Le Conseil européen du 25 mars s'est tenu, comme la présente audition, en visioconférence et n'a duré qu'une seule journée au lieu des deux initialement prévues. Les chefs d'État et de gouvernement se réunissent désormais dans le cadre du Conseil européen pratiquement tous les mois, ce qui permet de renforcer encore davantage la coordination, qui est encore loin d'être parfaite.
Le Conseil du 25 mars a été consacré prioritairement à la crise sanitaire. Les participants ont partagé un constat simple : la question des vaccins doit être traitée dans le cadre européen parce que c'est notre intérêt collectif, en mettant de côté les faux débats, comme le temps de discussion des contrats ou les prix d'achat. Outre que l'Union européenne a signé un contrat avec AstraZeneca vingt-quatre heures avant le Royaume-Uni, aucun de ces éléments ne saurait justifier les retards de livraison. La priorité est à l'accélération de la campagne de vaccination et donc au processus de production. Il faut produire plus et l'Union doit défendre ses intérêts face aux laboratoires, en contrôlant notamment l'exportation de leur production.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a présenté des éléments chiffrés sur la campagne européenne de vaccination. Au cours du premier trimestre 2020, Pfizer et BioNTech, Moderna et AstraZeneca ont livré plus de 100 millions de doses de vaccin à l'Union européenne. Moderna a respecté l'intégralité de son contrat, Pfizer et BioNTech ont dépassé leur objectif d'environ 4 millions de doses et le laboratoire AstraZeneca n'a vraisemblablement livré qu'une quantité correspondant à un quart de ses engagements. Au cours du deuxième trimestre, les quantités livrées devraient tripler. Pfizer et BioNTech livreront environ 200 millions de doses, dépassant leurs objectifs initiaux de livraison ; AstraZeneca livrera 70 millions de doses, une quantité inférieure aux derniers objectifs annoncés de 100 millions de doses ; Moderna livrera les quantités prévues. Un nouvel acteur entrera en jeu. Il s'agit de Johnson and Johnson, dont le vaccin a été autorisé par l'Agence européenne des médicaments (EMA), et qui pourra commencer à être livré au cours du mois d'avril.
Un nouveau contrat a été signé, il y a quelques semaines, au nom de l'Union européenne avec Pfizer et BioNTech. Ce contrat prévoit la livraison de 300 millions de doses en plus des 300 millions de doses déjà réservées pour l'année 2021. C'est grâce à ce contrat que nous pouvons attendre la livraison de plus de 200 millions de doses au cours du deuxième trimestre. Nous assistons donc à une vraie accélération de cette campagne de vaccination. C'est une bonne nouvelle.
Deux débats ont eu lieu au cours du Conseil européen, l'un sur la solidarité européenne et l'autre sur la souveraineté européenne. Ils sont évidemment liés.
Sur la souveraineté, tous les participants se sont mis d'accord pour soutenir le mécanisme de contrôle systématique des exportations de vaccins décidé par la Commission européenne à la fin du mois de janvier et renforcé la semaine dernière par l'ajout d'un critère de réciprocité, en plus de celui de la proportionnalité. Ce mécanisme prévoit que les doses de vaccins ne peuvent, par principe, être exportées ; chaque État membre sur le territoire duquel se trouve un site de production doit autoriser l'exportation. Celle-ci peut être justifiée par la solidarité internationale, en particulier au titre de l'initiative COVAX dont l'objet est de livrer des doses à des pays qui n'y auraient pas accès autrement. Elle peut aussi être justifiée, au regard du critère de réciprocité, vers des pays dont la situation financière ou sanitaire n'est pas dégradée, mais dans lesquels sont implantés des sites de production respectant les contrats de livraison. Je rappelle que l'Union européenne est, avec les États-Unis, un pôle majeur de production mondiale de vaccins et deviendra à l'été le premier producteur mondial. C'est un atout industriel.
Des reproches contradictoires ont été faits à l'Union européenne, qui serait tantôt naïve parce qu'elle exporte, tantôt égoïste parce qu'elle n'exporte pas. La vérité, c'est que l'Union européenne a exporté, depuis le mois de décembre, plus de 70 millions de doses. C'est beaucoup. Ces exportations portent à 95 % sur les doses produites par Pfizer et BioNTech, qui ont respecté, et même dépassé, leurs engagements contractuels vis-à-vis de l'Union européenne. Il n'y a donc pas de raison de pénaliser ce fournisseur scrupuleux et efficace. En revanche, quand un pays – je pense au Royaume-Uni – ne respecte pas le principe de réciprocité, nous sommes dans l'obligation politique et morale de contrôler, de réduire et même d'interdire les exportations. Je rappelle que, depuis le mois de décembre, nous avons livré un total de 20 millions de doses de vaccins Pfizer au Royaume-Uni, qui ne nous a rien livré. Nous ne pouvons pas priver les Européens de doses auxquelles ils ont droit. Il n'est donc pas question de livrer depuis des sites de production européens des doses de vaccin AstraZeneca vers le Royaume-Uni si ce laboratoire n'améliore pas ses livraisons ou si les sites de production britanniques ne sont pas mobilisés en sens inverse pour livrer vers l'Union européenne.
