Intervention de Nicolas Bardi

Réunion du mercredi 18 novembre 2020 à 17h00
Commission des affaires européennes

Nicolas Bardi, Sylfen :

Je suis président de la start-up française de l'hydrogène Sylfen et je suis très heureux de pouvoir témoigner aujourd'hui en tenant un propos qui sera peut-être un peu décalé, mais dont l'objectif est de contribuer à la réflexion sur les stratégies et les politiques européennes de l'hydrogène.

L'entreprise a été créée il y a cinq ans à Grenoble. C'est une start-up de dix-huit personnes et nous développons l'utilisation de l'hydrogène pour le secteur des bâtiments et des éco-quartiers, dans un second temps peut-être pour des usages industriels. Pourquoi cette cible, qui n'est pas forcément celle qui est la plus mise en avant aujourd'hui ? Quand on regarde à l'échelle européenne, la consommation d'énergie des bâtiments représente, avec l'électricité, la chaleur, la climatisation, etc., 36 % des émissions de CO2. C'est, par exemple, beaucoup plus que le transport aérien. Et si l'on considère ce sujet avec un prisme français, où l'électricité est relativement bon marché par rapport à d'autres pays européens et où sa production émet peu de gaz à effet de serre, grâce à l'hydraulique et au nucléaire, on peut avoir tendance à considérer qu'alimenter les bâtiments en électricité est une bonne solution. Dans la plupart des pays européens où l'essentiel de l'électricité est produit à partir de gaz naturel ou de charbon, et de plus en plus à partir d'énergies renouvelables, ce n'est pas une solution, parce qu'alimenter ces bâtiments en électricité, produite à partir de gaz par exemple, émet beaucoup plus de gaz à effet de serre qu'en alimentant directement les chaudières avec du gaz naturel, puisqu'on évite la perte de rendement résultant du passage du gaz à l'électricité, puis de l'électricité au chauffage.

Nous avons en France des raisonnements un peu différents de ceux des autres pays européens. Que pouvons-nous faire avec l'hydrogène en matière de bâtiments ? Aujourd'hui, nous savons produire localement de l'énergie renouvelable avec de l'énergie solaire. Si nous décidons de transformer localement l'énergie solaire en hydrogène par électrolyse de l'eau quand nous n'en avons pas besoin, par exemple un week-end dans un bâtiment de bureaux, quand il fait vraiment très beau et que le bâtiment ne consomme quasiment rien, nous allons générer des stocks d'énergie renouvelable sous forme d'hydrogène. Nous pourrons ensuite l'utiliser de façon différée, pour produire de l'électricité et de la chaleur dans les bâtiments.

C'est ce que Sylfen développe. Plutôt que chercher à alimenter un bâtiment à hauteur de 30 ou 35 % de ses besoins énergétiques, ce qui est l'ordre de grandeur de l'autoconsommation solaire pouvant être atteinte sans stockage, nous sommes capables de l'alimenter à 60 ou 70 %, voire jusqu'à 100 %, avec de l'énergie renouvelable produite localement. Celle-ci est stockée grâce à une technologie réversible, qui par moments produit de l'hydrogène par électrolyse de l'eau à partir de l'électricité verte disponible sur place, et par moments fonctionne comme une pile à combustible, en générant de l'électricité et de la chaleur pour le bâtiment.

Nous avons développé une première preuve de concept. Nos démonstrateurs sont financés à hauteur de 3,7 millions d'euros, pour deux tiers par des projets européens – nous sommes très impliqués dans la recherche européenne – et pour un tiers par des financements français. Nous venons de signer deux commandes commerciales pour les premiers produits qui seront déployés sur le territoire l'année prochaine.

Quand on regarde aujourd'hui la politique de l'hydrogène, on constate qu'il y a une très forte inflexion, à la fois au niveau de la politique européenne et des politiques des États membres. Cette évolution extrêmement favorable est indispensable, puisque les autres zones de développement économique que sont l'Asie et les États-Unis sont également extrêmement ambitieuses et dynamiques en matière d'hydrogène.

On constate ensuite que les plans sont très orientés vers la production massive d'hydrogène, puis sa distribution à l'échelle du territoire pour alimenter un certain nombre d'usages. Cette vision est une sorte de reproduction du modèle centralisé électrique, ou de la façon dont l'infrastructure pétrolière ou gazière s'est développée, avec de grandes unités de production et de gros tuyaux qui permettent de distribuer l'hydrogène vers des usages. L'allocation des ressources pour le développement de l'industrie de l'hydrogène est donc un sujet de débat : quel doit être l'équilibre entre la production centralisée et la production décentralisée ?

