Madame la présidente, c'est avec grand plaisir que j'interviens – pour la seconde fois, en réalité – devant la commission des affaires européennes. J'étais venu à Paris, devant l'Assemblée nationale, il y a cinq ans. Nous étions alors en « présentiel » ; nous voici aujourd'hui en « distanciel » – ce sont des mots que j'ai appris à l'occasion de la pandémie !
Belge néerlandophone, c'est avec une grande joie que je pratique la langue française. Je me félicite de noter d'ailleurs, parmi les participants, le nom de Bono-Vandorme qui est flamand ! (Sourires.) De même, le nom de Dumont a une consonance belge francophone. Cela démontre combien, dans ce grand espace sans frontières intérieures qu'est l'Union européenne, nous sommes liés les uns aux autres – et c'est très bien ainsi !
En lien avec votre introduction, madame la présidente, je précise qu'à force d'observer la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en tant qu'institution – c'est-à-dire tant la Cour que le Tribunal –, je suis frappé de constater que le droit de l'Union européenne est désormais partout. Il y a quarante-cinq ans, lorsque je faisais mes premiers pas comme étudiant à l'Université de Louvain en « droit communautaire », comme on disait à l'époque, l'Europe était le Marché commun et on parlait de la libre circulation des travailleurs, des marchandises, des services et des capitaux, du droit de la concurrence, des aides d'État – un peu –, de la politique agricole commune, de la politique commune des transports et un peu, aussi, des relations commerciales extérieures avec le reste du monde. En d'autres termes, c'était essentiellement une grande œuvre économique commune.
Comme vous le savez, ce n'est plus le cas depuis l'Acte unique de 1986. On a créé un espace sans frontières intérieures, qui est, en même temps, un espace de liberté, de sécurité et de justice, comportant une Charte des droits fondamentaux comparable à la Déclaration des droits de l'homme issue de la Révolution française et à ses équivalents en Allemagne, en Italie, en Belgique et dans tous les États membres. Un ordre juridique commun a vu le jour, avec une structure de gouvernance commune à vingt-sept États pour des matières de tout ordre, dans lesquelles on considère que l'Union a une plus-value par rapport aux États membres pris isolément. Voilà ce qu'est l'Union européenne.
Je citerai ici, pêle-mêle, l'asile et l'immigration, car ceux qui franchissent les frontières extérieures de l'Union entrent dans un espace commun, sans frontières intérieures, la coopération judiciaire en matière civile et commerciale, c'est-à-dire la question de la compétence internationale des juridictions, la reconnaissance et la mise à exécution de décisions judiciaires émanant d'un autre État membre, le mandat d'arrêt européen, à savoir la coopération judiciaire en matière pénale, la coopération policière, la coopération douanière, la coopération administrative dans de nombreux secteurs et la lutte contre le changement climatique – je pense à la COP21, qui s'est tenue à Paris, avec un grand succès : l'Union européenne a contribué en tant que telle à la démarche.
Les matières juridiques dans lesquelles l'Union européenne est active se sont spectaculairement élargies : le droit du travail, le droit fiscal, le droit des assurances, le droit financier et bancaire ou encore le droit relatif à la non-discrimination, que ce soit sur la base du sexe, de l'âge, du handicap ou de l'orientation sexuelle.
L'Union européenne, il faut le souligner, s'est vu confier des compétences par les États membres. Chacun d'entre eux, agissant en conformité avec ses propres exigences constitutionnelles, a transféré des compétences à l'Union pour qu'elle exerce une souveraineté commune. C'est ce que le président Macron appelle, à très juste titre, la « souveraineté européenne », non pour signifier qu'une nouvelle souveraineté ferait concurrence à celle des États membres mais, bien au contraire, pour souligner qu'il s'agit d'une souveraineté commune qui renforce celle de chacun des États à l'échelle mondiale.
La structure de gouvernance de l'Union permet d'adopter de multiples règles communes – des règlements, des directives et des décisions de toute sorte dans l'ensemble des matières –, et la Cour de justice a été instituée par les États membres, dans des traités relatifs à l'Union européenne, pour sauvegarder le caractère commun des règles adoptées dans le cadre du processus législatif ordinaire au niveau de l'Union, à savoir la codécision entre le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen. Ces règles communes, adoptées comme telles, restent communes dans leur interprétation, leur application et leur mise en œuvre. Telle est la tâche première de la Cour de justice.
