Intervention de Philippe Dam

Réunion du mercredi 29 avril 2020 à 16h30
Commission des affaires européennes

Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour l'Europe et l'Asie centrale de l'association Human Rights Watch :

Merci pour cette invitation et pour l'intérêt que démontrent les membres de cette commission, déjà témoigné par le soutien apporté au rapport de Mme Dubost et de M. Bru, il y a moins de deux ans.

Pour revenir brièvement sur le cadre général, plus d'une centaine d'États dans le monde a adopté des mesures d'urgence en raison de la crise. Trois États de l'Union européenne ont notifié leur dérogation à la Convention européenne des droits de l'Homme. Face à des graves menaces contre la santé publique, certaines restrictions peuvent être apportées aux droits humains si elles sont justifiées, légales, strictement nécessaires et ni arbitraires, ni discriminatoires dans leur application. Surtout, elles doivent être limitées dans le temps et sur une période aussi courte que possible.

Certaines libertés fondamentales vont être et sont mises en danger, notamment par le recours à des technologies de surveillance numérique, les restrictions à la liberté de mouvement, ou les abus commis dans la mise en œuvre de mesures de confinement. Tous les États européens devront répondre des mesures prises durant cette période.

Je pense qu'il est important de prêter attention aux gouvernements qui ont délibérément utilisé le contexte de l'épidémie de coronavirus pour menacer les libertés publiques et l'État de droit. D'ailleurs, dans ces États, la pandémie n'a pas été un déclencheur mais une excuse pour renforcer des pratiques qui étaient déjà profondément ancrées dans la pratique de ces gouvernements depuis plusieurs années.

Nous avons identifié trois grandes tendances, principalement en Hongrie et en Pologne. La première est la tendance aux attaques contre le fonctionnement des institutions démocratiques. En Hongrie, le gouvernement s'est attaqué au pouvoir judiciaire, à la société civile et aux médias. La loi d'urgence adoptée le 30 mars 2020 va clairement à l'encontre des critères de nécessité et de proportionnalité mentionnés plus tôt.

Par exemple, un décret du 6 avril dernier a suspendu la moitié des financements publics à tous les partis politiques. C'est une somme infime du budget total allouée à la lutte contre le coronavirus, mais cela représente un coût immense pour les formations politiques qui va clairement nuire au pluralisme dans le pays. Ce même décret a transféré certains financements attribués aux collectivités locales, dont beaucoup d'exécutifs ont été récemment perdus par le Fidesz, au profit du gouvernement central. Encore une fois, il s'agit de limiter l'influence de l'opposition. D'autres décrets renforcent le contrôle de l'État sur certains secteurs économiques, parfois sans lien avec la lutte contre le coronavirus, ou assouplissent des règles de gestion des fonds européens.

En Pologne, comme vous l'avez souligné, il y a des difficultés légitimes à organiser le scrutin présidentiel prévu le 10 mai prochain. Il est regrettable que le gouvernement se borne à proposer des alternatives difficilement acceptables : organiser le scrutin présidentiel par voie postale, selon des modalités établies à la hâte, alors que tous les candidats de l'opposition ont dû suspendre leurs campagnes fin mars en raison des limitations des rassemblements publics, ou prolonger de deux ans le mandat du président sortant.

Ces deux propositions vont clairement à l'encontre des standards en vigueur en Europe, qui recommandent que les modalités électorales ne soient pas modifiées dans l'année précédant les scrutins. Elles remettent en cause une campagne électorale qui serait libre et équitable pour le principal poste de l'État.

Je souhaite rappeler que le système judiciaire de Pologne fait face à une crise fondamentale de son système judiciaire depuis 2016, avec un affaiblissement du Tribunal constitutionnel, des attaques contre la Cour suprême, contre les cours communes, et depuis plusieurs mois, des procédures disciplinaires que nous considérons arbitraires contre plusieurs juges, y compris dans les cas où ils mettent simplement en œuvre le droit européen en vigueur.

La deuxième grande tendance est celle des attaques contre la liberté d'expression. La loi d'urgence hongroise, mentionnée précédemment, risque d'être utilisée très rapidement pour sanctionner les médias, la société civile ou simplement les personnes critiquant le gouvernement. Ces restrictions vont avoir un effet dissuasif immédiat et durable, bien au-delà de l'État d'urgence lié au COVID‑19. Le recul continu de la Hongrie dans le classement de l'organisation Reporters Sans Frontières depuis plusieurs années est emblématique du recul de la liberté d'expression dans ce pays.

Ailleurs en Europe, d'autres lois ont été épinglées en ce qu'elles limitent la liberté d'expression sous prétexte de lutter contre la désinformation. Je souhaite citer le représentant de l'OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir, qui a critiqué une proposition faite en Bulgarie ; le président y a heureusement mis son veto. Des préoccupations ont également été exprimées en Roumanie face à une disposition qui permet de suspendre l'accès à certains sites web ou la licence des médias traditionnels, encore une fois pour lutter contre la désinformation.

