Intervention de Mehdi Gharsallah

Réunion du mardi 25 mai 2021 à 9h05
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle :

Votre recours à cette plateforme m'apparaît en tout cas révélateur, d'abord par la réaction qu'il suscite. Il y a lieu de se demander s'il est normal et souhaitable de s'en servir. Il me semble que non.

La France et l'Europe sont encore loin d'être souveraines sur des nombreuses strates du numérique. Un rééquilibrage, d'ailleurs probablement en cours, se révèle souhaitable, partout où il reste encore possible.

La notion de souveraineté numérique implique un double problème, car elle associe deux termes recouvrant des réalités très différentes. Leur combinaison multiplie les possibilités d'interprétation.

Les batailles qui se livrent autour du numérique et de la notion même de souveraineté n'en sont pas toutes au même point, que ce soit en France ou en Europe. En ce qui concerne les terminaux et les composants des ordinateurs et des téléphones, cette bataille me semble déjà perdue. Bien peu en France tentent en tout cas encore de la livrer. La perspective de disposer d'un ordinateur souverain a certes été maintes fois évoquée, mais l'alignement actuel des planètes n'y semble pas propice.

La bataille concernant les systèmes d'exploitation me semble elle aussi globalement perdue, sauf, peut-être, à la marge. Heureusement, il existe Unix et Linux, mais leur usage dans un cadre quotidien ne se répand pas tant que cela. Si une alternative libre aux systèmes d'exploitation mobiles Android ou iOS venait à surgir, il y aurait « un coup à jouer ». Sinon, dans l'ensemble, peu nombreux sont ceux qui s'engagent encore dans cette compétition.

Je me permets d'entrer dans le détail des différentes strates du numérique, car il me semble important de ne pas percevoir ce domaine comme un ensemble monolithique, ce qu'il n'est d'ailleurs pas.

Nous disposons d'un ancrage territorial tellement fort dans le domaine des infrastructures « réseaux » qu'il vient de nous sauver. Des opérateurs nationaux ou européens, en particulier dans l'enseignement supérieur et la recherche, comme le Réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (RENATER), garantissent notre souveraineté. Détenir des canaux de communication et d'échanges n'est pas anodin. De nombreux changements peuvent en découler.

La puissance d'Amazon web services (AWS) et de Microsoft dans le champ des centres de données, à l'extrémité de ces réseaux que nous venons d'évoquer, apparaît évidente. Cependant, nous pouvons encore leur opposer une résistance grâce à des acteurs européens comme OVHCloud ou des centres de données de recherche universitaires, labélisés par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (MESRI). Ces acteurs peuvent et doivent permettre de rééquilibrer les forces en présence.

La strate des services et des usages est souvent celle qui se présente le plus spontanément à l'esprit, quand il est question du numérique. Nous sommes peut-être sur le point de perdre la bataille sur ce front, bien qu'il soit encore possible de résister et même d'anticiper les évolutions, grâce aux logiciels libres ou à la règlementation, et notamment au Règlement général sur la protection des données (RGPD). La digue qu'ils constituent me semble capable de résister, quoique pas forcément longtemps, en l'absence de services numériques en mesure de remporter pour de bon la bataille des usages.

Je reviens, sans malice, sur notre utilisation de Zoom dans cette audition. La force de cette plateforme repose en grande part sur l'expérience quasiment parfaite qu'elle offre à ses utilisateurs. La concurrence en a d'ailleurs beaucoup souffert depuis un an. Une fois habitué à son ergonomie et à la qualité des services qu'elle rend, un utilisateur hésitera à la délaisser au profit d'une plateforme, certes hébergée en Europe, mais dont il doute qu'elle fonctionnera de manière aussi optimale.

En somme, j'estime qu'il ne faut pas envisager la souveraineté numérique de façon monolithique.

