Vos travaux sont essentiels et portent sur un thème majeur. Palantir est un acteur important du big data dont beaucoup parlent alors que peu le connaissent. Ce n'est pas nécessairement de leur faute. Jusqu'à récemment, Palantir n'était pas une entreprise qui communiquait systématiquement sur ses produits et ses clients. Les règles ont changé dès lors que Palantir s'est introduite en bourse, en octobre dernier. Elle est désormais régie par une transparence très forte sur ses clients et ses produits, qui permettra de démystifier l'entreprise.
Le thème de la souveraineté est pour moi fondamental. J'ai travaillé dans l'industrie aéronautique pendant vingt-cinq ans. J'ai été à la tête d'entreprises souveraines de la défense ou de l'aéronautique, dans des secteurs clés pour notre industrie, en concurrence notamment avec de grands groupes américains, des sociétés très fortes dans le domaine.
En matière de numérique, la question de la légitimité ne se pose pas. Nous nous cachons quelque peu derrière l'Europe pour parler de la France. Le numérique est un domaine qui devient prépondérant. Il l'est déjà dans nos vies personnelles et Palantir est un acteur B to B très spécifique. Il le devient dans la vie publique, les modes de travail, les modes de vie, les modes de société. Il est normal qu'il y ait des débats sur la façon de réguler ce développement du numérique, sur les règles qui doivent être établies au plan national et sur la confiance que l'on place dans les acteurs.
Le numérique devient un différenciant majeur. On l'a vu pendant la crise du Covid. Pris de court, nous avons du mal à coordonner les services, à gérer la pénurie, à préparer la logistique pour la vaccination. Des solutions existent et sont mises en œuvre pour permettre ce genre d'actions au niveau des États, pour la lutte contre la grande criminalité, la fraude, le terrorisme, la protection des personnes, avec des débats politiques sur l'utilisation de telles technologies sans lesquelles nos populations sont moins protégées. C'est le soutien à nos forces. Je crois que la ministre des Armées l'a rappelé, le numérique devient aussi important qu'un avion de chasse ou un missile dans un certain nombre de missions. C'est aussi le cas pour le compte des entreprises, qui n'ont pas d'autre choix que de protéger leurs données et de les valoriser.
Palantir reste une petite société. Vous n'êtes pas face au représentant d'Oracle, d'Amazon, de Google ou de Microsoft. C'est une entreprise qui a un peu plus de 2 500 employés. Elle a été créée en 2004 dans la Silicon Valley, à la suite des attentats de septembre 2001, avec la conviction des trois fondateurs, qui sont restés actionnaires, dont l'un est président du conseil d'administration et un autre directeur général, que les nouvelles technologies permettraient de prévenir de tels attentats en regroupant l'ensemble des informations, qui étaient très dispersées, mais qui existaient, afin de les mettre à disposition des services d'enquête pour éviter ces attentats. Il s'agissait du fondement même de la création de cette société. Depuis, elle s'est développée sur ce créneau sécuritaire, aux États-Unis, mais aussi dans de nombreux pays d'Europe. La France a choisi cette solution pour son efficacité, en 2016. À partir de 2013-2014, les technologies ont été développées pour permettre aux entreprises commerciales de disposer d'outils qui favorisent l'intégration et la valorisation de leurs données.
Malgré sa faible taille, environ 1,1 milliard de dollars, mais en très forte croissance, Palantir est l'un des acteurs reconnus comme majeurs dans le big data. Elle a développé des technologies qui sont en pointe et qui n'ont pas d'égal, dès lors que l'on gère une grande complexité de données. La communauté de la tech la reconnaît comme telle.
Palantir travaille à la fois pour des gouvernements, le gouvernement américain notamment, mais aussi les démocraties occidentales, les pays européens, le Japon et la Corée du Sud. Elle ne travaille pas avec l'ensemble des pays. Elle ne travaille pas en Chine, en Russie et dans des pays dans lesquels l'utilisation de tels logiciels pourrait ne pas respecter certaines règles d'éthique du point de vue des fondateurs de l'entreprise.
Les missions gouvernementales sont variées. Elles ne sont pas limitées aux domaines que j'ai mentionnés. Elles peuvent aller de la lutte contre la fraude et la criminalité à des missions de préparation de plans d'investissement pour la transition énergétique ou la préparation des transports de demain. Elles peuvent concerner le soutien à une politique de santé dynamique, à grande échelle. Les applications sont devenues nombreuses. Des missions sont également menées pour certains ministères de la Défense, comme la maintenance du matériel, le regroupement des informations des capteurs du champ de bataille qui permettent aux troupes d'être davantage protégées.