La troisième tendance est le ciblage de groupes spécifiques de la population sans lien avec l'urgence sanitaire. Alors que tout gouvernement devrait faire tout ce qu'il peut pour lutter contre l'épidémie et protéger l'accès au droit à la santé de sa population, il est regrettable que certains pays européens aient fait complètement l'inverse.

En Pologne, pendant plusieurs semaines, vous avez sans doute suivi le débat parlementaire autour de deux projets de loi. L'un aurait radicalement restreint l'accès à un avortement sûr et légal, et l'autre aurait criminalisé les activités légitimes de professionnels et d'organisations sur les questions de santé sexuelle et reproductive, en particulier envers les jeunes. Ces deux propositions ont heureusement été renvoyées en débat en commission parlementaire, mais le fait de les mettre sur la table a contribué à stigmatiser de manière non-nécessaire des groupes déjà rendus vulnérables dans le cadre de cette crise.

De manière similaire, en Hongrie, le gouvernement Orban a utilisé l'épidémie pour alimenter la rhétorique xénophobe et anti-migrants et a même préparé une loi pour interdire aux personnes transgenres de changer légalement leur sexe, ce qui questionne très largement à la fois le sens des priorités du gouvernement, mais aussi leur attachement aux valeurs européennes de tolérance.

Que faire ? Face à ces dérives, on a entendu certains commissaires européens dire combien ils sont préoccupés, notamment par la loi hongroise. Malheureusement, nous les avons aussi vus ne pas être vraiment prêts à agir. Pourtant, l'attentisme face aux tendances observées en Hongrie et en Pologne ne fait que renforcer la régression autoritaire de ces États et, potentiellement, renforcer les velléités d'autres gouvernements. Les déclarations de la présidente de la Commission européenne, ainsi qu'une déclaration signée par plus d'une douzaine d'États européens, dont la France, ne mentionnent pas directement la Hongrie, et sont ainsi symboliques de la faiblesse de l'action européenne aujourd'hui.

D'abord, il est fondamental de renforcer la procédure de l'article 7 du TUE à l'égard de la Hongrie et de la Pologne. Cette procédure n'est pas faible en elle-même, elle l'est parce que de nombreux États européens sont réticents à mettre leur poids derrière ce mécanisme. La France devrait faire beaucoup plus d'efforts pour soutenir la reconnaissance d'un risque clair de violation grave des valeurs de l'Union européenne en Hongrie et en Pologne. Une majorité qualifiée, à cet effet, n'est pas inatteignable. La Commission européenne elle-même doit renforcer son soutien à cette procédure, notamment pour la Hongrie : elle est restée bien trop en retrait.

Deuxièmement, nous avons évoqué la conditionnalité de l'accès à certains fonds européens au respect des droits humains. Les rapports de l'Office européen de lutte antifraude ont régulièrement épinglé la Hongrie pour sa mauvaise gestion des fonds européens. Ce sont des situations en partie liées à la faiblesse du système judiciaire et des mécanismes de contrôle internes, ainsi que de la capacité des médias et de la société civile à vérifier l'action de l'État. Il est important de montrer aux États qu'il existe des sanctions.

Enfin, la France doit redéfinir son engagement avec les gouvernements comme ceux de la Hongrie et la Pologne. Des réunions de haut niveau avec Viktor Orban ne font que renforcer son poids politique. La France devrait désormais s'efforcer de trouver des moyens d'isoler politiquement MM. Orban et Kaczyński. Si des rencontres sont nécessaires, la situation de l'État de droit doit systématiquement faire partie de l'agenda, dans la discussion privée comme dans les présentations publiques.

Nous encourageons tous les parlementaires européens à défendre ces valeurs démocratiques. Madame la députée européenne a parlé de prise conscience, de solidarité avec les citoyens polonais et hongrois. Dans ce cadre, l'action conjointe de parlementaires français avec ceux d'autres pays serait indispensable.

Pour conclure, certains leaders européens ont profité de ce que l'attention de tous était focalisée sur la crise sanitaire en cours pour s'en prendre aux libertés fondamentales. C'est aussi un contexte propice pour que certains d'entre nous soient tentés de relativiser la gravité de la situation. Pourtant, la situation est grave, en Hongrie comme en Pologne. L'heure ne doit plus être à l'attentisme. Il faut agir rapidement afin de limiter l'emprise de la gangrène autoritaire sur l'Europe.

Le Gouvernement français a un rôle à jouer. Rappelons que dans les mois qui viennent, la présidence de l'Union sera aux mains de l'Allemagne, un partenaire proche. C'est sans doute un moment propice. Et vous, parlementaires nationaux, avez aussi un rôle crucial à jouer pour pousser à une réaction forte de votre gouvernement et pour demander des comptes. L'épidémie de coronavirus ne doit être une excuse pour ne pas agir.

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