Si, comme je l'espère, vous venez un jour ici, à Luxembourg, en présentiel, vous verrez que, dans le même temps, des plaidoiries peuvent porter, dans une salle, sur un schéma d'aides publiques à une entreprise qui investit dans les énergies renouvelables et sur les règles européennes applicables en la matière tandis que, dans la salle d'audience voisine, il est question de l'interprétation de la directive sur la TVA et que, dans une autre salle, il s'agit de déterminer l'État membre dont les tribunaux sont compétents dans un cas d'enlèvement d'enfant après la séparation de parents issus d'États membres différents. Tout cela relève du droit de l'Union européenne actuel. Nous sommes très loin de la situation que nous connaissions il y a trois ou quatre décennies, lorsque nous ne traitions que de la seule sphère, finalement assez éloignée du citoyen lambda, du Marché commun.
La Cour de justice est en interaction avec les juridictions nationales, par le mécanisme des renvois préjudiciels dans toutes les matières juridiques couvertes par les compétences attribuées à l'Union européenne, la Cour devant assurer une interprétation uniforme du droit de l'Union. L'uniformité de l'interprétation est la garantie ultime que les règles revêtent le même sens pour tous les justiciables dans les différents États membres.
Prenons l'exemple, classique, de la protection du consommateur. L'Europe s'en soucie pour la bonne et simple raison que les produits peuvent être fabriqués n'importe où dans un marché intérieur. Les chaînes commerciales comptent de nombreux relais : un produit peut être fait en Roumanie, assemblé en Allemagne par une autre entreprise et distribué par le biais d'autres acteurs en France, au Benelux ou dans les pays baltes. Si un consommateur portugais subit des dommages causés par un produit défectueux, devant quel juge doit-il introduire son recours ? Ce sont des règles européennes qui déterminent le juge compétent – c'est celui du pays du consommateur, pour faire bref. Le droit applicable en la matière repose sur des règles communes érigées par l'Union européenne pour régir des situations de responsabilité extracontractuelle du fait des produits, dans le cadre de la protection des consommateurs. Ces règles se doivent d'être les mêmes que l'on soit un consommateur français, estonien, grec, belge ou portugais.
Vous disiez, madame la présidente, que le nombre d'affaires portées devant la Cour de justice a augmenté. C'est exact, mais il faut radicalement distinguer la Cour et le Tribunal. La Cour de justice est, en l'état, l'interlocuteur des seules juridictions nationales. En réalité, les litiges qui opposent des particuliers ou un particulier et une autorité publique d'un État membre ne peuvent être portés que devant les juridictions nationales. Notre système diffère de celui des États-Unis d'Amérique, où la federal question jurisdiction conduit à résoudre un litige sur la base du droit fédéral en le déplaçant d'un juge étatique vers un juge fédéral. C'est le système américain et, fort heureusement, ce n'est pas celui de l'Europe, où le juge national reste le juge de droit commun, que le litige dépende, pour sa solution, du droit national, du droit de l'Union européenne ou, comme c'est le plus souvent le cas, d'un mélange entre les deux.
C'est le juge national qui, lorsqu'il se heurte à un problème d'interprétation d'une règle de droit de l'Union dont la portée et la signification ne lui paraissent pas claires d'emblée, adresse une question préjudicielle à la Cour de justice. Lorsque le juge siège en dernière instance et que se pose une question pertinente pour l'issue du litige, le juge national est même obligé de procéder au renvoi. Les juridictions suprêmes françaises, que ce soit la Cour de cassation ou le Conseil d'État, le font de manière exemplaire – il faut s'en féliciter ; il en est de même pour les juridictions de tous les autres États membres. La Cour de justice joue ainsi son rôle d'interprétateur.
S'agissant des chiffres, la Cour, au sens strict du terme, est saisie de 800 affaires par an. Les trois quarts, soit 600 affaires, sont des renvois préjudiciels de juridictions des États membres. La Cour leur donne la priorité. Quant aux autres affaires, environ 150 sont des pourvois, c'est-à-dire des procédures d'appel, limitées à des questions de droit, contre une décision du Tribunal, prise en première instance.