Concernant l'entreprise, la plateforme Foundry – qui n'est pas spécifique, car nous ne sommes pas des experts d'un domaine particulier, nous sommes des experts de la donnée – valorise à très grande échelle les données fournies par le client lui-même, à partir d'un déploiement très simple, sur l'architecture qu'il a choisie. Cette plateforme couvre pratiquement tous les modules importants de la chaîne du big data. Elle se connecte aux données que le client souhaite intégrer. Elle en facilite la préparation, le nettoyage, la mise à jour. Elle donne ensuite la main aux opérationnels qui, par l'intermédiaire de modules, peuvent visualiser la donnée, faire du reporting, de l'analyse ou développer de l'algorithmie d'intelligence artificielle.
Nous ne sommes pas présents dans deux domaines. Le premier est l'algorithmie, qui doit être, selon nous, largement maîtrisée par le client et les entreprises avec lesquelles celui-ci souhaite travailler. Nous avons la chance d'avoir un grand nombre de start-up françaises extrêmement performantes et dynamiques. Le second domaine est celui de l'hébergement des données. Les solutions de Palantir fonctionnent avec de nombreuses solutions d'hébergement, des clouds, et, pour des usages stratégiques, gouvernementaux ou bancaires, des serveurs internes, ce que l'on appelle on premise. Ces derniers sont conservés et pilotés par le client. Les données ne sont pas diffusées à un tiers partenaire de cloud.
En d'autres termes, la spécificité de Palantir est d'avoir su intégrer dans une plateforme logicielle d'une grande simplicité d'utilisation, mais d'une grande complexité technologique, la continuité numérique, depuis la donnée source jusqu'à la mise à disposition de cette donnée aux opérationnels, y compris aux data scientists.
Les points forts sont cette capacité à se connecter à n'importe quelle source de données, de n'importe quel volume et n'importe quel niveau de complexité. Ce point a été démontré à de très nombreuses reprises.
Un autre avantage est la sécurité de la plateforme. Elle est essentielle dès lors que l'on regroupe des informations. Cela suppose qu'à travers cette plateforme, le client puisse établir une gouvernance de la donnée qui lui permette de vérifier les accès qu'il donne, pour quelle raison telle personne de l'organisation a accès à telle donnée. La plateforme permet aussi de tracer les logs, c'est-à-dire retrace qui utilise la plateforme et pour quel usage, de voir les modifications opérées par le client sur les données sources, avec une grande transparence sur les évolutions algorithmiques et logicielles mises en œuvre. L'objectif est de garantir une sécurité, une segmentation essentielle dès lors que l'on regroupe beaucoup de données.
À titre d'exemple, Airbus avait décidé de créer un écosystème pour être connecté à tous ses clients, compagnies aériennes, notamment pour améliorer la performance en service des avions. Des échanges de données sont acceptés entre les compagnies aériennes et Airbus, mais non entre les compagnies aériennes elles-mêmes, qui sont concurrentes. Cette plateforme a permis de le faire et de le démontrer à plus de cent reprises puisque 130 compagnies aériennes sont connectées à cette plateforme Skywise, pilotée par Airbus, qui est une première mondiale à cette échelle.
Une des autres spécificités de notre plateforme est que son design permet au client de respecter la loi et la protection des données personnelles. Vous me direz que c'est la moindre des choses, mais ce n'est pas partout évident. Il s'agit du legal by design. Nous n'avons pas eu à modifier le logiciel lorsque le Règlement général sur la protection des données (RGPD) a été édicté. Bien au-delà, nous permettons au client d'avoir une granularité beaucoup plus fine que ce qui est demandé actuellement par la loi. Non seulement nous ne regrettons pas la mise en œuvre du RGPD, mais ce type de règle est essentiel pour combiner l'utilisation de technologies qui sont indispensables pour que la France se modernise et ne soit pas dépassée par rapport à d'autres pays. Nous continuons ainsi à obéir à des règles d'éthique qui peuvent être tracées, contrôlées et auditées.
De plus, je n'ai guère vu de solution qui permette à des non-experts d'utiliser les données sur une plateforme. Foundry le permet. Elle fait le lien entre le monde de la donnée, de l'analytique et le monde opérationnel. Par exemple, si je suis un technicien de maintenance, je sais, sans formation particulière dans le numérique, utiliser des modules qui ne nécessitent pas que je sache coder ou même utiliser des tableaux Excel. Si je suis un ouvrier d'Airbus, un compagnon sur la chaîne d'assemblage, je vais pouvoir m'assurer qu'en cas de problème de qualité, j'ai des aides à la décision qui viennent du logiciel.