L'intérêt de l'hydrogène est que c'est un gaz, un vecteur énergétique que l'on peut produire où l'on veut. Il suffit pour cela d'avoir un électrolyseur et de l'électricité. On peut aussi le faire, localement, à partir de biogaz ou d'autres ressources de biomasse. La question est : va-t-on répartir des unités de production d'hydrogène de petite puissance partout sur le territoire, ou va-t-on développer des unités de production d'hydrogène de très forte puissance, puis un maillage de distribution ?

Il faut trouver un équilibre. Regardons, par exemple, comment se déploie l'énergie solaire : il y a à la fois de très grandes centrales et des productions décentralisées, à l'échelle des bâtiments, par exemple sur des ombrières de parkings, sur des toits d'entrepôts, etc. Ces deux filières solaires coexistent, aucune n'est ridicule par rapport à l'autre, et les deux visions, centralisée et décentralisée, sont aussi légitimes.

Or la dernière communication de la Commission européenne sur la stratégie européenne de l'hydrogène montre un très grand déséquilibre au seul bénéfice d'une vision centralisée. Il y a juste, en page 6, un petit paragraphe présentant une sorte de seconde étape du développement de l'hydrogène en Europe, où des clusters locaux se développeraient en s'appuyant sur une production locale, basée sur une énergie renouvelable produite de façon locale, éventuellement transportée sur de courtes distances. Ce paragraphe indique que l'infrastructure locale de l'hydrogène pourra non seulement servir des usages de transport ou d'industrie, mais également générer de l'électricité et de la chaleur pour les bâtiments.

Or il s'agit de ce que fait Sylfen. Cette action-là est certes évoquée dans la stratégie européenne, mais rien n'est expliqué sur la façon dont ces clusters vont se développer et vont être soutenus en parallèle du développement des usages centralisés de l'hydrogène.

Voilà ce sur quoi je suis vigilant. Il faut savoir que les coûts diffèrent d'un facteur à peu près 5, entre la partie centralisée de notre système énergétique et les usages. En ordre de grandeur, le coût de production de l'électricité est 40 euros le mégawattheure. De grandes centrales solaires, dans des pays très ensoleillés, produisent aujourd'hui à moins de 20 euros le mégawattheure. Quand vous regardez votre facture électrique, on démarre en France pour certaines entreprises aux alentours de 70 euros le mégawattheure, pour les particuliers c'est plutôt 110. Les particuliers allemands payent 300 euros le mégawattheure. L'écart est très important.

Pour l'hydrogène, c'est assez similaire. On parle d'un coût de production par des moyens centralisés allant de 1,5 à 2,50 euros par kilogramme, avec de gros électrolyseurs et de l'électricité peu chère. Si cette électricité est d'origine nucléaire, on peut garantir qu'elle ne sera pas chère et pas carbonée toute l'année, 24 heures sur 24. Si elle est d'origine renouvelable, forcément, ce ne sera pas 24 heures sur 24, 365 jours par an. Et puis, les usages de l'hydrogène verront un « prix à la pompe » plutôt de l'ordre de 6 à 10 euros du kilogramme.

À ce prix en usage final, la production décentralisée parvient à être compétitive, de la même façon que le solaire décentralisé est beaucoup plus cher que le solaire centralisé, mais reste moins cher que le prix de l'électricité payé par les particuliers. Les productions locales d'hydrogène vont être plus chères que les productions centralisées, de l'ordre de 5 à 6 euros du kilogramme, et néanmoins compétitives par rapport au prix de vente de l'hydrogène aux utilisateurs finaux.

Je vous remercie beaucoup de votre invitation : cela me permet de souligner le besoin de réfléchir aux modalités particulières de soutien aux productions décentralisées d'hydrogène, connectées aux énergies renouvelables qui, à mon sens, sont aujourd'hui l'un des moteurs forts de la transition énergétique. Les collectivités locales et les citoyens cherchent des solutions pour entrer dans des logiques de circuits courts : traçabilité, production et utilisation locale de l'énergie renouvelable ; ils ne souhaitent pas rester dans des modèles d'injection de grosses capacités produites sur des territoires, que les habitants verraient juste passer au-dessus de leurs têtes. Il faudra donc trouver un équilibre entre l'aspect centralisé et l'aspect local de la filière hydrogène.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.