Le Tribunal est, pour ainsi dire, le Conseil d'État de l'Union européenne, et plus précisément sa section du contentieux. Je connais bien la structure du Conseil d'État français, qui est identique à celle du Conseil d'État belge, la Belgique l'ayant copiée. La section du contentieux sert de juge administratif suprême en France. Le Tribunal, pour sa part, est le juge chargé du contrôle de légalité de tous les actes et des carences des institutions et des organes de l'Union européenne. Il se prononce en dernière instance sur les faits et les preuves, mais un pourvoi en cassation devant la Cour de justice est possible pour les questions de droit.
Les cinquante affaires restantes sont des recours directs, comme ceux, très médiatisés, en annulation que la Pologne et la Hongrie viennent d'introduire contre le règlement européen qui lie le mécanisme de contrôle du respect de l'État de droit et l'utilisation des fonds européens dans le cadre de Next Generation EU, le plan de relance adopté en marge du cadre financier pluriannuel pour les années 2021-2027.
La durée des procédures est une grave question, surtout pour les renvois préjudiciels, qui sont une parenthèse dans une affaire pendante devant une juridiction nationale. La Cour, je l'ai dit, donne la priorité à ces procédures. Elles durent quinze mois, en moyenne. Les affaires les plus lourdes, d'envergure constitutionnelle, qui sont normalement examinées en grande chambre, c'est-à-dire par quinze juges sous la présidence directe du président de la Cour, peuvent parfois durer deux ans. Une affaire que je qualifierais de « normale », qui n'implique pas une participation aussi large, peut être traitée dans l'année. Quasiment la moitié des affaires font l'objet d'une décision en moins d'un an.
Il faut savoir que toute question préjudicielle renvoyée devant la Cour, quel que soit l'État membre dont elle provient, est traduite. L'ordonnance de renvoi – ainsi que nous appelons dans notre jargon technique la décision judiciaire par laquelle le juge national interroge la Cour sur une question d'interprétation du droit de l'Union – est traduite dans les vingt-quatre langues de l'Union : chaque État membre se verra notifier l'ordonnance de renvoi, afin de pouvoir émettre des observations écrites et orales sur la question.
L'arrêt que rendra la Cour sera revêtu non pas de l'autorité de la chose jugée, mais de l'autorité de la chose interprétée. Il peut s'agir d'une disposition d'un des traités, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, d'un règlement, d'une directive ou d'une décision. Notre interprétation vaudra dans toute l'Union.
C'est la raison pour laquelle on ne peut pas dire que telle question venant de l'Estonie, de l'Irlande ou des Pays-Bas n'a rien à voir avec la France, par exemple. Elle a, au contraire, tout à voir avec la France, la Belgique ou le Luxembourg dans la mesure où le droit de l'Union est commun aux vingt-sept États membres et où l'interprétation que nous en donnons, à l'occasion d'une question venant d'un seul État membre, est obligatoire pour tous.
Prenons, par exemple, l'affaire La Quadrature du Net. Le Conseil d'État français nous a interrogés et, au même moment, la Cour constitutionnelle de Belgique, dans une affaire parallèle concernant l'Ordre des barreaux francophone et germanophone, a également posé des questions préjudicielles. Nous avons joint ces affaires pour rendre un grand arrêt récapitulatif, de principe. Plus de quinze États membres sont intervenus, parce que la question de la mise en balance de la protection de la vie privée et des données personnelles, d'un côté, et de la protection de la sécurité de tout un chacun, de l'autre, est tout aussi pertinente dans chacun des États membres, même si leurs juges n'ont pas interrogé la Cour de justice.
Je pense que nous reviendrons plus tard sur cette affaire, et je n'en dis donc pas plus, si ce n'est que si mes collègues et moi-même, en tant que président, sommes absolument désireux de réduire au minimum la durée des procédures préjudicielles, cela ne saurait se faire au prix de l'affaiblissement de la qualité du débat paneuropéen auquel participent tous les États membres qui le souhaitent, par le biais d'observations écrites et orales.
Afin qu'ils puissent le faire, les ordonnances de renvoi – les demandes de décision préjudicielle, ou DDP dans notre jargon – doivent être traduites dans toutes les langues de l'Union, comme je l'ai déjà indiqué. Cela prend du temps. Par ailleurs, les États membres qui souhaitent faire des observations écrites peuvent s'exprimer dans leur propre langue, ce qui est tout à fait heureux. Cela signifie que l'Estonie s'exprimera en estonien, les Pays-Bas en néerlandais, et ainsi de suite pour l'ensemble des États membres. Il faut donc traduire en français, qui est notre langue de travail, l'ensemble des observations formulées dans toutes les langues de l'Union européenne.