Le logiciel permet à diverses équipes de collaborer sur un sujet donné. C'est un élément essentiel de ce que peut apporter l'intégration des données. Nous savons faire travailler des sous-traitants avec des clients, différents secteurs d'activité qui sont normalement dans des « silos » organisationnels, notamment dans de grands groupes.
Enfin, je n'ai pas vu de limite de taille ou de complexité dans la gestion de bases de données de nos clients.
Je présente souvent Palantir comme un anti-GAFA, non seulement par la taille, mais aussi parce que nous ne récupérons pas de données. Nous nous refusons à faire du data crunching, c'est-à-dire aller récupérer des données pour le client. Des données sont disponibles en open source, de l' open data, ce qui est différent. Tout le monde a accès à ces données et nous permettons à nos clients de les intégrer très simplement.
Nous l'avons fait à de nombreuses reprises auprès de nos clients industriels pendant la crise du Covid. Il y avait beaucoup d'informations publiques. Ces entreprises devaient pouvoir réagir, établir des scénarios, faire des simulations en fonction des évolutions de l'épidémie, qui impacte la demande, leur clientèle, mais aussi leur base de sous-traitance, leurs flux d'approvisionnement. Nous avons apporté ces éléments en temps réel.
En outre, nous ne stockons pas les données. Ainsi, ce que j'entends sur le fait que Palantir récupérerait les données, de santé ou d'autres domaines, de ses clients et deviendrait le « roi du monde » est faux. Palantir n'a pas accès aux données, sauf lorsque le client demande un soutien spécifique d'ingénieurs de Palantir pour l'aider à atteindre des objectifs opérationnels.
Dans le travail d'enquête sur la lutte antiterroriste, l'un des domaines sensibles, les ingénieurs de Palantir et les enquêteurs ne travaillent jamais « main dans la main ». Les enquêteurs ont été formés pour valoriser eux-mêmes leur travail. Lorsqu'il y a besoin d'un soutien technique particulier, les équipes de Palantir sont présentes. En France, ce sont des ingénieurs français sortant des plus grandes écoles, qui ont été habilités, avec le degré adéquat d'habilitation, par le ministère de l'Intérieur.
Nous ne manipulons pas les données des clients. Nous ne les vendons pas, nous ne les monétisons pas. Nous permettons au client de valoriser lui-même sa mine d'or constituée de toutes les données disponibles, beaucoup plus vite qu'avec toute autre solution. Il peut soit rattraper son retard, soit prendre de l'avance sur les solutions plus classiques du big data qui sont proposées par de plus grands groupes. Palantir a investi au total environ 3 milliards de dollars depuis sa création, dans seulement deux plateformes logicielles, l'une pour un usage d'enquêteur gouvernemental, l'autre, générique, pour l'ensemble des autres activités, notamment commerciales.
Enfin, vous pouvez penser que si vous travaillez avec Palantir, vous serez « scotchés » à tout jamais avec nous, que si vous déployez la plateforme logicielle, vous serez pieds et poings liés, ce qui peut vous poser un problème de souveraineté. Vous ne voulez pas dépendre d'un partenaire dans la durée. Sachez d'abord que la plupart de nos clients étendent leurs contrats et que dans le domaine commercial, où la concurrence est forte, la durée moyenne de ces contrats s'établit à plus de six ans, ce qui montre une relation de confiance.
De plus, la plateforme logicielle n'est pas basée sur des codes propriétaires, que vous trouverez chez des éditeurs que je ne nommerai pas, dont certains sont français. Vous choisissez leur logiciel, il peut être excellent, mais ensuite, il est quasiment impossible d'en sortir. J'ai vécu cette expérience dans l'aéronautique, au moins auprès de deux grandes entreprises mondiales. Là, vous avez une plateforme logicielle dont la propriété intellectuelle appartient à Palantir, mais tout ce qui est développé peut l'être avec des codes du commerce, de l' open source. Tout ce qui est développé par le client lui appartient. Nous ne discutons pas de ces points.
