Intervention de Nathalie Chiche

Réunion du mardi 27 avril 2021 à 11h05
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Nathalie Chiche, avocate au Barreau de Paris, déléguée à la protection des données, rapporteure de l'étude du Conseil économique, social et environnemental : « Internet : pour une gouvernance ouverte et équitable » :

Comme je vous l'ai dit, j'ai participé à la dernière mission d'information sur les usages de la blockchain. La proposition 14 recommandait déjà d'envisager une adaptation du régime applicable en matière de preuve électronique et de signature électronique par une révision du Règlement européen dit eIDAS (Electronic Identification and trust Services). Ces questions de preuve électronique et de signature électronique constituent des enjeux majeurs pour l'attrait de la technologie blockchain. Actuellement, il existe une vraie insécurité juridique en matière d'utilisation de la blockchain. Il est donc urgent de s'assurer que la preuve de type blockchain dispose d'une portée juridique reflétant la fiabilité revendiquée par cette technologie.

Pour le ministère de la Justice, en l'état du droit positif, aucune législation spéciale n'est prévue. Il appartiendra aux juridictions, conformément aux règles de droit commun de la preuve, d'apprécier la force probante d'une preuve par blockchain. Cela crée une insécurité juridique parce que ce sera toujours à l'appréciation d'un juge. La France a progressivement légiféré en matière de blockchain pour répondre à la nécessité d'encadrer cet écosystème. Pour autant, il faut savoir que les textes de loi n'utilisent pas le terme « blockchain », mais celui de « dispositif d'enregistrement électronique partagé », même si cette notion reprend exactement les traits essentiels de la blockchain. Malgré ces avancées législatives majeures pour intégrer celle-ci dans l'ordonnancement juridique français, rien n'est prévu à ce jour au titre de la preuve par blockchain.

Comme vous l'avez dit, d'autres pays s'y sont intéressés : la Chine, qui a reconnu la valeur d'une preuve ancrée sur la blockchain en 2019 ; l'Italie, qui, pour des raisons sûrement liées à la mafia, a validé l'horodatage par blockchain comme moyen de preuve admissible devant les tribunaux. À ma connaissance, en France, aucune décision n'a été rendue par une juridiction sur la valeur probante d'une preuve établie par la blockchain.

Il faut savoir que le droit de la preuve n'est pas précisément codifié. La preuve est abordée par différents codes. Il existe des règles de preuves au sein du livre III du code civil. Le code civil renvoie au code de procédure civile. Le code du commerce prévoit aussi des règles de preuve spécifiques aux commerçants. La preuve en matière pénale est régie par le code de procédure pénale. Il n'y a pas d'autre choix que d'appliquer le droit commun de la preuve et de l'appliquer au cas spécifique de la blockchain.

La force probante est liée à la notion de preuve. Rien ne peut s'opposer au fait de conférer à la blockchain une forme de présomption de valeur probante, dans la mesure où la preuve des faits peut être apportée par tous moyens. Il est aussi possible d'associer la blockchain au mode de preuve que constitue l'écrit électronique, par capillarité. L'admissibilité de ce mode de preuve sera en tout état de cause soumise à l'appréciation des juridictions, qui devront vérifier si les conditions de validité de l'écrit, sous le format électronique, sont remplies. Un écrit électronique a la même force probante que l'écrit sur support papier, sous réserve de deux conditions, pour que la preuve du contrat conclu sur la blockchain soit rapportée : il faut qu'il y ait identification de l'auteur et il faut qu'il y ait la garantie du maintien de l'intégrité de l'acte. Sur la blockchain, on peut considérer que cette seconde condition est acquise. La première condition renvoie aux exigences de la signature électronique.

En 2017, un décret a mis en conformité les conditions de validité de l'écrit électronique avec le Règlement européen eIDAS. Aux termes de ce décret, la fiabilité d'un procédé de signature électronique est présumée jusqu'à preuve du contraire, lorsque ce procédé est mis en œuvre par une signature électronique qualifiée. Il existe plusieurs niveaux de signature électronique dans le Règlement eIDAS, et la signature qualifiée figure évidemment au niveau le plus élevé. Pour que la fiabilité de la signature électronique sur blockchain soit présumée, il faudrait :

– non seulement que cette signature puisse être considérée comme une signature avancée, ce qui correspond au deuxième niveau de signature électronique dans le Règlement eIDAS. Cela veut dire qu'elle doit être liée aux signataires de manière non équivoque, qu'elle doit permettre d'identifier les signataires, qu'elle a été créée par des moyens sous le contrôle du signataire, et qu'elle garantit que l'acte auquel elle s'attache ne pourra être modifié ;

– mais aussi qu'elle constitue une signature qualifiée. Le problème de la signature qualifiée est qu'elle suppose l'intervention d'un prestataire de confiance agréé.

J'ai lu attentivement les conclusions du rapport de France Stratégie sur les enjeux de la blockchain, qui a été rédigé sous l'autorité de Mme Joëlle Toledano, aux termes duquel la signature blockchain constitue vraisemblablement une signature avancée telle que je l'ai décrite tout à l'heure au sens du Règlement eIDAS. Cela donne déjà une force probante élevée, sans toutefois lui faire bénéficier de la présomption de fiabilité. Celle-ci sera à l'appréciation du juge. Ce niveau de garantie est donc insuffisant pour faire de la signature blockchain l'équivalent de la signature manuscrite.

Le problème se pose aussi pour l'horodatage de la blockchain. Ce n'est pas instantané, il y a toujours un petit décalage. Le Règlement eIDAS prévoit aussi une présomption d'exactitude de la date et de l'heure qu'il indique, et de l'intégrité des données auxquelles se rapportent cette date et cette heure. Là aussi, pour l'horodatage de la blockchain, il faudra l'intervention d'un tiers certificateur pour avoir un horodatage qualifié, et pour bénéficier encore de la présomption de fiabilité. À défaut de respecter les exigences de la signature qualifiée et de l'horodatage qualifié – qui n'est pas à la portée de toutes les bourses, je le précise – et de faire intervenir un tiers de confiance qualifié, on peut considérer que la signature sur blockchain et l'horodatage sur blockchain ne bénéficient pas de la présomption de fiabilité, et que, sans cette fiabilité d'identification de la personne et de l'exactitude de l'horodatage, le juge sera libre d'apprécier ces éléments de preuve comme il le souhaite, ce qui crée une insécurité juridique dans l'utilisation de la blockchain.

Afin que cesse cette incertitude juridique, il apparaît souhaitable de modifier les textes existants, afin que la signature et l'horodatage, qui interviennent dans une blockchain, bénéficient d'emblée de la présomption de fiabilité. En effet, la blockchain dispose par nature d'éléments qui garantissent un haut niveau de fiabilité, à savoir l'identification du déposant, la vérification de l'intégrité du document, l'horodatage du document, le lien entre le signataire et le document dont le droit de la preuve doit tenir compte.

Pour confirmer la proposition 14 du rapport qui avait été réalisé sur les usages de la blockchain, je pense qu'il faut engager une réflexion, qui devrait aboutir à une révision du Règlement eIDAS. Il faudrait aussi reconnaître la fiabilité de la signature électronique et de l'horodatage sur la blockchain sans l'intervention d'un tiers certificateur. Il faudrait conférer une force non pas élevée, mais renforcée, à la signature avancée sur la blockchain. Peut-être faudrait-il également se faire aider par l'ANSSI (Autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d'information) pour savoir comment renforcer le niveau de sécurité des modalités techniques d'application, dont le juge pourrait tenir compte.

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