Je suis un Flamand qui défend la langue française comme seule langue de travail de la Cour – que demander de plus ? (Sourires.) Cela nous distingue identitairement des États‑‑Unis d'Amérique. Je suis extrêmement fier de l'usage du français comme langue interne. Toute notre culture juridique et, à vrai dire, notre culture tout court passent par des langues autres que l'anglais : la nouvelle lingua franca n'a pas la richesse culturelle nécessaire pour la rédaction de nos arrêts.
Je tiens également à souligner que tout le monde, en interne, maîtrise vraiment bien le français. Tous les États membres acceptent de nous envoyer des juges et des avocats généraux performants dans cette langue, même si tout le monde peut faire des erreurs, y compris moi… Malgré cela, il est vrai que le facteur linguistique est chronophage.
Il faut également prendre le temps de la collégialité pour la délibération. Comme je l'ai dit, les affaires présentant une grande importance sont soumises à quinze juges. Pour les affaires de moyenne importance, qui ne posent pas de questions particulières mais qu'il faut tout de même trancher, cinq juges sont requis. Le processus de délibéré collégial vise à intégrer tous les points de vue et toutes les sensibilités, juridiques ou politiques. Il faut parvenir à une synthèse convaincante, légitime et applicable dans les différents ordres juridiques. Plus l'affaire est importante, sur le plan des enjeux sociétaux, plus cela prend du temps.
C'est la raison pour laquelle si la durée moyenne pour traiter ces 600 affaires est de quinze mois, elle est plutôt de deux ans lorsque les enjeux sont forts, et légèrement inférieure à un an dans les autres cas. S'agissant des autres affaires, la Cour a des délais très raisonnables, de moins de deux ans. Pour les pourvois, la moyenne est de quinze mois. Quant aux recours directs, comme les recours interinstitutionnels et les recours en manquement, qui sont moins nombreux ces derniers temps, la durée est toujours inférieure à deux ans. En outre, il est possible d'engager une procédure accélérée. C'est le cas, par exemple, pour les recours de la Pologne et de la Hongrie que j'ai évoqués, à la demande du Parlement européen. Ce mécanisme, qui fonctionne, est régulièrement utilisé.
J'appelle plus particulièrement votre attention sur la PPU, la procédure préjudicielle d'urgence, qui concerne des matières liées à l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Il s'agit surtout d'affaires de responsabilité parentale, comme celle que j'ai mentionnée tout à l'heure – la question de savoir, après la séparation de parents issus d'États membres différents, quelle est la juridiction compétente pour statuer sur la garde d'un enfant très jeune. Il faut aller vite, car l'enfant ne peut pas rester dans l'insécurité juridique et, potentiellement, perdre le contact avec l'un de ses parents. L'article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit, en effet, que tout enfant « a le droit d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents ».
Un autre cas de figure a trait à l'exécution ou non d'un mandat d'arrêt européen lorsqu'une personne est en détention, le plus souvent préventive. Il faut interpréter les dispositions de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen, à l'aune de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. La décision doit être rapide car la personne est en détention, et la légalité de la poursuite de cette détention dépend de l'arrêt de la Cour. Nous ordonnons, là encore, une PPU.
Cette procédure permet de décider dans les trois mois, mais il s'agit bien d'une décision définitive et non d'un référé. Il n'y a pas de miracle : le prix est que la phase écrite de la procédure est laminée, au sens où seul l'État membre dont le juge a posé la question peut émettre des observations écrites. Dans les procédures normales, la DDP est traduite dans les vingt-quatre langues de l'Union européenne, et il faut deux mois pour que l'affaire soit notifiée aux États membres. En limitant le droit de faire des observations écrites au seul État membre dont le juge est à l'origine de la DDP et à la Commission européenne, on neutralise la question linguistique. Une audience est alors tout de suite prévue. Dans le cadre de cette procédure, les autres États membres ne peuvent intervenir qu'oralement.
