Complémentaires, mes propos s'inscriront à la suite de ceux qui viennent d'être tenus. Je partage une vision et une analyse équivalentes de la dynamique qui anime actuellement notre marché.
Je reviendrai d'abord sur certains fondamentaux de l'industrie spatiale. Ils préexistaient à l'émergence des nouvelles constellations de satellites en orbite basse.
À l'évidence, notre marché est celui d'une très haute technologie. Par essence, il revêt un double caractère institutionnel et stratégique. Les États, en particulier les États-Unis, la Chine, mais également la Russie, le financent de manière significative. Nos concurrents y jouissent de soutiens institutionnels et législatifs majeurs. Je pense par exemple au Buy american Act (« loi achetez américain ») de 1933 ou à la législation relative au commerce international des armes ( International Traffic in Arms Regulations, ITAR ) qui favorisent l'industrie nationale.
À ce jour, environ 50 États possèdent des infrastructures spatiales. Un nombre croissant d'entre eux se dotent de moyens autonomes de production. Bien que la France et l'Union européenne reconnaissent l'espace extra-atmosphérique comme un domaine important, voire stratégique, les budgets qu'elles y consacrent demeurent faibles en comparaison de ceux d'autres pays. Sous l'angle de la dépense par habitant, nos budgets dédiés à l'Espace ne nous placent qu'au quatrième rang mondial. Pour donner un ordre de grandeur, celui des États-Unis s'avère cinq fois supérieur, ceux de la Russie et du Japon respectivement trois fois et deux fois plus élevés.
Nos concurrents internationaux dépendent du marché commercial et de la compétition qui s'y livre pour environ 20 % de leur chiffre d'affaires. Ils bénéficient par ailleurs du financement de programmes institutionnels à hauteur de 80 % de ce même chiffre. En Europe, les équilibres se situent plutôt de l'ordre de 50 % en provenance du marché compétitif, l'autre moitié de celle du marché institutionnel.
Dans cet environnement, l'élément nouveau consiste, comme il a été dit, en l'apparition assez massive du secteur privé. C'est le cas de SpaceX, entité présente à la fois sur le segment des lanceurs et sur celui des satellites avec Starlink, ainsi que des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et notamment d'Amazon. Ces acteurs disposent de moyens financiers considérables qui leur permettent de ne pas appliquer les modèles économiques (business models) classiques. Ils procèdent ainsi à des analyses de rentabilité sur le long terme.
Dans cette conjoncture de forte compétition, Thales Alenia Space s'efforce de rester l'un des chefs de file français et européens du satellite, et de consolider sa position. Elle est une co-entreprise, ou entreprise en participation (joint-venture), entre les groupes Thales, pour 67 % de son capital, et Leonardo, à hauteur de 33 %. Implantée dans 17 sites, elle compte environ 7 700 salariés, dont 4 000 en France et 2 000 en Italie. Les autres se répartissent entre plusieurs États européens, en Espagne, en Allemagne, en Belgique, et plus récemment au Royaume-Uni, en Pologne, ainsi qu'en Suisse.
En 2020, en dépit d'une mobilisation et du soutien insignes des agences nationales ‒ l'agence spatiale italienne ( agenzia spaziale italiana, ASI), le centre national d'études spatiales (CNES) et la direction générale de l'armement (DGA) en France ‒ de même que de l'agence spatiale européenne ( European Space Agency, ESA ), la crise sanitaire, les mesures qu'elle a provoquées, ont pesé lourdement sur nos programmes. Le marché de l'exportation s'est également montré quelque peu atone, notamment avec nos clients moyens-orientaux. Les conséquences en apparaissent assez significatives sur notre chiffre d'affaires et sur notre rentabilité. Ainsi, le premier tombe à 1,85 milliard d'euros en 2020, quand il s'établissait à 2,17 milliards d'euros un an plus tôt.
Dans le domaine de la connectivité, Thales Alenia Space se distingue de ses concurrents français, européens et mondiaux. Son implantation nationale se révèle marquée, particulièrement dans le champ des télécommunications et des charges utiles de télécommunication. Les trois-quarts des satellites de télécommunication qu'elle met en orbite géostationnaire sont de fabrication française. Leur production alimente ainsi un vaste tissu de petites et moyennes entreprises (PME) nationales.
