Intervention de Joaquim Pueyo

Réunion du mercredi 22 juillet 2020 à 16h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJoaquim Pueyo, rapporteur :

Toutefois, il ne faut pas déduire de ce seul fait que la PEV est un échec. En effet, sans l'action de l'Union européenne, aussi imparfaite et insuffisante soit-elle, la situation dans les pays du voisinage serait probablement bien pire. De plus, peut-on vraiment parler d'échec dès lors que l'instabilité du voisinage est, en grande partie, due à des facteurs extérieurs à la PEV, sur lesquels l'Union européenne n'a guère de prise.

Ces facteurs extérieurs sont au nombre de deux.

En premier lieu, les États membres comme les États tiers poursuivent leurs propres intérêts dans les pays du voisinage, qu'ils déstabilisent. La Libye constitue, de ce point de vue, un cas d'école. L'intervention militaire dans ce pays en 2011 fut décidée unilatéralement par la France et le Royaume-Uni, hors de toute concertation européenne ou internationale, et sans aucun plan pour l'après Kadhafi.

Les conséquences sont malheureusement bien connues : la Libye s'est rapidement désintégrée, devenant un « trou noir » qui a déstabilisé l'ensemble de la région, un terrain d'entraînement des groupes terroristes et un point d'embarquement privilégié des migrants vers l'Europe, avec les conséquences que l'on sait sur l'Union européenne.

Dans ces conditions, peut-on reprocher à l'Union européenne le chaos en Libye ? Non, pas plus qu'il est en son pouvoir, malgré ses efforts, d'y mettre un terme compte tenu de la nature des forces en présence.

Si la France et le Royaume-Uni portent une lourde responsabilité dans la crise libyenne, c'est un même État tiers qui est, pour une large part, à l'origine de la déstabilisation du voisinage Est. La Russie est en effet le dénominateur commun à tous des conflits qui affectent les pays du Partenariat oriental. Je souhaiterais préciser deux points.

Le premier, c'est que la Russie n'a pas forcément intérêt à voir ces conflits résolus. Ils sont en effet pour elle autant de prétextes pour maintenir une présence militaire en dehors de son territoire. De plus, en entretenant l'instabilité à ses frontières, la Russie adresse un avertissement à l'OTAN et à l'UE qui seraient tentées d'accroître leur présence, sous quelque forme que ce soit, dans sa zone d'influence, ainsi évidemment qu'aux pays concernés.

Le deuxième point, c'est le désalignement entre la politique européenne vis-à-vis de la Russie – basée sur les sanctions – et les intérêts des États membres, à commencer par la France et l'Allemagne.

Ces deux pays ont en commun de vouloir normaliser leurs relations avec la Russie, qu'ils considèrent comme un partenaire économique et stratégique incontournable, sans lequel les crises dans le voisinage ne peuvent être résolues, ni à l'Est, ni au Sud. Mais de ce fait, ils s'opposent aux autres États membres qui, en particulier à l'Est, voient dans la Russie une menace existentielle.

Dès lors, que peut l'Union européenne, avec sa politique de voisinage, face à une grande puissance comme la Russie, aux intérêts opposés aux siens, tandis que ses États membres poursuivent eux aussi leurs propres intérêts, pas tout à fait alignés avec la position de l'Union européenne, ni même entre eux ?

Si les États membres et les États tiers, au premier rang desquels la Russie, a une responsabilité dans l'instabilité du voisinage, celle-ci est partagée avec les pays du voisinage eux-mêmes, comme nous avons pu le vérifier dans tous nos déplacements. C'est là le deuxième facteur extérieur expliquant le piètre résultat de la PEV.

La politique de voisinage est une politique extérieure de l'Union européenne qui, par définition, est mise en œuvre hors de son territoire, dans des pays voisins qui sont des États souverains. Elle exige donc la coopération de ceux-ci, tant au niveau politique qu'au niveau administratif.

Or, au niveau politique, les gouvernements des pays voisins peuvent être réticents à souscrire aux objectifs en tant que tels de la PEV, considérant qu'ils ne sont pas une priorité, voire qu'ils ne sont pas dans leur intérêt. C'est le cas en particulier pour les migrations. La maîtrise des flux migratoires est l'une des priorités de l'Union européenne depuis 2015 mais elle se heurte aux intérêts des pays du Sud qui, eux, voient l'émigration vers l'Europe comme une opportunité. C'est très clair en Tunisie où le gouvernement n'est pas vraiment enclin à freiner l'émigration, pas plus qu'à faciliter la réadmission des émigrés illégaux. De même, s'agissant de la démocratie et du respect des droits fondamentaux et bien qu'ils s'agissent d'objectifs majeurs de la PEV, le gouvernement d'Azerbaïdjan n'en est pas moins réticent à renforcer la gouvernance démocratique du pays et à mettre la liberté d'expression et de réunion aux standards européens.

Si le blocage politique est le plus voyant, plus sournois – si j'ose dire – est le blocage des réformes par l'administration du pays voisin. Celui-ci peut prendre deux formes.