Cela peut être une source de frustration pour certains d'entre eux, car la procédure n'aboutit pas à une décision provisoire, comme peut l'être une ordonnance de référé, mais à une décision définitive qui concerne très souvent une matière assez nouvelle, l'espace de liberté, de sécurité et de justice ayant surtout commencé à vivre après le traité de Lisbonne. Dans le cadre de cette jurisprudence assez novatrice, la participation des États membres est limitée à des observations orales, sauf pour le pays du juge qui a posé la question. Il y a toujours une mise en balance : l'urgence impose-t-elle de recourir à la PPU – parce qu'une personne est en détention ou qu'un enfant en bas âge risque de perdre le contact avec l'un de ses parents, par exemple –, au prix pour les autres États membres de ne pas pouvoir déposer d'observations écrites ?
La Cour de justice fait pleinement face. Nous travaillons énormément et la collégialité est réelle. Chaque affaire fait l'objet d'un délibéré écrit et oral, chaque juge présentant des propositions rédactionnelles sur les motifs de l'arrêt – on ne s'en remet pas au rapporteur. Nous délibérons paragraphe par paragraphe, sur l'ensemble du raisonnement. Nous devons, en effet, être convaincants, percutants dans les vingt-sept États membres. La légitimité de la Cour en dépend.
Pour apprécier la longueur des procédures, il convient de prendre en compte le multilinguisme, la multiformité des systèmes juridiques, mais aussi la qualité du processus délibératif, qui nécessite du temps.
J'en viens à la réforme du Tribunal, qui travaille uniquement sur le contrôle de légalité et dont je suis un grand admirateur. J'ai commencé ma carrière comme premier juge belge au Tribunal de première instance des Communautés européennes, devenu Tribunal de l'Union européenne. J'y ai passé quatorze ans : je connais l'importance et la difficulté intellectuelle du travail des juges, qui consiste à décanter des dossiers extrêmement complexes dans les domaines de la concurrence, des aides d'État, de l'accès aux documents ou de la surveillance bancaire et financière, parallèlement à des dossiers ayant trait à la fonction publique ou au contentieux de la marque de l'Union européenne.
La réforme a fait chuter drastiquement la durée moyenne des procédures – elle est aux alentours de quinze mois, toutes affaires confondues. C'est le cas, par exemple, pour la marque de l'Union européenne et la fonction publique. Pour d'autres affaires, concernant la concurrence et les aides d'État, les procédures sont un peu plus longues, car ce sont des dossiers complexes, volumineux et très techniques.
Par ailleurs, je tiens à souligner un fait important qui n'apparaît pas toujours dans les statistiques : le nombre d'affaires traitées par une formation comportant cinq juges, au lieu de trois, a beaucoup augmenté.
Bien que le Tribunal opère sous le contrôle juridique de la Cour de justice – des pourvois sont possibles sur les questions de droit –, c'est quand même une juridiction très importante, et il faut faire en sorte que ses décisions aient une légitimité telle que les parties perdantes considèrent que l'issue, même si elle n'est pas celle qu'elles espéraient, est juste, qu'elle résulte d'une procédure équitable.
Des études démontrent que plus la formation de jugement est élargie, plus la décision est perçue comme acceptable. Désormais, 10 % des affaires du Tribunal sont traitées par cinq juges, contre à peine 2 % avant la réforme. Sont concernées les affaires relatives à la concurrence, aux aides d'État et à la surveillance financière et bancaire. Les délais ont été beaucoup réduits, et la légitimité et la qualité des décisions se sont significativement accrues.
L'État de droit est évidemment un sujet très important, dont je n'aborderai que quelques aspects.
Cette question ne relève que de la Cour de justice. La Commission ne prend aucune décision qui serait sujette à un recours en annulation et à un contrôle de légalité par le Tribunal. La Cour statue sur les questions concernant l'État de droit par deux biais : les renvois préjudiciels et les recours en manquement formés par la Commission européenne contre un État membre parce qu'il ne satisfait pas, ou ne satisfait plus, aux exigences de l'article 2 du traité sur l'Union européenne, relatif aux valeurs sur lesquelles celle-ci est fondée et que les États membres reconnaissent et partagent.
L'État de droit est une précondition de la pleine participation aux droits et obligations découlant du reste du droit de l'Union. Vous avez évoqué à juste titre, madame la présidente, les principes de primauté et d'effet direct. Ils présupposent que les juridictions nationales soient indépendantes et qu'elles interrogent la Cour de justice sur l'interprétation du droit de l'Union, parfois dans l'objectif avoué de contrôler la compatibilité du droit national.
