La crise sanitaire dont nous sortons a représenté, pour l'Europe et le monde, une secousse d'une intensité jamais atteinte. Notre seule conviction à ce stade est qu'il y aura des conséquences, sans connaître leur portée économique, sociale, voire politique. En somme, nous traversons une période de grande incertitude, notion assez négative en économie.
Le marché intérieur a été affaibli, mais il doit être relancé et renforcé : voici, en quelques mots, l'objet de notre propos d'aujourd'hui.
La recherche de tous moyens pour endiguer la propagation du coronavirus, qui était indispensable, a eu pour corollaire des tempéraments apportés aux grandes libertés qui fondent le marché intérieur. Pourtant, ces libertés sont le fruit d'une évolution graduelle depuis l'établissement de l'Union douanière en 1968, dont l'objectif est de supprimer les barrières aux échanges afin de favoriser la croissance et l'emploi. Cette liberté s'incarne aussi dans un corpus de normes qui permettent la confiance dans les échanges, sous le contrôle de la Cour de justice.
Aujourd'hui, le marché intérieur est un espace sans frontières dans lequel est garantie la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. L'exercice de ces libertés implique, souvent, des passages physiques de frontières. Nous avons pris conscience, à nouveau et subitement, de cette réalité.
Durant le pic de la crise sanitaire, le rétablissement de mesures aux frontières intérieures de l'Union a été un recours pour la majorité des États membres, qui se sont fondés sur le chapitre II du code frontières Schengen, en négligeant parfois certains aspects procéduraux. À ce titre, nous estimons qu'il pourrait être pertinent de renforcer certaines garanties, en permettant à la Commission européenne de donner un avis sur le retour des contrôles.
Ce sont naturellement les États qui gardent et sont garants de leurs frontières, mais les décisions qu'ils prennent ont des effets immédiats, et parfois très lourds, sur les pays voisins. Le marché intérieur est en effet une réalité juridique, qui entraîne des interdépendances économiques.
Le marché européen, qui se veut commun, est aujourd'hui la plus grande zone commerciale du monde. Citons l'augmentation du commerce entre les pays de l'Union depuis les années 1980, qui a été de 40 % plus importante qu'entre les autres pays de l'OCDE, entraînant une hausse du revenu par habitant de 10 % en moyenne.
Toutefois, les différences entre marchés nationaux demeurent, et les marges de progression du marché intérieur sont très importantes : l'intensité du commerce pourrait encore doubler entre les pays de l'UE, entraînant des gains de croissance de l'ordre de 14 % du PIB. Pour cela, il faut faire en sorte qu'échanger par-delà nos frontières intérieures soit de plus en plus simple pour les acteurs économiques.
Le retour à un fonctionnement normal du marché intérieur est une condition de la reprise économique. Comme l'a souligné le Conseil européen dans le programme stratégique de l'UE pour la période 2019-2024, l'Union ne peut se permettre de sous-utiliser le potentiel que représente un marché d'un demi-milliard de personnes, en particulier dans le domaine des services. Cette affirmation est d'autant plus vraie aujourd'hui.
La corrélation entre prospérité et liberté de circulation a eu des implications très concrètes durant le confinement.
Concernant la circulation des personnes, le 17 mars, le président du Conseil européen a annoncé la restriction temporaire des « voyages non-essentiels » vers l'Union.
Les contrôles aux frontières internes ont été rétablis unilatéralement par les États membres à partir du 11 mars, avec des filtrages d'une intensité variable. Elles ont eu un impact sur les travailleurs frontaliers, pourtant maillon essentiel de l'activité économique dans les zones transfrontalières. En effet, ce sont 360 000 résidents en France qui travaillent dans un pays limitrophe.
Le secteur du tourisme a aussi immédiatement connu un net recul. Fin mars, la perte d'activité sur une semaine-type de confinement est estimée à 34 % dans l'ensemble de l'économie, mais à 90 % pour le secteur de l'hôtellerie.
Pour les marchandises, la fin de la liberté de principe a également conduit à l'ouverture de points de passage aux frontières, soumis à des contrôles. La limitation du nombre de passages génère un risque d'engorgement rapide qui a nécessairement ralenti les acheminements.
Les conséquences économiques de ces limitations des libertés du marché intérieur sont claires. On observe une très nette chute du commerce extérieur entre janvier et mars 2020. Les exportations de machines et d'automobiles ont été le secteur le plus durement touché avec un recul de 20 %.
Le ralentissement du commerce qui s'ensuit est à la fois la cause et la conséquence d'un recul de la production. Eurostat observe qu'en avril 2020, par rapport à avril 2019, la production industrielle dans l'Union européenne avait diminué de 28 % ; la production est tombée à des niveaux vus pour la dernière fois au milieu des années 1990.
Les difficultés nouvelles à passer les frontières ont entraîné des ruptures dans les chaînes de valeur. Enrico Letta rappelle qu'un tiers de chaque Mercedes, voiture allemande par excellence, est produit par des entreprises italiennes. Or, la crise a durement touché la Lombardie et mis en difficulté la production automobile en Allemagne.
Il est difficile d'évaluer l'état des chaînes de valeur à ce stade, mais l'enjeu est désormais de lutter contre la survalorisation du risque. Les entreprises pensaient le marché intérieur comme relevant de l'acquis. Le Brexit avait porté un premier coup à cette certitude, mais la crise sanitaire est une nouvelle anomalie en termes de survenue des risques extrêmes qui peut décourager les entreprises souhaitant se projeter sur le marché européen.
Il sera essentiel de restaurer la confiance des acteurs économiques dans le marché intérieur et dans les gains à l'intégration économique européenne.
L'Union européenne, dont on a beaucoup décrié l'inaction est intervenue pour coordonner les mesures nationales.
La Commission européenne s'est exprimée à travers des communications mettant en place des lignes directrices à caractère incitatif, pour que les décisions des États membres soient moins unilatérales et dans le but de préserver la liberté de circulation. Elle a, en particulier, cherché à :
– permettre la circulation des travailleurs frontaliers, détachés et saisonniers qui exercent une profession critique ;
– aménager des voies de passage pour les véhicules de transport de marchandises, les Green lanes, pouvant être franchies en moins de 15 minutes.
Enfin, la Commission a publié une feuille de route européenne commune pour la levée des mesures visant à contenir la propagation du COVID-19.
Toutefois, ce travail de coordination a été insuffisant, donnant lieu, comme sur l'ensemble de la gestion de crise, à une critique de l'inaction européenne, parfois justifiée. Le 10 mars 2020, au tout début de la crise, un plan d'action à long-terme visant à mieux mettre en œuvre et faire respecter les règles du marché unique met en place un groupe de travail sur la mise en œuvre des règles du marché unique (SMET). Ce groupe a tenu une réunion en avril et une seconde le 9 juin, mais aucune communication n'a eu lieu sur ses travaux, dont il est très compliqué de mesurer la teneur et l'efficacité.