Notre prééminence concerne aussi le domaine des constellations spatiales de télécommunications. Depuis la fin des années 2000, nous sommes les maîtres d'œuvre de l'ensemble des constellations commerciales actuellement opérationnelles en orbite basse : Globalstar 2, O3b, Iridium Next. Elles représentent un montant cumulé d'activité de près de 3 milliards d'euros.
Au début de 2020, Telesat, le quatrième opérateur mondial, nous a choisis pour construire sa constellation de télécommunications en orbite basse, nommée Lightspeed. Elle comprendra 300 satellites interconnectés et délivrera partout dans le monde plusieurs térabits par seconde (Tb/s) à des coûts particulièrement compétitifs, pour des services professionnels sécurisés à forte valeur ajoutée. Elle vise principalement un marché d'entreprises, tel que la mobilité à bord de navires ou d'aéronefs, la connexion des stations de base au reste du réseau en matière de communications de quatrième et cinquième génération (4G et 5G), ainsi que les communications sécurisées gouvernementales et d'entreprises.
Comme le signalait M. Rodolphe Belmer, ce marché sera un marché contraint. Du fait de la ressource rare des fréquences, cinq ou six constellations, au maximum, y prendront leur place. Dans ces conditions, les enjeux de souveraineté apparaissent déterminants. Vous ne les ignorez pas. Il importe que nous puissions offrir à nos concitoyens des communications sécurisées et intègres.
La puissance publique en a bien compris et reconnu la nécessité. À l'occasion du comité de concertation entre l'État et l'industrie spatiale (COSPACE) du 24 octobre 2017, M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, s'est exprimé en ce sens. Il soulignait l'importance de privilégier les solutions françaises pour l'accès à l'Internet dans les territoires métropolitains et d'outre-mer, plutôt que de recourir à des systèmes américains, à l'époque Viasat, aujourd'hui Starlink et SpaceX, ou OneWeb, que contrôlent l'État britannique et l'opérateur indien Bharti Global. En 2018, le choix de Thales Alenia Space par Eutelsat, pour réaliser le prochain satellite Konnect VHTS, est intervenu en ce sens.
Si la dimension de souveraineté nationale apparaît essentielle au titre de la protection des communications de nos concitoyens, elle revêt également un enjeu de première importance en matière militaire. Dans ce domaine, proposer des communications parfaitement sécurisées, exemptes de tout brouillage, confine à l'autonomie stratégique. Il s'agit d'acheminer les flux de données depuis ou vers les théâtres d'opération.
À mon tour, j'insiste sur le net soutien de la puissance publique américaine à l'égard des principaux acteurs privés de son industrie spatiale. Ce soutien s'étend aux secteurs des lanceurs et des satellites. Starlink, en particulier, bénéficie de son appui afin de couvrir les zones blanches de 35 États fédérés américains. Dans ce cas précis, l'aide est évaluée à 900 millions de dollars. Outre le dessein de réduire la fracture numérique, ces subventions interviennent également en faveur de l'innovation.
J'ajouterai que SpaceX et Microsoft viennent de signer un accord. Il lie Microsoft Azure, la solution de cloud computing, ou informatique en nuage, de Microsoft, et le réseau de communication Starlink, en vue de permettre l'accès depuis n'importe quel point de la planète à l'ensemble des services de la première : la conservation des données, leur analyse instantanée, l'Internet des objets, etc.
Dans le même ordre d'idée, celui d'une logique de bout en bout, Amazon entend associer sa solution de cloud à celles que lui ouvriront ses nouvelles possibilités de connectivité ainsi que son lanceur.
À travers l'intrication des solutions de connectivité et de cloud, nous percevons que l'enjeu touche à l'ensemble des services numériques proposés aux citoyens français et européens.
Nous avons déjà évoqué l'exemple du satellite Konnect VHTS, projet que Thales Alenia Space conduit en partenariat avec Eutelsat. Il illustre ce que peuvent être de bonnes pratiques en Europe.
En septembre 2017, le Gouvernement a fixé des orientations quant à la stratégie d'aménagement numérique des territoires. À cette occasion, il soulignait la nécessité de mobiliser l'ensemble des technologies adaptées, en particulier les nouvelles solutions satellitaires.