Le contrat que l'Union européenne a signé avec AstraZeneca – un jour, donc, avant celui du Royaume-Uni – prévoit bien que quatre sites de production sont mobilisables pour nous approvisionner, deux sur le territoire de l'Union européenne et deux au Royaume-Uni, mais nous n'avons pas encore reçu de doses en provenance des sites britanniques. Nous devons changer cette situation au nom de la défense de nos intérêts et du respect des engagements contractuels. Je précise que, contrairement à ce qu'a pu dire AstraZeneca, les engagements pris par l'entreprise à l'égard du Royaume-Uni et de l'Union européenne sont identiques : les deux contrats prévoient notamment que l'entreprise fournira ses meilleurs efforts – best efforts – pour livrer au plus vite. Ces éléments sont publics, donc incontestables ; il n'y a pas eu de mauvaise négociation de l'Union européenne.
Le mécanisme de contrôle a permis à l'Italie de bloquer l'exportation de 250 millions de doses de vaccin AstraZeneca vers l'Australie parce que les critères autorisant l'exportation vers un pays ne se trouvant pas dans une situation sanitaire et financière plus dégradée que la nôtre n'étaient pas respectés. Par ailleurs, toujours dans le cadre de ce mécanisme, les autorités italiennes ont la semaine dernière, à la demande de la Commission européenne, mené une investigation sur un site de production finale de vaccins AstraZeneca implanté sur leur territoire : 29 millions de doses ont ainsi été identifiées, dont la destination est en cours de vérification. Il semblerait que la moitié est destinée aux marchés de l'Union européenne et l'autre à l'initiative internationale COVAX.
Le débat portant sur la solidarité européenne a mis en lumière le mécanisme d'achats communs des vaccins régi par le principe de la répartition au prorata de la population qui prévoit que, dès que des vaccins sont disponibles quelque part dans l'Union européenne, chaque pays soit livré en proportion de sa population. Nous serons ainsi tous vaccinés au même rythme puisque nous achetons ensemble. C'est une question de morale et de solidarité, mais c'est aussi une question d'intérêt pratique. L'Europe n'est pas une île. Quand un voisin avec lequel nous partageons une frontière terrestre n'est pas vacciné, il existe des risques de réimportation du virus sous forme de variants.
Lors des premières livraisons, des écarts avec le prorata strict ont été constatés, parce que certains pays n'avaient pas assez commandé alors que d'autres, dont la France, avaient trop commandé. Face à une situation sanitaire difficile, des pays comme la République tchèque, la Slovaquie ou la Bulgarie ont souhaité un rééquilibrage des livraisons. Grâce aux 10 millions de doses supplémentaires de vaccins Pfizer qui seront disponibles au deuxième trimestre, ce petit ajustement de quelques dizaines de milliers de doses pourra être réalisé permettant ainsi de rétablir la justice et la confiance partout en Europe.
Il n'y a pas de solution miracle ou de doses cachées. Les doses qui seront achetées par de nouveaux contrats ne sont pas encore produites. À l'inverse, toutes les doses commandées ont déjà été produites ou le seront dans les prochains mois. Signer des contrats supplémentaires en dehors du cadre européen n'apportera donc pas, dans les semaines et dans les mois qui viennent, de doses supplémentaires de vaccins. Des pays comme l'Autriche, le Danemark, la Pologne ou Malte ont d'ailleurs renoncé à le faire par pragmatisme, car ils n'ont pas trouvé de source miraculeuse. Des difficultés existent dans le cadre européen, mais il faut les résoudre en produisant davantage. J'ajoute que si la France avait parié sur des acteurs purement nationaux, nous n'aurions sans doute pas aujourd'hui de doses de vaccin. Notre intérêt est de maintenir la complémentarité des commandes et de la production industrielle en valorisant nos outils de production. Ce sera d'ailleurs le cas à partir de la mi-avril avec deux sites de flaconnage qui contribueront à l'effort européen collectif.
