J'ai trouvé ce rapport passionnant, extrêmement nuancé et j'en partage la plupart des orientations. C'est un rapport unique car je n'en ai pas trouvé un autre qui fasse un point aussi précis sur les angles d'approches nationaux en remontant aux sources des divergences européennes. Cela permet d'orienter la politique fiscale de façon raisonnable.
Le rapport a été fait avant la crise du COVID-19, mais, depuis lors, il me semble que la question des moyens d'action financiers que l'on veut donner à l'Europe devient centrale. En effet, l'Europe recourt à l'endettement pour financer ses actions : pourquoi ne recourrait-elle pas à l'impôt ? Cette question ne peut, selon moi, être ignorée et se pose de façon particulièrement aiguë à l'heure actuelle. Cela nous amène naturellement à la question des ressources propres et ce que vous avez dit par ailleurs sur ce sujet n'appelle de ma part aucun commentaire additionnel. Cette question est appelée à prendre une place considérable à mesure que l'on s'aperçoit que l'Europe sert de pompier pour les différents États membres.
Ensuite, vous avez insisté dans votre rapport sur l'idée, que je partage, que la fiscalité est un moyen et non une fin. Il faut donc savoir quels sont les objectifs de l'Europe que la fiscalité pourrait servir. Votre rapport montre que l'harmonisation complète des systèmes fiscaux n'est pas un objectif en soi, ne peut pas l'être et en toute hypothèse a peu de chances de prospérer pour des raisons que vous avez parfaitement décrites. On peut donc laisser cette idée de côté, même si on constate des propositions et des aspirations de certains acteurs économiques à une fiscalité totalement homogène au niveau européen. Cela simplifierait en effet la vie des entreprises que de pouvoir s'appuyer sur un jeu de règles unique, quels que soient les États membres. Compte tenu des contraintes que vous avez soulignées dans le rapport, la question ne se pose pas à court terme.
Ainsi, quels sont les objectifs qu'une fiscalité européenne peut servir ? Le premier d'entre eux est la réalisation effective d'un marché intérieur sans frontière, ce qui constitue un objectif spécifiquement européen. C'est pour cela qu'il existe l'article 113 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et que l'on dispose d'ores et déjà d'une harmonisation en ce qui concerne les transactions intracommunautaires, passant notamment par la TVA et les accises.
Au-delà des impôts qui frappent les transactions, est-il légitime de considérer que l'impôt sur les sociétés, en particulier, mérite une harmonisation plus poussée pour réaliser ce marché intérieur sans frontière ? Le droit positif montre qu'il existe certaines directives qui défiscalisent un certain nombre de flux transfrontaliers, notamment les dividendes, intérêts, redevances. Certaines directives permettent de garantir la neutralité des restructurations transfrontalières, notamment la directive 2009/133/CE du 19 octobre 2009, dite « directive fusions ».
Quand on fait cette analyse, on peut se dire que l'essentiel est fait. Je pense toutefois que l'on pourrait aller plus loin. En effet, lorsqu'on regarde plus précisément d'un point de vue technique ces directives, on s'aperçoit que l'exonération de retenue à la source qui est prévue sur certains flux reste soumise à des conditions assez contraignantes. La Commission européenne elle-même a suggéré à plusieurs reprises d'assouplir les conditions d'exonération de retenue à la source, en particulier dans le cadre de la directive 2003/49/CE du 3 juin 2003 dite « intérêts redevance ». Il s'agit d'un point d'amélioration que l'on pourrait souligner.
En outre, la double imposition continue d'exister en Europe. En effet, une même entreprise ou une même personne physique peut faire l'objet d'une double imposition sur le même revenu par plusieurs États européens. Une même succession peut également être imposée deux voire trois fois à l'intérieur de l'Union européenne alors qu'il s'agit exactement du même fait générateur d'impôt. Je pense que cela est assez problématique.
C'est la coexistence de systèmes nationaux qui fait que, chaque État se considérant comme compétent pour imposer un revenu ou une donation par exemple, cela touche tous les pays. Si, à titre d'exemple, un français reçoit une succession d'origine belge portant sur un immeuble présent en Espagne, cette personne va être imposée en France car l'héritier s'y trouve, en Belgique parce que le défunt s'y trouve et en Espagne parce que l'immeuble s'y trouve.
Or, aujourd'hui, il n'existe pas d'instrument juridique qui permette de lutter contre cela. La directive adoptée en 2017 relative aux mécanismes de règlement des différends en matière de double imposition permet d'éliminer la double imposition sur les bénéfices et les revenus et met en place une procédure de règlement des différends entre États mais elle ne touche pas toutes les situations de double imposition.
Il me semble qu'il pourrait être intéressant d'appuyer une démarche de généralisation des techniques d'élimination de la double imposition. La Commission européenne plaide pour cela depuis plusieurs années, notamment en matière successorale pour laquelle il n'existe que très peu de conventions bilatérales. Il en existe encore moins lorsqu'il s'agit de donations. En outre, ces conventions sont bilatérales : elles ne permettent donc pas de régler les cas de triple imposition susceptibles de survenir entre les différents États. Ce sont des réformes certes techniques mais qui poursuivent des objectifs qui méritent d'être pris en considération.
