Intervention de Frédérique Dumas

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 10h40
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédérique Dumas, rapporteure :

Il est essentiel d'essayer de clarifier les enjeux de ces chantiers fiscaux très complexes. C'est bien parce que les projets sur la table du Conseil sont cruciaux qu'il nous semblait important de les restituer dans leur complexité et de faire entendre la légitimité de chaque pays à défendre la position qui est la sienne, et qui s'inscrit dans une histoire et un contexte politique particulier.

Cette légitimité, elle découle déjà de deux évidences qu'il n'est toutefois pas complètement inutile de rappeler quand on a tendance à mettre à l'index certains pays qui ne sont pas d'accord avec nous : premièrement, chacun des États à la table du Conseil doit mettre en œuvre le mandat que les électeurs lui ont confié et répondre devant son parlement national ; deuxièmement, chaque pays a un budget à boucler et est donc attentif à la préservation de ses recettes fiscales. Au sein de cette commission, nous avons beau avoir l'intérêt européen chevillé au corps, il faut tout de même avoir l'honnêteté de reconnaître que lorsque nous discutons de budget ou de fiscalité, nous ne nous désintéressons pas complètement des conséquences des discussions européennes sur le budget national ! Accepter que nos collègues d'autres pays fassent de même est donc la moindre des choses.

Notre rapport donne quelques exemples tirés de nos auditions pour montrer que les choix fiscaux de nos partenaires ont une cohérence politique ou répondent aux contraintes auxquelles ils sont soumis en termes géographiques, démographiques et économiques. Ce peut-être, en Hongrie, la volonté de favoriser l'émergence d'une classe moyenne qui avait un peu disparu ; en Pologne, une politique fiscale tournée vers la politique familiale et une lutte résolue contre la fraude, notamment à la TVA ; au Danemark le souci de préserver le modèle de protection sociale ; en Irlande, la création depuis les années 1960, à partir d'une fiscalité compétitive, d'un écosystème numérique qui génère des emplois qualifiés et bien rémunérés, ainsi que la conviction que la confiance des entrepreneurs repose sur la stabilité du régime fiscal ; aux Pays-Bas, les contraintes des « petites économies ouvertes », dont les entreprises sont fortement dépendantes des marchés internationaux.

C'est la première condition pour pouvoir se parler des sujets fiscaux : reconnaître que chaque pays a une légitimité et ne pas caricaturer les positions des chacun. Par exemple, le discours qui nous a été tenu par nos interlocuteurs en Pologne sur la fiscalité environnementale était beaucoup moins caricatural que l'image qui peut nous en être donnée habituellement. Ils n'avaient pas d'hostilité de principe, mais estimaient que le produit des échanges de quotas d'émission devait servir à financer la politique climatique, et non le budget général de l'Union, et qu'une taxe sur les plastiques recyclés devait constituer une ressource des États. Je note aussi que, selon les données de la Commission européenne, les taxes environnementales représentent déjà en Pologne une part des recettes fiscales supérieure à la moyenne européenne.

Ne pas caricaturer la position des autres pays, c'est aussi prendre en compte les efforts qu'ils ont déjà réalisés. Les régimes fiscaux luxembourgeois et néerlandais sont certes encore critiquables, mais on ne peut pas faire comme s'ils n'avaient pas transposé les directives ATAD et mis en œuvre les mesures du plan BEPS de l'OCDE. Laissons à ces réformes le temps de porter leurs fruits.

Partant de ces constats, comment continuer à progresser sur les dossiers fiscaux ? La première idée qui vient à l'esprit, puisque l'unanimité donne à chacun le pouvoir de bloquer les textes au Conseil, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, est de recourir davantage à la majorité qualifiée. Pierre Moscovici avait proposé une feuille de route pour une transition progressive vers la majorité qualifiée. Cette évolution est discutable : il nous semble que le chemin est semé d'embûches et qu'il y a d'autres moyens d'avancer. Une révision des traités à court terme pour permettre à l'Union de légiférer en matière fiscale selon la procédure ordinaire nous paraît peu réaliste. Même si tout peut être discuté dans une négociation globale, les « petits » pays et les pays de l'est nous semblent peu enclins à abandonner l'unanimité, car c'est ce qui les protège contre le « rouleau compresseur » franco-allemand. Les traités actuels prévoient des clauses passerelles qui permettent au Conseil, statuant à l'unanimité, d'adopter une décision l'autorisant à légiférer à la majorité qualifiée dans un domaine soumis à l'unanimité. Ces clauses passerelles pourraient permettre d'accélérer les discussions sur des textes techniques. Elles nous paraissent en revanche peu opérationnelles pour des réformes ayant de vrais enjeux politiques : si un pays est prêt à utiliser son véto pour s'opposer à un texte, on l'imagine mal voter une décision l'en privant…