Au cours du sommet, le Président de la République a défendu la nécessité d'être dans l'anticipation pour les vaccins de deuxième génération afin de ne pas revivre les difficultés que nous avons connues et que nous connaissons. Il faut accélérer la production des vaccins actuels. L'Union européenne sera le premier producteur mondial de vaccins d'ici à l'été et atteindra une capacité industrielle de production de deux à trois milliards de doses à la fin de cette année. Il faut également développer les capacités d'innovation des vaccins de deuxième génération adaptés à de possibles variants. C'est ce qui a manqué à l'Europe. Les États-Unis ont, au printemps 2020, mobilisé plus de 15 milliards de dollars pour financer la dernière étape du développement des vaccins. L'Union européenne n'a pas consenti un tel effort financier. Il faudra le faire ensemble en allant au-delà des initiatives positives, mais encore parcellaires, qu'a prises la Commission européenne pour doter l'Union d'une agence de recherche par la création de l'incubateur Health Environment Research Agenda for Europe (HERA), financé à hauteur de 150 millions d'euros. C'est utile, mais ce n'est pas encore à la hauteur des enjeux.
Le sommet a également été l'occasion de discuter – rapidement, car un consensus existe à ce sujet – de la stratégie visant à renforcer la souveraineté numérique de l'Union grâce à des financements accrus dans le nouveau budget européen, mais aussi par la régulation, qui est au cœur du modèle européen. Je me félicite, à ce sujet, que les travaux internationaux sur la taxation des grandes entreprises numériques avancent plus rapidement avec la nouvelle administration américaine, mais si une proposition internationale dégradée était faite dans le cadre de l'OCDE, nous développerions une alternative européenne – c'est l'engagement que nous avons pris devant le Parlement européen à l'occasion de l'adoption du plan de relance. La Commission européenne fera, d'ailleurs, une proposition législative de taxe numérique européenne d'ici à l'été prochain.
Le débat autour de cette taxe n'a pas été conflictuel lors du sommet, mais il reste difficile au niveau européen. La France est, depuis 2018, très engagée dans l'instauration de la taxe. C'est une question de justice fiscale, mais aussi de renforcement des ressources propres nécessaires au remboursement du plan de relance à partir de la fin de notre décennie. La régulation doit être fiscale et financière, mais aussi sociale. La Commission prendra, notamment sous l'impulsion de la France, des initiatives à cet égard. C'est un enjeu important de l'après-crise. Les travailleurs des plateformes numériques ne bénéficient pas de droits sociaux européens et leur protection au niveau national est encore insuffisante. Ces questions seront évoquées lors du sommet social de Porto, sous la présidence portugaise, et je sais que votre commission est mobilisée sur ce sujet, après le rapport de Carole Grandjean et de Danièle Obono.
Parmi les sujets internationaux du Conseil, la Turquie a fait l'objet d'une discussion brève, mais qui avait été précédée de nombreux échanges. L'idée est d'envoyer un signal d'unité et de fermeté par un texte commun malgré les nuances, voire les différences, des positions de chaque État membre. La France, avec d'autres pays comme la Grèce, souhaite relever le niveau de fermeté européenne à l'égard de la Turquie. À la suite des pressions exercées depuis le mois de décembre par le biais de sanctions, la Turquie a envoyé des signaux positifs sur la situation en Méditerranée orientale. Nous avons cependant encore perçu des signaux préoccupants ces derniers jours : au niveau interne, le limogeage exprès du gouverneur de la banque centrale ou les pressions sur les partis politiques et, au niveau international, la sortie de la Turquie de la convention d'Istanbul luttant contre les violences faites aux femmes. C'est la raison pour laquelle j'avais demandé que la France porte ce sujet auprès du Conseil des affaires générales précédant la tenue du Conseil européen.
Nous acceptons l'augure des quelques signaux favorables envoyés par la Turquie et M. Charles Michel et Mme Ursula von der Leyen se rendront prochainement en Turquie pour discuter avec le président Erdogan. Nous avons à nouveau rendez-vous au mois de juin pour maintenir la pression et évaluer la volonté réelle de la Turquie de s'engager dans un dialogue avec l'Union européenne. Nous n'avons pas intérêt à escalader, mais nous devons savoir ce que la Turquie veut vraiment dans sa relation avec l'Union européenne.
La situation russe a été discutée brièvement dans les conclusions du Conseil européen avant l'intervention devant les Vingt-Sept du président américain Joe Biden, qui avait été invité par le président Charles Michel. Il a délivré un message positif marqué par la volonté de renouer, après quelques années difficiles, avec un partenariat transatlantique plus fort. Nous y sommes évidemment très favorables, mais notre seule boussole, Conseil européen après Conseil européen, reste l'autonomie stratégique de l'Union européenne et la défense de nos intérêts, qui passent aussi par ce partenariat avec les États-Unis. Ce message a été suivi de longs échanges puis de quelques mots du président Charles Michel et d'une intervention spécifique de chacun des Vingt-Sept.
Un nouveau Conseil, probablement présentiel, se tiendra au mois de juin. Si la coordination européenne sur les questions sanitaires l'exige, il pourra être précédé de nouvelles visioconférences dont je vous rendrai compte.