Nous assistons en ce moment, et l'existence même de la mission le démontre, à « un alignement des planètes » inédit, qui permettra probablement un rééquilibrage des forces en présence, grâce auquel l'Europe pourrait imposer sa propre vision du numérique et de ses usages, face aux deux grandes puissances que représentent les États-Unis et la Chine. Cette conjoncture favorable est liée, à la fois, bien sûr, à la crise sanitaire que nous traversons et à ses impacts, entre autres économiques, sur les deux puissances que je viens de nommer.

Une prise de conscience a eu lieu, y compris aux États-Unis, de la position hégémonique, désormais sujette à débat, d'acteurs du numérique tels que Google, Amazon ou Microsoft. Elle s'accompagne d'une prise de conscience, de la part de l'ensemble des acteurs, en particulier politiques, que la protection de la vie privée ou des données personnelles ne consiste pas seulement à protéger l'identité des utilisateurs, mais aussi leur libre arbitre et leur autonomie comportementale et décisionnelle. La menace ne vient pas simplement d'un éventuel piratage d'une messagerie électronique ou d'une perte d'anonymat mais d'algorithmes massivement capables de modifier les modes de pensée. Un besoin crucial de s'en protéger surgit dès lors.

Un alignement des planètes, tel que nous l'observons actuellement, ne s'était plus présenté depuis les années 1980. Il y a donc « un coup à jouer » maintenant.

Nous devons continuer à tout mettre en œuvre pour ne pas dépendre de puissances étrangères, qu'il s'agisse d'entreprises géantes du numérique ou d'États, d'autant plus quand il existe entre eux des collusions d'ordre militaire, tout autant que politique. Leurs positions dominantes créent une forme d'hégémonie économique malsaine pour l'économie elle-même et comportent un sérieux risque de prise de contrôle de nos vies privées et même de notre libre arbitre. Un manque de confiance en résulte envers ces puissances étrangères qui se nourrissent de nos données en se réservant la possibilité de changer les règles et de couper les services à tout moment, comme cela s'est produit, lors du choc pétrolier de 1973, qui a déstabilisé l'économie mondiale. Si, demain, Google devenait payant ou privait de ses services des utilisateurs refusant de communiquer l'intégralité des éléments constitutifs de leur identité, l'économie mondiale entière en pâtirait.

Il faut veiller à ne pas réduire la place du numérique dans l'enseignement supérieur à son rôle dans l'enseignement à distance, d'autant qu'il en a beaucoup été question depuis un an, étant donné que le numérique apparaissait comme le seul moyen de poursuivre les formations pendant la fermeture des établissements. En somme, bien que le numérique ait dernièrement beaucoup servi d'outil, il ne se résume pas à cette dimension en dehors de la période très particulière que nous venons de traverser

Vous avez cité à la fin de vos propos introductifs ce en quoi consiste principalement le numérique dans l'enseignement supérieur : la création de contenus et de ressources pédagogiques. La France aujourd'hui, et la remarque vaut un peu moins pour l'Europe, fait figure de très bon élève en matière de production de ressources éducatives numériques libres. Nous avons commencé très tôt, voici une dizaine d'années, à investir ce domaine. Dans notre pays, on recense à ce jour entre 35 000 et 40 000 ressources éducatives libres, totalement accessibles à quiconque souhaite se former en ligne. S'y ajoutent évidemment les ressources propres à certains enseignants ou établissements, qui ne les partagent pas. Ces chiffres éloquents résultent d'une succession de politiques incitatives. Nous pouvons donc affirmer sans rougir notre souveraineté en termes de ressources pédagogiques. Malgré notre autonomie et notre indépendance actuelles, il n'est toutefois pas exclu que, demain, des acteurs privés tels que des géants américains se mettent en tête d'intervenir dans ce champ. Quoi qu'il en soit, nous sommes pour l'heure loin de dépendre de quiconque en la matière.

