Nous avons la joie de vous présenter notre rapport d'information sur l'espace fiscal européen. La première réaction serait de prendre des raccourcis sur ce sujet en résumant la fiscalité au totem de la lutte contre une évasion fiscale insupportable pour les Européens. Il y a dans l'Union ce qu'on appelle pudiquement de l'optimisation fiscale, qui est largement de l'évasion fiscale, attaque insupportable contre notre pacte républicain, qui nous prive des moyens pour mettre en œuvre efficacement les politiques publiques attendues par tous.
En préambule, je voudrais expliquer la démarche que nous avons suivie. Sur un sujet aussi vaste que l'espace fiscal européen, qui peut facilement prêter à la polémique, nous n'avons souhaité ni dénoncer les pratiques de tel ou tel pays européen, ni nous lancer dans l'élaboration d'une Europe fiscale idéale. Il était important de nous préoccuper de la faisabilité de nos propositions. Nous avons souhaité établir un état des lieux le plus objectif possible de la fiscalité des différents pays européens et des harmonisations déjà mises en œuvre. Beaucoup de choses ont été faites, mais nous ne retenons que les dérives et les scandales couverts par la presse.
À partir de cet état de l'existant, nous avons cherché à comprendre la logique et la construction des systèmes fiscaux des autres pays, les contraintes auxquelles ils doivent s'adapter, ainsi que l'histoire ou les choix politiques dont ils sont le reflet. Ceci est d'autant plus important que les États membres ont des profils très divers et que les petites économies périphériques ont intérêt à attirer des investissements par le biais de la compétitivité fiscale. Certains pays sont de petites économies, si je puis dire, comme l'Estonie ou la Lettonie, d'autres des économies périphériques, comme l'Irlande ou Malte, qui ont des taux de fiscalité moindres. Ils ne financent pas des politiques publiques de la même ampleur que la France ou l'Allemagne.
Il nous était difficile de nous rendre dans toute l'Europe. Nous nous sommes donc concentrés sur les pays qui ont des positions souvent éloignées de celles de la France, et qui ont pu bloquer des projets importants. Je pense évidemment à l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et à la fiscalité du numérique. Nous nous sommes rendus en Irlande, au Danemark et en Pologne, et avons interrogé par le biais de leurs ambassades à Paris le Luxembourg, les Pays-Bas, la Hongrie et la Suède. Nous avons également rencontré à plusieurs reprises Pascal Saint-Amans, le « monsieur fiscalité » de l'OCDE, pour inscrire nos réflexions sur la fiscalité européenne dans le cadre plus global des négociations sur l'adaptation de la fiscalité internationale aux enjeux de la numérisation de l'économie. Écouter ceux qui ne pensent pas comme nous et comprendre la légitimité de leurs positions nous paraît indispensable si l'on veut pouvoir avancer sur ces questions à la fois redoutablement complexes techniquement, aux enjeux cruciaux pour les budgets nationaux et parfois véritablement identitaires pour certains pays. Le besoin, pour chaque État membre, de pouvoir appliquer ses propres préférences sociales dans son système d'imposition est plus que légitime. Si nous avons quelques divergences, notamment sur l'adoption par notre Assemblée d'une taxe sur les services numériques, nous sommes d'accord sur l'essentiel pour ce qui est de la méthode que Frédérique Dumas présentera.