La première forme de blocage administratif est volontaire. Certains pays voisins, en effet, ne peuvent s'opposer ouvertement aux exigences européennes, alors même qu'ils les désapprouvent. Par exemple, le gouvernement géorgien a soutenu l'adoption d'une loi accordant des droits aux personnes LGBT mais ceux-ci ne sont ensuite jamais ou très peu appliqués car heurtant une société très conservatrice.

La deuxième forme de blocage administratif n'est pas tant volontaire que le résultat d'une gouvernance défaillante. C'est en particulier le cas en Tunisie, où nombre des interlocuteurs que nous avons rencontrés ont dénoncé l'inefficacité des administrations et la lourdeur des procédures, si bien que les réformes n'avancent pas.

Pour faire face à ces blocages et pour inciter les pays voisins à mettre effectivement en œuvre les réformes auxquelles ils se sont engagés, l'Union européenne est désarmée. Sa seule arme serait de conditionner l'aide à l'avancement des réformes mais cette conditionnalité se heurte aux réalités politiques et géopolitiques.

Comme l'a dit Caroline Janvier, la Tunisie est le seul exemple de transition démocratique réussie dans le monde arabe et, de ce fait, de conciliation entre la démocratie et l'Islam. Elle ne peut donc pas, politiquement, être abandonnée par l'Union européenne malgré les progrès limités des réformes.

De même, malgré une régression en matière de respect de l'État de droit et des réformes économiques qui se font attendre, la Jordanie peut elle aussi compter sur le soutien indéfectible de l'Union européenne comme sur la bienveillance de l'ensemble des bailleurs internationaux pour rester le seul pôle de stabilité au Moyen-Orient.

Enfin, pour d'autres pays, notamment dans le voisinage Sud, l'Union européenne est en concurrence avec d'autres puissances – Russie, Turquie, Pétromonarchies et Chine – qui sont bien moins regardantes sur la question de la démocratie et des droits fondamentaux.

Ces deux facteurs extérieurs, qui expliquent l'insuccès de la PEV, ne doivent cependant pas faire oublier les faiblesses intrinsèques de celle-ci, qui sont au nombre de trois.

La première porte sur le périmètre géographique de la PEV, qui est mal défini, incohérent et rassemble des pays très différents.

La PEV est censée regrouper les pays avec lesquels l'UE partage une frontière maritime ou terrestre. Or, la Russie n'en fait pas partie, alors que l'Azerbaïdjan, oui. Surtout, la PEV ignore les voisins des voisins. Or, les problèmes auxquels sont confrontés des pays relevant de la PEV comme la Tunisie, l'Algérie ou la Lybie, en particulier le terrorisme et les migrations, sont étroitement liés à ceux que connaissent les pays du Sahel. Comment les régler si une barrière juridique sépare artificiellement les pays concernés en deux groupes relevant de statuts, interlocuteurs et instruments différents ?

L'autre problème que pose ce périmètre géographique de la PEV est la grande hétérogénéité – politique, économique, culturelle… – des pays que cette politique intègre, laquelle représente un véritable défi pour l'Union européenne. Plus frappant encore est l'intensité variable de leur rapport à l'Union européenne. Or, la PEV est d'autant plus efficace et les réformes qu'elle promeut d'autant plus aisément mises en œuvre que les pays concernés sont « demandeurs d'Europe ». Celle-ci peut exiger bien plus de la Géorgie – qui rêve d'adhérer – que de l'Azerbaïdjan.

La deuxième faiblesse de la PEV est la contradiction entre les objectifs. La contradiction porte en premier lieu sur la stabilité politique, d'une part, la démocratie et le respect des droits fondamentaux d'autre part. L'Union européenne est en permanence confrontée à un dilemme dans les pays dont la stabilité intérieure repose sur un régime autoritaire : faut-il privilégier cette dernière au détriment de la démocratie et du respect des droits fondamentaux ou soutenir les réformes démocratiques au risque de l'instabilité ?

La deuxième contradiction porte sur l'ouverture affichée en matière économique et commerciale et parallèlement, la fermeture assumée s'agissant des migrations, en particulier vis-à-vis des pays du voisinage Sud, contradiction qui est évidemment mal perçue dans les pays concernés, notamment en Tunisie.

Enfin la dernière contradiction met en lumière les oppositions entre l'Union européenne et ses partenaires. Même s'ils sont déclinés dans des accords d'association et autres partenariats négociés avec les pays voisins, en réalité, l'Union européenne impose ses priorités, lesquelles peuvent être différentes de celles de ses partenaires. C'est le cas, déjà évoqué, des migrations.

Enfin, très rapidement, la PEV présente une troisième faiblesse dans ses instruments financiers : au-delà de l'Instrument européen de voisinage, de multiples instruments financiers cohabitent, avec leurs propres règles de procédure, ce qui complexifie la mise en œuvre des projets, entraînant une sous-consommation importante des crédits.

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