Il est apparu, à la faveur de la crise, que l'accès à ces contenus, via un ordinateur ou un smartphone, équipé d'une connexion Internet, posait problème pour 1 à 3% d'étudiants. Cette proportion, en aucun cas insignifiante, prouve bien l'existence d'une fracture numérique, due, soit à l'impossibilité d'accéder au réseau, soit à sa qualité insuffisante ou encore à l'absence ou au partage d'un terminal de connexion à domicile. Beaucoup d'actions continuent d'être menées pour pallier cette difficulté, déjà connue, mais qui nous a sauté aux yeux dès le mois de mars 2020. Jusque-là, les établissements ouverts mettaient à disposition des étudiants des connexions sans fil, des ordinateurs dans des salles en libre-service et des tablettes, prêtées par les bibliothèques. Leur fermeture a mis en lumière des situations critiques.

Dans l'ensemble, l'équipement numérique des enseignants n'a pas posé de problème. Tous ne disposaient certes pas de micros, mais la plupart des établissements en ont fourni à ceux qui en avaient besoin. Des appels à projets financés par l'État continuent de permettre aux établissements qui le souhaitent d'équiper leurs enseignants. En général, cette démarche s'accompagne d'une formation de ces mêmes enseignants. Celle-ci constitue selon moi le principal enjeu actuel de la transformation numérique de l'enseignement supérieur. Cette réalité nous a sauté aux yeux pendant la période que nous venons de traverser.

Nous sommes tous, et moi le premier, victimes d'un biais : en tant que conseiller pour le numérique, je ne vois que des personnes à l'aise avec le numérique. Or elles s'apparentent à l'arbre qui cache la forêt. Entre un dixième et un cinquième des enseignants ont transformé leurs pratiques pédagogiques en instaurant des classes inversées, en produisant des Massive open online course (MOOC) ou encore en recourant à la remédiation. Nous nous sommes rendu compte, pendant la crise, qu'ils ne représentaient pas la majorité et qu'une part significative de la population enseignante nécessitait un équipement numérique et une formation à son utilisation, mais surtout à la transformation de la pédagogie.

Depuis un an, à quelques exceptions près, nous avons assisté à une volonté de transposer à distance les cours en amphithéâtre. Cette volonté me semble compréhensible, étant donné que le basculement du présentiel vers le distanciel est intervenu du jour au lendemain. Chacun s'est débrouillé comme il a pu, avec souvent beaucoup d'énergie et de conviction, ce que j'estime positif. Toutefois, nous nous sommes rendu compte que cette évolution ne correspondait pas à celle que nous œuvrions depuis des années à mettre en place. Il fallait en réalité remettre en question les pratiques pédagogiques pour les adapter au canal de communication utilisé. On ne travaille pas de la même façon en ligne qu'en classe. La plupart des établissements se chargent du nécessaire accompagnement des enseignants. Des appels à projets financés par l'État permettent de développer leur formation aux pratiques numériques. L'accélération des mesures en ce sens doit continuer. À ce jour, certains établissements ont déjà formé près de 80 % de leurs enseignants.

J'aborde volontairement en dernier les plateformes, car c'est souvent à elles que l'on songe en premier quand on traite du numérique dans l'enseignement. Nous avons remarqué à propos de ces plateformes, aussi bien de classe virtuelle, de webinaires, d'examens à distance que de Learning management system (LMS), c'est-à-dire d'administration de la classe, une assez grande hétérogénéité au sein des établissements, qui sont autonomes de toute manière. Certains étaient prêts à affronter la crise, alors qu'elle en a mis d'autres en difficulté. Aujourd'hui, des financements publics, à travers le plan de relance, subventionnent le développement de plateformes souveraines.

Les enjeux actuels de souveraineté portent principalement sur ces plateformes. L'objectif est de rééquilibrer les rapports de force avec les géants américains, dont nos données nourrissent les algorithmes, encore que la remarque s'applique assez peu aux données de l'enseignement supérieur. Nous continuons en somme de développer notre indépendance par rapport à ces acteurs majeurs sur l'ensemble des strates du numérique.