Je commencerai par rappeler qu'il est incontestable que l'Union européenne a souffert d'un « vice de fabrication » en matière fiscale, puisque les États souverains étaient très attachés à leur pouvoir d'imposition. Comme chacun sait, les questions fiscales obéissent à une procédure spéciale selon laquelle le Parlement européen n'est que consulté et les décisions du Conseil doivent être prises à l'unanimité. Pour beaucoup de nos interlocuteurs, la fiscalité est un attribut de souveraineté nationale, qui ne peut être exercé que par le parlement national. Il est important de souligner que, si la fiscalité relève de l'unanimité, c'est surtout parce que les traités n'attribuent à l'Union qu'une compétence résiduelle en la matière. L'article 113 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) fournit une base claire en matière de fiscalité indirecte pour harmoniser les législations « dans la mesure où cette harmonisation est nécessaire pour assurer l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence ». Le traité ne comprend en revanche aucune disposition explicite en matière de fiscalité directe. Toutes les initiatives européennes ont été prises sur le fondement de l'article 115 du TFUE, qui permet au Conseil de prendre des directives pour rapprocher des législations « qui ont une incidence directe sur l'établissement ou le fonctionnement du marché intérieur », sans mention explicite de la fiscalité. Certains pays soulignent que l'absence de compétence explicite en matière de fiscalité directe est un choix des rédacteurs des traités et que, dans la mesure où l'Union n'agit que sur la base subsidiaire de l'article 115, il est normal que chaque pays puisse avoir un droit de véto.
L'Union n'a donc que des moyens limités pour harmoniser les législations fiscales. Il en découle un espace fiscal européen très fragmenté à tous les niveaux. Je vous renvoie à notre rapport écrit pour le détail des chiffres et ferai juste ressortir les grandes lignes.
Le niveau global est celui des prélèvements obligatoires, qui reflète des choix politiques structurants en matière d'intervention publique plus ou moins grande. Cela soulève une question presque philosophique : peut-on rapprocher les systèmes fiscaux sans rapprocher les systèmes sociaux ? Cela a aussi des conséquences très directes. Schématiquement, des pays qui ont des dépenses publiques moins élevées et un budget équilibré estiment qu'ils ont toute légitimité pour diminuer les impôts. Or, entre l'Irlande et la France, par exemple, le taux de prélèvements obligatoire varie du simple au double.
Le niveau suivant est celui de la structure d'ensemble des recettes fiscales, qui reflète des choix éminemment politiques découlant de l'arbitrage des électeurs : privilégier plutôt les impôts directs ou indirects, les impôts ou les cotisations sociales ; prélever plutôt sur les ménages ou les entreprises. Nous voyons bien en France la sensibilité de la question du financement de la protection sociale par des cotisations ou par des impôts. Il faut en outre bien garder à l'esprit qu'une réforme fiscale ne peut pas être examinée sans tenir compte de la cohérence du système fiscal dans son ensemble. C'est par exemple une question très sensible au Danemark, où l'attachement au système de protection sociale est très profond, mais où l'impôt sur le revenu des ménages est déjà très élevé. Je vous donne quelques exemples pour illustrer la grande diversité des systèmes fiscaux européens : les impôts sur la production et les importations représentent plus de 22 % du PIB en Suède contre 8 % en Irlande ; les impôts sur le revenu et le patrimoine (ménages et entreprises confondus) près de 29 % du PIB au Danemark mais un peu moins de 5 % en Roumanie.
Le troisième niveau d'analyse est celui des taux d'imposition, qui est réellement au cœur de la souveraineté fiscale.
Là encore, les différences sont majeures, y compris pour la TVA, dont les taux sont encadrés par une directive : le taux normal varie de 17 % au Luxembourg à 27 % en Hongrie, les taux réduits du plancher de 5 % à 18 % en Hongrie. En outre, pour des raisons historiques, certains pays peuvent continuer à appliquer des taux inférieurs à 5 %, voire nuls sur certains produits. C'est un sujet de grande crispation pour les pays de l'Est, qui n'ont pas bénéficié de cette dérogation lors de leur adhésion, nous avons pu le constater lors de notre déplacement en Pologne.