Nous avons également démontré, à de nombreuses reprises, la réversibilité de la solution. Un client qui a développé son intégration et son analyse de données sur la plateforme peut, dès lors qu'il y aurait un concurrent meilleur ou français, changer simplement cette solution. Nous faisons évoluer en permanence les technologies et nous conservons une longueur d'avance sur la concurrence. Notre intérêt commercial est d'expliquer au client qu'il n'est pas bloqué avec nous et que nous travaillons dans un partenariat qui peut évoluer dans la durée. Nous espérons conserver le client, mais il peut sortir.
En France, nous sommes passés d'une trentaine d'ingénieurs, lorsque j'ai rejoint Palantir, fin 2018, à un peu plus d'une centaine. Nous sommes restés stables l'année dernière. Ce sont des ingénieurs de très haut niveau, qui ont une double compétence. Ils ont évidemment une compétence de data science. Ils sont capables de maîtriser parfaitement les outils, de former des utilisateurs. Ils ont aussi un sens business qui leur permet d'appréhender les enjeux opérationnels des clients. S'il s'agit, par exemple, de qualité de produits en usine, il faut être capable d'aller dans des usines et de s'interfacer avec de vrais opérationnels, les aider à comprendre ce qu'ils peuvent faire de cette plateforme.
Nous avons très peu d'équipes commerciales, ce qui est sans doute un point de faiblesse. Nous essayons de vendre notre produit à travers son excellence technique et notre approche de partenariat.
Nous avons la volonté de devenir, malgré la nationalité de la société mère, un acteur français de la tech – piloté par des ingénieurs français, lorsque cela est demandé. De plus en plus de groupes internationaux sont basés en France et nécessitent des équipes internationales, mais dans les cas de missions de souveraineté, il est bon de proposer des ingénieurs de talent, qualifiés, si nécessaire habilités et français.
Enfin, nous nous inscrivons dans un cadre où nous ne sommes pas un spécialiste de l'intelligence artificielle. Nous facilitons très grandement le travail des start-up qui, elles, pour la plupart, sont focalisées sur une application, sur des algorithmes qui permettent de donner de la valeur dès lors que les données sont disponibles. Nous sommes le catalyseur d'un écosystème. Je viens d'un grand groupe, le groupe Airbus. Il n'y avait pas que les avions dans ce groupe, il y avait aussi les activités de défense. Nous étions en discussion avec tous les autres « gros », ces grands groupes n'ayant ni l'ADN ni l'intérêt de développer un écosystème de start-up françaises qui viendraient petit à petit montrer qu'elles sont plus dynamiques et casser leur monopole.
C'est d'ailleurs ce que Palantir a fait aux États-Unis. Pendant des années, elle a été rejetée du ministère de la Défense. Les « gros » là-bas s'appellent Northrop Grumman, Lockheed Martin, Boeing et bien d'autres. Ils étaient en relation privilégiée avec le ministère de la Défense et se lançaient dans de très grands programmes qui coûtaient des milliards de dollars, une somme à l'échelle américaine, alors que ces « zouaves » de Palantir venaient avec des solutions logicielles qui ne coûtaient même pas 10 % de ces sommes. Ils ont été rejetés pendant des années. Il a fallu qu'ils se battent avec persévérance pour faire changer les règles d'achat aux États-Unis et faire en sorte que les solutions logicielles soient démontrées avant d'être achetées. Si nous procédions ainsi en France, nous aurions beaucoup plus de start-up qui deviendraient des licornes.
Je n'ai pas la prétention de vous apporter la définition de la souveraineté du groupe Palantir. Je vous donne la mienne, en tant que président de Palantir France, citoyen et, je l'espère, acteur de la souveraineté, au moins pendant ma carrière dans l'aéronautique. Pour moi, être souverain, c'est être capable de maîtriser son destin, être capable, dans le domaine du numérique, de faire appel aux meilleures technologies pour atteindre nos objectifs. Ils peuvent être de protéger la nation française, de réformer l'État, d'avoir une politique de santé dynamique, en utilisant les meilleures technologies, tout en en contrôlant l'usage. La technologie numérique, si elle est bien faite, permet les deux.
Pour moi, la souveraineté numérique française ou européenne tient dans cette capacité à définir ses propres règles. La France et l'Europe n'ont pas tout à fait les mêmes règles que les États-Unis ou le Royaume-Uni. Il revient à l'Europe de définir ses règles, comme elle le fait dans GAIA-X. Elle doit dire ce qu'elle attend en tant que client, le check and balance, définir un cadre clair et faire en sorte qu'il soit toujours possible, par le politique, de vérifier comment l'administration utilise les solutions numériques.