Je reprends l'exemple des affaires La Quadrature du Net et Ordre des barreaux francophone et germanophone de Belgique : le Conseil d'État français et la Cour constitutionnelle de Belgique ont été saisis de recours contre des normes nationales – des décrets pris en Conseil des ministres ou en Conseil d'État, ainsi qu'une loi adoptée par le Parlement belge. L'indépendance du Conseil d'État français et de la Cour constitutionnelle de Belgique vis-à-vis du pouvoir politique a permis de poser la question de l'interprétation du droit de l'Union. Le Conseil d'État a ensuite rendu sa décision le 21 avril 2021 et la Cour constitutionnelle de Belgique le 22 avril. Ces deux juridictions, issues de la grande famille juridique latine, participent au dialogue des juges et au réseau des juridictions nationales, ce qui est très bien. Elles ont rendu des arrêts mettant en œuvre celui de la Cour, qui était commun aux deux affaires.
La Cour doit procéder à des arbitrages à partir des questions qui lui sont soumises par les juridictions nationales, qui restent les juges de proximité chargés de faire fonctionner le droit de l'Union. Cela présuppose que ces juridictions soient totalement indépendantes des pouvoirs législatif et exécutif ainsi que des partis politiques de leur pays.
Le Conseil d'État français a rendu un arrêt entièrement conforme à celui de la Cour de justice, même s'il a émis quelques critiques ici et là, en évoquant des problèmes susceptibles de se poser dans le futur. Nous avons bien reçu le message. La Cour constitutionnelle de Belgique a annulé toute la loi contestée, sans émettre la moindre critique. À la fin de son arrêt, que vous trouverez en langue française sur son site, elle a repris les différents enseignements de notre décision pour dire au législateur ce qu'il devrait faire en vue de ne pas avoir de problème avec la loi suivante. Vendredi dernier, le Conseil des ministres du Royaume de Belgique a approuvé un projet de loi qui met en œuvre les préconisations de la Cour constitutionnelle – la Belgique va très vite.
L'État de droit implique que les juridictions soient totalement indépendantes. Nous répondons notamment à des questions préjudicielles venant de juridictions polonaises et roumaines. Vous trouverez sur le site de la Cour un arrêt datant d'aujourd'hui même qui concerne des renvois préjudiciels de juridictions pénales roumaines dans lesquels des lois et des décrets exécutifs étaient mis en cause au regard des règles de l'Union européenne relatives à l'État de droit, à la lutte contre la corruption, en particulier pour les fonds publics de l'Union, et à la fraude fiscale, notamment à la TVA. Ces juges nous ont saisis, ce qui témoigne de leur suprême indépendance : les questions qu'ils ont posées n'ont pas dû plaire au Gouvernement et aux partis politiques roumains.
Ce sont des exemples dans lesquels une juridiction nationale se tourne vers la Cour de justice pour qu'elle interprète les dispositions des articles 2 et 19 du traité sur l'Union européenne, s'agissant de l'État de droit et de l'indépendance des juridictions, ou la Charte des droits fondamentaux, notamment son article 47. C'est essentiel, car si le droit de l'Union doit rester un ensemble de règles communes aux États membres, interprétées et appliquées de manière égale partout, les juges nationaux, qui sont les juges de droit commun, doivent jouer le jeu du droit de l'Union, au besoin en laissant inappliquées des dispositions du droit national contraires, ou en les annulant, comme l'a fait le Conseil d'État français dans le cas de La Quadrature du Net.
Lorsque la Commission introduit un recours en manquement contre un État, la Cour jouit d'une compétence pleine : elle peut examiner les faits, les preuves. C'est une procédure plus directe. Nous avons rendu deux arrêts contre la Pologne, et deux affaires concernant ce pays sont pendantes. Nous avons également rendu deux arrêts contre la Hongrie. Le nombre de cas est limité, mais ils sont très importants : nous pouvons vraiment aller au fond du dossier alors que, dans le cadre des affaires préjudicielles, nous devons nous limiter à interpréter la norme, le juge national tirant ensuite les conséquences, ainsi que l'ont fait le Conseil d'État français et la Cour constitutionnelle belge dans les affaires que j'ai évoquées. De la même façon, pour les arrêts concernant la Pologne, c'est le juge polonais à l'origine de la question qui, en fin de compte, doit tirer les conséquences de l'arrêt de la Cour dans les procédures pendantes devant lui. C'est moins direct, si je puis dire, que dans un recours en manquement : c'est alors notre arrêt qui constate le manquement, s'il existe.