L'intérêt du satellite réside dans la possibilité de déployer un accès à haut et très haut débit dans des zones à faible densité de population ou d'accès difficile, à un coût très compétitif et dans un délai extrêmement bref. Une fois le satellite en orbite, l'accès à l'Internet devient en effet immédiatement possible en tous points du territoire national. Il apparaît ainsi comme une solution universelle de désenclavement. Au-delà, le coût de raccordement de l'utilisateur devient indépendant de la localisation de celui-ci quand, s'agissant des réseaux terrestres, il augmente de façon exponentielle à mesure que la densité de population décroît.
Thales fournit Eutelsat depuis plus de 30 ans. La première fabrication et le premier lancement d'un satellite issu de leur partenariat intervinrent en 1990. Vingt-huit autres ont suivi.
Sous l'angle des technologies disponibles, nous pouvons affirmer que les satellites géostationnaires et les constellations de satellites se révèlent complémentaires. Les premiers offrent des solutions de très haut débit pour des points spécifiques de la planète à un prix compétitif. En cours de développement, le satellite de dernière génération Konnect VHTS que nous lanceront en 2022 sera le plus puissant satellite de télécommunications jamais mis en orbite. Il pourrait contribuer à réduire fortement la fracture numérique dans quelque quarante pays que nous avons identifiés, en Afrique, en Asie, ainsi qu'en Europe de l'Ouest. Nous le voyons, les enjeux internationaux et d'exportation ne manquent pas d'importance.
Un tel projet, sa technologie de charges utiles à très haut débit, en particulier un processeur embarqué de cinquième génération développé avec STMicroelectronics, son infrastructure au sol de bout en bout des plus robustes et sécurisées, ne sont disponibles que parce qu'elles ont bénéficié d'un fort soutien à l'innovation de la part du CNES, du programme français d'investissements d'avenir (PIA) et de l' ESA. Il faut continuer d'en appliquer le modèle.
En définitive, la réponse à la problématique de concurrence mondiale exacerbée que nous soulevons se partage en deux volets principaux. D'un côté, le soutien à l'innovation permet le recours aux technologies indispensables à l'élaboration des nouvelles solutions, qu'elles soient celles des satellites géostationnaires ou des constellations en orbite basse. De l'autre, nous trouvons les grands programmes, à l'instar en Europe de Galileo en matière de navigation et de Copernicus dans le domaine de l'observation de la Terre.
S'agissant de l'initiative du commissaire européen M. Thierry Breton, je rejoins l'analyse de M. Rodolphe Belmer. Une initiative de cette nature, qui tend à fédérer les forces, se révèle incontournable en ce que nos acteurs privés en France et en Europe ne possèdent pas, seuls, la capacité de financement que l'ampleur des programmes, de l'ordre de cinq voire six milliards d'euros, commande.
L'enjeu tient désormais à la vitesse d'exécution. Nos concurrents américains font montre d'une célérité redoutable. Le service Starlink connaît actuellement sa phase dite de bêta-test. Sa commercialisation complète est annoncée dès la fin de l'année 2021. Il faut que l'ensemble des acteurs européens progressent aussi rapidement que possible, tant du point de vue des financements des projets que sur un plan industriel.
Quant à la Chine, nous savons qu'une volonté forte s'y manifeste de participer à la compétition relative aux constellations. Toutefois, nous ne disposons assurément que de peu d'informations au sujet de ses programmes et de leur calendrier de mise en œuvre.
Je conclurai provisoirement en répétant combien l'innovation constitue le moteur de la compétitivité de l'industrie spatiale. Sur ce constat, il nous faut persévérer dans la direction que le CNES, la DGA, le PIA et le plan de relance ont prise. S'ajoutent la contribution de la France à l' ESA et les financements de la Commission européenne, tels ceux issus du programme-cadre Horizon Europe et du fonds européen de défense.
L'étendue du soutien financier que la France apportera à l'occasion de la conférence ministérielle de l' ESA prévue en 2022 sera décisive. Le Gouvernement et la représentation nationale doivent y assigner un objectif prioritaire, au service de programmes européens majeurs, dont celui d'une constellation européenne. Qu'il s'agisse de l'emploi, de la balance commerciale, de ses capacités industrielles stratégiques, de sa souveraineté numérique tant en matière civile que militaire, l'investissement produira indubitablement un bénéfice direct pour la France.