Force est de constater que la crise sanitaire que nous traversons a accentué la dépendance de nos modes de vie vis-à-vis de ces géants du numérique – pour travailler, pour communiquer, pour se divertir. Le concept de souveraineté numérique est plus que jamais au centre du discours politique et de l'opinion publique – d'où, je suppose, cette mission d'information. J'ai été rapporteure d'une étude du CESE (Conseil économique, social et environnemental) sur la gouvernance d'Internet en 2014, juste après l'affaire Edward Snowden, qui nous a alertés en 2013 d'une surveillance massive de nos données par la NSA (l'Agence nationale de sécurité américaine). En utilisant le programme PRISM, la NSA avait un accès direct aux données hébergées par ces mêmes géants de l'Internet, comme Google, Microsoft, Apple, Facebook ou YouTube, dont nous sommes si dépendants. Un autre scandale a suivi, en 2018 : celui de l'affaire Cambridge Analytica, via l'application Facebook.
Ces affaires nous démontrent que les géants du numérique peuvent servir d'instruments à des puissances étrangères pour porter atteinte à la souveraineté de la France et de l'Europe. À terme, ces affaires ont profondément altéré la confiance des utilisateurs que nous sommes envers notre État, qui est l'ultime garant de nos libertés et de nos droits. Personnellement, je pense que la technologie blockchain pourrait s'inscrire dans cette démarche de souveraineté, puisqu'elle peut venir en renfort de la société civile, là où les gouvernements n'ont pas eu concrètement les moyens d'assurer le respect de leurs normes dans le cyberespace. Elle est révolutionnaire, car elle instaure d'emblée une confiance dans le réseau et permet surtout de réaliser ce qu'Internet n'a jamais permis de faire, c'est-à-dire de se passer d'intermédiaires, comme les GAFAM.
Nous entendons beaucoup parler de la technologie blockchain. Elle est la promesse technologique du moment. Elle est attendue, annoncée comme une réorganisation complète du paysage de l'Internet. En 2018, j'avais été auditionnée par une mission d'information sur les usages des blockchain s et des registres de certification. Je m'étais exprimée sur la nécessité d'avoir des applications concrètes de la blockchain pour espérer une adhésion massive des entreprises et des utilisateurs. In fine, le rapport a fortement lié le développement des technologies blockchain au recours à des crypto-actifs, dont elles sont souvent le support. De même, nous assistons en ce moment à un engouement du marché de l'art pour le crypto-art, qui est basé sur la même technologie que les cryptomonnaies.
Force est de constater que ces applications ayant recours à la cryptomonnaie sont réservées à des initiés et sont hautement spéculatives, comme le marché de l'art. Pour ma part, je suis convaincue que l'essor de la blockchain sera lié à des applications concrètes et à des besoins quotidiens. Je pense à l'utilisation de la blockchain en lien avec le secteur alimentaire. Face à la multiplication des scandales sanitaires, comme par exemple celui de Lactalis, l'entreprise Carrefour avait compris que le consommateur désirait toujours plus de transparence et d'assurance sur les produits qu'il achète, et a voulu nouer des relations de confiance avec le consommateur, comme entre le producteur et le distributeur. Pour moi, la blockchain alimentaire, à l'inverse des cryptomonnaies, est une réponse aux besoins de ce client. En scannant le QR code présent par exemple sur l'étiquette d'un poulet, le consommateur peut accéder via son smartphone à des informations transparentes pour connaître le nom de l'éleveur, l'alimentation reçue, l'absence de traitement antibiotique et le lieu d'abattage.
Il faut savoir que la technologie est parfaitement générique et peut s'appliquer à de nombreux services de notre vie quotidienne. C'est cela qui est le plus intéressant : une mise en relation entre taxi et usager est possible sans passer par Uber, par exemple, et une mise en relation est possible entre une librairie et des lecteurs sans passer par Amazon. Nous le voyons, le développement de la technologie blockchain représente pour la France et pour l'Europe un facteur déterminant de compétitivité, pour espérer rattraper notre retard dans l'économie numérique.
Il se trouve que j'ai assisté à la présentation de la stratégie nationale blockchain par M. Bruno Le Maire. Cet événement, qui s'appelait « Paris Blockchain Conférence », se demandait si la blockchain allait bouleverser l'ordre économique mondial. J'avais écouté longuement le discours de M. Bruno Le Maire, dans lequel il dévoilait les ambitions de la France : permettre le développement d'un modèle de blockchain sûr et surtout compatible avec l'exercice de notre souveraineté. Il partait du constat que la France et l'Europe avaient des difficultés à assumer leur fonction régalienne face à de puissants acteurs, souvent américains ou chinois, qui sont dotés d'une avance technologique indiscutable. Pour le ministre, la blockchain serait un modèle concurrentiel, parce que ce modèle s'érige par principe contre les monopoles. M. Bruno Le Maire avait parlé de la situation monopolistique de ces géants du numérique, qui étaient devenus, d'un point de vue financier, technologique, économique et même politique, un sujet absolument majeur.
J'ai lu votre tribune dans Next INpact, M. le rapporteur, où vous citez Mme Linda Khan, commissaire de la FTC (Federal Trade Commission). Comme elle, nous pensons qu'il est temps de faire évoluer le droit de la concurrence, qui ignore bien trop souvent que la lutte contre les positions dominantes ne peut se réduire à une question économique. Cette lutte doit prendre aussi en compte le sociétal et le politique. Dans sa thèse d'université, Mme Linda Khan a pu démontrer comment des prix bas, apparemment profitables au consommateur et que proposent les GAFA, pouvaient éliminer la concurrence et l'innovation sans que les lois anti-trust ne s'appliquent à l'entreprise concernée.
À mon avis, la technologie blockchain peut rebattre ces cartes, parce que les utilisateurs ont la faculté d'animer, de créer leur propre réseau de commerces, de services, sans l'intermédiation d'aucune plateforme privée étrangère. M. Bruno Le Maire, lui, pensait que la technologie blockchain pouvait rattraper notre retard technologique, qui place actuellement la France et l'Europe en situation de dépendance. Il est difficile d'envisager la souveraineté numérique sans l'idée d'une souveraineté technologique. Pour ce faire, la France a misé principalement – je le regrette – sur la technologie blockchain dans le domaine monétaire et financier avec la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises (loi PACTE) – cela pour créer un cadre de régulation unique au monde, pour garantir la sécurité des émissions de jetons et de transactions sur les crypto-actifs. L'objectif de ce gouvernement était de créer un cadre de régulation fixé dans la loi PACTE, qui devienne un cadre de référence, et qu'il soit mis en place au plan européen et même à l'international. Pour ma part, je pense que cet objectif n'a pas été atteint, puisque personne ne copie ce modèle de référence.