Enfin, même si l'impôt sur les sociétés ne représente en moyenne que 2,6 % du PIB dans la zone euro, loin derrière l'impôt sur le revenu, les impôts indirects et les cotisations sociales, c'est celui qui est au cœur des préoccupations pour des raisons de justice fiscale. Les comparaisons sont plus difficiles qu'en matière d'impôt sur le revenu car les règles d'assiette et les possibilités de transferts de bénéfices rendent les taux théoriques peu significatifs. Nos auditions nous ont par exemple permis de découvrir une spécificité des régimes estonien et letton que nous ignorions : c'est la distribution et non la réalisation des bénéfices qui déclenche l'imposition. Une société qui met en réserve l'ensemble de ses bénéfices et ne verse aucun dividende n'acquitte aucun impôt sur les bénéfices. Tous les outils construits par la Commission européenne ou l'OCDE, comme les taux implicites ou les taux d'imposition effectifs moyens, montrent toutefois de grandes disparités. En 2019, les taux légaux étaient particulièrement faibles dans certains pays d'Europe de l'Est : 9 % en Hongrie et 10 % en Bulgarie.
Face à ce paysage fragmenté, et bien que l'Union européenne doive se libérer du carcan de l'unanimité, il faut toutefois souligner que cette règle n'a pas empêché l'Union de légiférer en matière fiscale, principalement dans deux directions sous le mandat de la Commission Juncker : la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, d'une part, avec les directives « DAC » sur la coopération administrative et les deux directives « ATAD » pour lutter contre les pratiques fiscales abusives, dans la lignée du plan BEPS de l'OCDE, et la TVA d'autre part, notamment en matière de lutte contre la fraude et de TVA sur le commerce électronique.
Il n'en demeure pas moins que les initiatives les plus structurantes en matière fiscale, qui permettraient de réduire les coûts de conformité des entreprises et de sécuriser les recettes fiscales des États, sont bloquées au Conseil. La règle de l'unanimité, devenue un dogme, prive les États membres de moyens pour déployer une véritable politique fiscale, pourtant attendue des citoyens et des entreprises pour plus de justice fiscale. Vous trouverez dans notre rapport un condensé des principales dispositions de ces initiatives, les points de blocage identifiés, ainsi que, lorsque nous avions l'information, la position des différents pays. Ces projets particulièrement importants concernent l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés, l'imposition de l'économie numérique, le régime définitif de TVA, les ressources propres du cadre financier pluriannuel et la fiscalité de l'énergie. De l'examen de ces différents dossiers, il nous semble ressortir que les blocages peuvent intervenir à quatre niveaux différents, et parfois se cumuler :
– premièrement, des difficultés techniques réelles, compte tenu de la coexistence de 27 systèmes différents, avec chacun sa propre complexité. C'est le cas, par exemple pour le régime définitif de TVA ou l'assiette de l'impôt sur les sociétés ;
– deuxièmement, un manque de confiance et de coopération administrative entre les autorités fiscales ou, plus globalement, entre États, notamment en matière de recouvrement. C'est particulièrement frappant pour la proposition de régime définitif de TVA : les États font modérément confiance aux autres pour collecter leur part de TVA à leur place ;
– troisièmement, les craintes sur les effets des réformes en discussion sur les recettes fiscales nationales ;
– enfin, pour certains pays ou certaines franges de la classe politique, la volonté, par principe, de préserver la souveraineté nationale en matière fiscale.
En guise de conclusion, il ne s'agit pas de dupliquer tous les régimes fiscaux sur celui de la France, qui, je tiens à la préciser, de surcroît dans ce contexte d'épidémie de COVID-19, est trop lourd pour les entreprises et les citoyens. Il s'agit d'éviter la concurrence fiscale exacerbée dont nous aurions tort de nier l'existence et que nous aurions tort d'exagérer. Cette concurrence peut avoir une vertu, celle d'obliger les États membres à améliorer la performance de leurs administrations publiques et à repenser leur périmètre.
Afin de converger vers une harmonisation fiscale européenne, une réflexion des États membres sur une articulation plus globale avec l'OCDE et les instruments à destination des Européens est nécessaire.
Ce rapport nous invite à nous demander plus largement s'il faut des règles communes sur la fiscalité et, si oui, lesquelles. Débat légitime sachant que l'impôt est là pour répondre à des besoins de financement. J'en retiens que la fiscalité est avant tout un moyen et non une finalité.