La Commission dispose aussi de l'outil de l'article 116 du TFUE, qui permet d'adopter des directives suivant la procédure législative ordinaire pour éliminer les distorsions de concurrence dues à des disparités existantes entre les règles des États membres si la distorsion ne peut être supprimée en concertation avec les États membres. Bien que le Parlement européen ait souvent poussé à l'utilisation de cette arme, la Commission ne l'a utilisée jusqu'ici que comme arme dissuasive. Il nous semble que légiférer sur cette base susciterait des contestations juridiques et ouvrirait des conflits ouverts infinis entre la Commission et certains pays. Cela renvoie à une question plus large sur le recours à la majorité qualifiée en matière fiscale : jusqu'où une majorité, fut-elle qualifiée, peut-elle imposer à un État membre des décisions qui heurteraient de front ses intérêts ? La fiscalité n'est pas une matière comme les autres. Le consentement à l'impôt est un fondement de la démocratie et les recettes fiscales déterminent directement la capacité d'action des États. Si le recours à la majorité qualifiée était élargi, les États membres devraient faire preuve de discernement dans son utilisation. On voit bien dans le cadre des discussions sur le plan de relance que c'est un sujet très sensible, car cela touche à la souveraineté des États.

C'est pourquoi, il nous semble utile de trouver un chemin pour continuer à discuter en travaillant sur les quatre points de blocage que nous avons identifiés.

Il est impératif de renforcer la confiance entre administrations fiscales. De nombreux outils de coopération existent, mais les performances et les outils technologiques des administrations fiscales ne sont pas les mêmes. Il faut continuer à aider les États qui ont des retards à améliorer les performances de leur administration, notamment grâce au programme Fiscalis. Il faut aussi renforcer les échanges de bonnes pratiques entre administrations fiscales. La Pologne a par exemple acquis une expertise sur la lutte contre la fraude à la TVA qu'elle est très désireuse de partager. Nous avons pu constater lors de notre déplacement qu'elle était très fière de son système, mais si certains l'estiment trop bureaucratique.

Concernant la négociation des propositions de texte elles-mêmes, nous l'avons déjà dit, il est impératif de prendre le temps d'écouter et de comprendre nos partenaires. Si une impulsion franco-allemande peut être utile, il est désormais évident qu'elle n'est plus suffisante. Des groupes de pays se sont organisés pour peser, autour de la ligue hanséatique ou du groupe de Visegrad par exemple, ce serait une erreur de penser que l'on peut passer outre leurs demandes. Ces groupes s'étaient positionnés avant le confinement mais les lignes sont toujours valables. Dans certains États, ce sont les parlements nationaux qui sont les plus sourcilleux sur le respect de la souveraineté nationale en matière fiscale. Beaucoup de pays doivent passer devant leur Parlement. Les associer en amont pour qu'ils s'approprient les débats fiscaux pourrait être plus efficace que de les mettre dans une situation où ils ne peuvent que s'opposer à un projet déjà ficelé.

La base de la discussion doit être une évaluation transparente et rigoureuse des conséquences des propositions législatives sur les recettes fiscales de chacun des États membres. Il s'agit trop souvent d'un débat idéologique, dans la majorité comme dans l'opposition : on ne fait pas l'effort de démontrer pourquoi tel chemin est emprunté. Si ces conséquences sont importantes pour un État, il faut prévoir une transition suffisante et des compensations qui lui permettent de faire accepter la réforme à son parlement et à sa population. C'est du pragmatisme.

Une critique récurrente à l'encontre des propositions de la Commission est leur grande complexité. Certains pays seraient plus ouverts à des projets plus ciblés et pragmatiques, pour répondre à des problèmes concrets.

Il ne faut pas hésiter à s'appuyer sur la pression de l'opinion publique pour lutter contre les abus fiscaux et progresser en matière de fiscalité environnementale. Les Pays-Bas et le Luxembourg ont clairement mis en évidence une certaine efficacité du « name and shame » : les gouvernements de ces deux pays semblent désormais déterminés à se défaire de l'image de paradis fiscal qui nuit à leur réputation. C'est un point sur lequel ils ont beaucoup insisté lors de nos échanges.

Enfin, il nous semble qu'en matière d'impôt sur les sociétés, les réformes européennes gagneraient à s'inscrire dans le cadre plus global des travaux actuellement en cours à l'OCDE sur l'adaptation de la fiscalité internationale à la numérisation de l'économie – c'était le seul sujet de divergence entre nous. C'est une demande forte de plusieurs pays européens, qui estiment que les standards de la fiscalité internationale relèvent de l'OCDE et qu'il n'existe pas de spécificité européenne en la matière. Ils craignent en outre qu'une initiative européenne déconnectée des discussions mondiales se traduise par une perte de compétitivité. Les choses ont beaucoup évolué depuis la crise.