Vous m'interrogiez sur la formation, non plus par le numérique, mais au numérique, intimement liée, d'ailleurs, à la notion de souveraineté, ainsi que sur la place de la France par rapport à d'autres pays d'Europe. La France peut se targuer d'une très belle réussite dont nous sommes d'ailleurs fiers : la plateforme Pix d'autoévaluation, de formation et de certification des compétences numériques, accessible à tous gratuitement. Largement diffusée, elle accompagne l'ensemble des élèves en leur proposant des certifications à deux ou trois reprises au cours de leur scolarité dans le primaire et le secondaire. Les étudiants de la plupart des établissements d'enseignement supérieur y obtiennent au moins une certification en licence et une autre en master. Pix mériterait de se généraliser. Nous comptons créer à partir des certifications qu'elle propose un standard équivalent au Test of English for international communication (TOEIC) ou au Test of English as a foreign language (TOEFL). Pix s'appuie sur le référentiel européen de compétences numériques Digcomp, co-construit par l'ensemble des pays d'Europe. Il répertorie huit niveaux dans cinq domaines. Pix en constitue la première application concrète. Nous disposons, en France, d'une longueur d'avance dans ce champ, où nous venons de franchir une étape, suscitant l'envie de nos voisins européens. Des discussions sur Pix se déroulent avec l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) et la Commission européenne. Nous présentons régulièrement cet outil dans sa version internationale. Il marque une indéniable réussite pour former le plus grand nombre aux compétences et aux enjeux du numérique.

Pour en revenir aux propos du président-directeur général de l'Inria, nous nous heurtons à une difficulté de recrutement des étudiants dans les formations supérieures de très haut niveau, orientées vers le numérique. Nous avons identifié le problème et travaillons à le résoudre, notamment avec une association baptisée Talents du numérique. Elle nous a aidés à mieux cerner la perception des métiers et des formations du numérique par les élèves, en prenant pour échantillon ceux de l'Académie de Rennes. Ces professions souffrent d'un déficit d'image considérable. Sans doute les entreprises de services numériques n'ont-elles pas su dissiper le cliché du geek ou du nerd amateur de hard-rock et qui passe ses journées à coder. Certains discours présentant les développeurs comme les ouvriers du XXIe siècle n'ont rien arrangé non plus. Nous sommes en tout cas certains que les représentations mentales des métiers du numérique se figent dès le lycée, amenant à considérer ces professions, qui ne font pas rêver, comme réservées à une certaine catégorie de population.

La réalité apparaît évidemment fort différente. Ceux qui veulent changer le monde devront en passer par le numérique. Il faut retravailler sur l'image des métiers du numérique et des formations à ces métiers, telle qu'elle se met en place dès un très jeune âge. En terminale, il est déjà presque trop tard. Les idées reçues, selon lesquelles le numérique ne conviendrait pas aux filles, par exemple, se construisent à compter des premières années de collège.

Si nous voulons qu'augmente le nombre de professionnels du numérique issus de nos formations, de très bon niveau, il faut y attirer plus de candidats. Seules les formations les plus sélectives n'en manquent pas. Résoudre ce problème répondrait à la question des moyens à mettre en œuvre pour s'assurer qu'un plus grand nombre d'étudiants en master s'orienteront vers la recherche. La difficulté ne vient pas seulement de l'attractivité du secteur privé. Les candidats ne sont tout simplement pas assez nombreux. Il ne servirait à rien de créer plus d'écoles ou de formations. Il faut d'abord remplir et rendre plus attractives celles qui existent déjà. Sans doute conviendrait-il de réviser la manière dont nous les présentons et la place qu'y occupent les mathématiques ou leur aspect technique. Avant tout, nous devons quand même œuvrer à transformer les représentations des métiers du numérique.

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