Un autre objectif est souvent assigné à l'Europe : garantir une forme de justice fiscale. Cet objectif recouvre en réalité deux idées très différentes : la justice dans le partage du fardeau entre les entreprises et entre les personnes physiques et la justice dans la répartition entre États. Toutes les discussions autour du numérique mélangent les deux dimensions. Lorsque certains acteurs se plaignent du fait que les géants du numérique ne sont pas imposés en France, il s'agit en réalité de se plaindre à la fois que ces entreprises ne supportent pas l'impôt alors que d'autres le supportent mais également que la France ne récupère pas l'impôt que ces entreprises devraient payer dans un monde idéal.
Se pose donc la question de savoir si l'Europe a un mot spécifique à dire sur ce sujet ou si l'OCDE ou un forum mondial doit régler ce problème. C'est une question politique mais, d'un point de vue pratique, si l'on mettait en place au niveau européen une méthode de répartition de la matière imposable entre les États qui n'a rien à voir avec ce qui est fait au niveau mondial, cela créerait des problèmes techniques absolument insurmontables.
En prenant l'exemple d'un groupe américain qui disposerait de plusieurs filiales et succursales en Europe, si on met en place l'ACCIS (c'est-à-dire une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés au niveau des groupes établis en Europe) et si on le partage entre les pays européens en se basant sur les critères imaginés par la Commission européenne, les États vont imposer une certaine part des bénéfices. Mais comme il s'agit d'un groupe américain, ses bénéfices sont mondiaux et il faut donc combiner cette répartition avec des conventions bilatérales conclues avec tous les États tiers. Or, ces conventions vont retenir des critères de répartition de la masse taxable complètement différents. Cela va donc créer des situations de double imposition sur lesquelles nous disposerons de peu de prise d'un point de vue technique. À la lumière de cela, la conclusion pourrait être de tout laisser à l'OCDE, ce qui pourrait être un autre écueil.
Pascal Saint-Amans a raison de dire que seule une concertation mondiale pourra résoudre cette problématique de la masse taxable. Ce qui m'inquiète, c'est que l'Europe ne parle pas d'une seule voix et qu'on assiste, avec la remontée de la problématique au niveau de l'OCDE, à une dissolution d'une Europe fiscale qui n'existe pas mais qui pourrait exister car les intérêts communs sont nombreux. Il est vrai que l'Europe ne peut pas agir seule sans mettre en péril sa compétitivité et se heurter à des difficultés techniques insurmontables, mais si elle est à la remorque de l'OCDE, elle risque de perdre son âme.
Enfin, toujours dans les objectifs qui doivent poursuivre l'Europe en matière fiscale, un dernier objectif pourrait être de renforcer l'idée d'une Europe puissance continentale, laquelle devrait se manifester tant dans les relations avec l'OCDE que dans celles avec les États tiers. Trois exemples me viennent à l'esprit.
Premier exemple : les conventions fiscales avec les États tiers ne sont pas respectées et ce, en toute connaissance de cause. Or, on ne peut pas faire grand-chose contre cette mauvaise volonté. La France, seule, ne peut contraindre un pays comme la Chine à respecter les conventions qu'elle a signées. C'est une vraie demande des entreprises que de voir l'Europe se doter d'une capacité de négociation dans cette situation.
Deuxième exemple. Imaginons une convention multilatérale qui, par exemple, permettrait à la France de taxer toute entreprise ayant des clients ou des consommateurs en France, y compris si elle n'y possède aucun actif ou établissement stable. Que se passerait-il si ces entreprises ne veulent pas payer ? Il faudrait un accord d'assistance en matière de recouvrement qui permettrait à l'autorité fiscale française de demander à l'autorité fiscale étrangère de collecter l'impôt dû et de le lui rétrocéder. De tels accords existent entre les États-membres de l'Union européenne ainsi qu'avec quelques États tiers. L'objectif de l'Europe devrait être de les multiplier autant que possible en y mettant tout son poids.
Dernier exemple : la portée de la liberté de circulation des capitaux. Cette liberté est protégée par les traités européens mais elle est la seule liberté de circulation qui s'applique dans les relations avec les États tiers. C'est ainsi que les résidents des États tiers peuvent demander à bénéficier en Europe du même traitement fiscal que des résidents de l'État qui accorde l'avantage fiscal. Cela peut créer des déséquilibres et être à l'origine d'effets d'aubaine pour l'investissement en provenance d'États tiers. La réciproque est vraie lorsque des résidents européens investissement dans des États tiers : dans l'État de départ, ils peuvent se prévaloir d'un traitement identique avec l'investissement qu'ils feraient chez eux ou dans un autre État européen. Cette question prend de plus en plus d'importance dans les contentieux fondés sur le non-respect par la France de la liberté de circulation des capitaux. La restitution d'impôt à des résidents d'États tiers est à l'origine de pertes budgétaires importantes pour l'État français.