De fait, les négociations sur l'ACCIS et sur la fiscalité du numérique sont suspendues à l'issue des négociations à l'OCDE, qui ont été retardées à cause de la crise du coronavirus. La prochaine étape importante, qui devait avoir lieu en juillet, a été repoussée à octobre. Ce sera même plutôt en 2021. Je tiens à saluer le travail de Pascal Saint-Amans pour rapprocher les points de vue. Le travail technique se poursuit, y compris avec les Américains, mais, compte tenu du calendrier des élections américaines, l'objectif initial d'un accord global à la fin de l'année paraît désormais inatteignable. Si un accord est envisageable sur le deuxième pilier des négociations, visant à mettre en place une imposition effective minimale effective, un accord sur le premier pilier, qui vise à réattribuer une fraction des bénéfices et des droits d'imposition correspondants aux pays et aux juridictions dans lesquels les entreprises multinationales ont leurs marchés, ne pourrait intervenir, au mieux, avant l'été 2021.

Sur le deuxième pilier, particulièrement poussé par l'Allemagne et la France, il reste des obstacles politiques à lever, mais une proposition sera prête en octobre.

Sur le premier pilier, beaucoup de travail a déjà été accompli, mais des sujets difficiles à trancher restent sur la table et la position américaine est instable et imprévisible. Après avoir proposé un « régime de protection » (safe harbour) qui pourrait conduire à un régime optionnel pour les entreprises inacceptable pour tous les autres pays, les Américains tergiversent sur le champ des entreprises concernées. Ils s'opposent à un dispositif qui ne concernerait que les entreprises du numérique, mais soulèvent des difficultés dès que l'élargissement du champ concerne des entreprises américaines. Ils considèrent en outre que la gestion de la pandémie et le soutien à l'économie, qui portent sur des montants bien plus élevés que ce que pourrait rapporter la réforme en discussion, sont prioritaires à l'heure actuelle.

Les pays européens, même ceux qui s'étaient opposés à l'ACCIS et aux propositions de la Commission en matière de fiscalité du numérique, participent de manière active et constructive aux travaux de l'OCDE. Ils sont conscients du fait que le statu quo n'est guère tenable et qu'il existe une opportunité rare de moderniser la fiscalité des entreprises au niveau mondial. L'ouverture des États-Unis et de la Chine pourrait ne pas perdurer. Ils savent aussi que la multiplication d'initiatives nationales serait pire qu'une solution négociée au niveau international.

C'est pourquoi un pays comme le Danemark, qui souhaite arrêter la course à la baisse de l'imposition des sociétés, est prêt à accepter une solution au niveau de l'OCDE, alors qu'il serait un des pays à avoir le plus à perdre au premier pilier. Nos discussions avec Pascal Saint-Amans ont montré que le Danemark risquait effectivement de beaucoup y perdre : de très grandes entreprises danoises comme Novo Nordisk, spécialisée dans la production de médicaments contre le diabète, payent en effet beaucoup d'impôts au Danemark alors qu'elles réalisent l'essentiel de leur chiffre d'affaires à l'étranger.

Les Américains viennent d'envoyer trois messages qu'il faut entendre. D'abord, ils ne participeront à aucune discussion internationale tant que certains pays disposeront de lois ou de projets de loi de taxation dans le domaine du numérique. Il faut rappeler, comme je l'ai fait dans le cadre du rapport, que nous parlons d'impôts sur les sociétés. La taxe française sur les entreprises du numérique porte, quant à elle, sur le chiffre d'affaire, ce qui ne résout absolument pas le problème de l'impôt des très grandes entreprises américaines. Elle est en outre reportée sur le contribuable. En effet, Facebook a reporté cette taxe sur les tarifs publicitaires et Amazon sur certaines commissions. En France, la taxe est donc payée par les usagers ou les opérateurs économiques. En outre, les entreprises françaises et européennes vertueuses s'acquittent à la fois de l'impôt et de la taxe. Ils paient donc plus d'impôts à eux seuls que tous les géants américains du numérique.

Ensuite, les Américains ont toujours conditionné l'accord à une clause de sauvegarde qui permette de limiter les effets du transfert de la base fiscale. Enfin, ils n'acceptent de maintenir leur participation à la discussion sur le taux minimum d'imposition qu'à la condition que leurs règles nationales antérieures sur le sujet soient sanctuarisées. Leur premier message concerne donc les Européens, le second les chinois et le troisième les pays en développement.

Pour résumer et conclure, je dirais que la construction d'un espace fiscal européen passe par une meilleure attention portée aux motivations de chacun et l'inscription de cet espace européen dans un contexte international. Cela passe par beaucoup de pragmatisme et un changement de logiciel, surtout pour la France qui a l'habitude de considérer que ce qui est bon pour elle est également bon pour les autres.

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