C'est un point intéressant, dans la mesure où cette idée de troisième voie – sur laquelle je travaille actuellement – n'est pas nouvelle. Si l'on en retrace la généalogie, cette notion de troisième voie est surtout mise en avant depuis l'affaire Edward Snowden. À l'origine, certaines propositions politiques ont pu sembler farfelues ou décalées. En 2013, la proposition d'Angela Merkel de mise en place d'un Schengen de l'Internet avait suscité une série d'incompréhensions politiques à différents niveaux, avant d'être balayée d'un revers de main par les Américains. Je songe également aux stratégies d'évitement d'une ultra-dépendance aux câbles sous-marins contrôlés par des sociétés américaines. La question n'est donc pas nouvelle, puisque ces propositions pouvaient être envisagées, à l'époque, comme une forme de troisième voie permettant à l'Europe de se positionner entre cette vision très libertarienne à la californienne – bien que soutenue par le pouvoir fédéral – et cette vision techno-autoritaire à la chinoise.
Depuis, l'accent a fortement été mis sur les valeurs, en particulier avec l'adoption du RGPD en mai 2018. Loin de moi l'idée de critiquer ce point précis de la diplomatie numérique des États européens. Cela dit, alors que la diplomatie numérique à l'européenne se place uniquement sur la défense des valeurs, en particulier de l'éthique en matière de données et d'intelligence artificielle, les deux blocs américain et chinois n'ont absolument aucune pudeur à s'affranchir de ce type de considérations et à s'inscrire dans des logiques de puissance assez classiques. Je ne souhaite absolument pas relativiser ou mettre sous le tapis ce type de politique éminemment louable. Est-ce toutefois suffisant pour être en mesure de peser sur la scène internationale ? Est-ce suffisant pour entrer dans une démarche plus soutenue de souveraineté numérique ? Je n'en suis pas totalement certain.
Un choix est à opérer dans cette logique de troisième voie. Doit-elle impliquer une démarche plus proactive en matière numérique ou devons-nous nous reposer sur la défense d'une vision spécifique du numérique, qui nous classerait à part sur cette carte numérique internationale ? Ces questions demeurent ouvertes. En tout état de cause, nous parvenons à un tournant dans cette approche de troisième voie. Dans d'autres régions du monde, en Asie du Sud-Est, dans le sous-continent indien, en Afrique, au Moyen-Orient, les approches et les politiques américaines et chinoises s'entrechoquent et s'affrontent, tandis que l'Europe est parfois très absente. Nous devons donc veiller à ne pas rester invisibles ou en retrait sur notre piédestal de la défense d'un monde libre et débarrassé de ses contingences les moins réjouissantes. Ces éléments semblent peut-être abstraits, mais je suis convaincu que toute réflexion ultérieure sur cette idée de troisième voie devrait nous amener à penser le type de modèle que nous souhaiterions défendre.