion d'identité constitutionnelle de la France, ce qui laisse la question en suspens.

Je répondrai maintenant à votre question sur les changements induits par cet arrêt en ce qui concerne la procédure pénale. L'arrêt Prokoratuur a une incidence en droit pénal interne, notamment du point de vue des actes d'instruction ou bien des actes d'enquête hors instruction. Pour l'instant, le juge des libertés et de la détention n'a pas vocation à autoriser la conservation ou l'accès aux données : un travail de réécriture serait donc à opérer de ce point de vue.

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