Intervention de Koen Lenaerts

Réunion du mardi 18 mai 2021 à 17h15
Commission des affaires européennes

Koen Lenaerts, président de la Cour de justice de l'Union européenne :

Nous entretenons un dialogue tant avec le Conseil d'État qu'avec la Cour de cassation. Je suis un invité régulier aussi bien au Palais Royal, où siège le Conseil d'État, qu'au Quai de l'Horloge, où se trouve la Cour de cassation.

Le dialogue repose sur la confiance. Il ne faut pas oublier que la Cour de justice n'exerce pas un pouvoir : nous devons interpréter les règles pour les faire fonctionner dans les vingt-sept États membres, parce qu'elles ont été adoptées pour servir de règles communes, mais nous savons pertinemment que leur application relève des juridictions nationales. Nous sommes donc des alliés naturels. Parfois, certains commentaires opposent une juridiction nationale à notre Cour, mais leurs auteurs n'ont rien compris. La Cour de justice est autant une cour française qu'une cour belge, estonienne ou irlandaise. C'est une juridiction française au sens où la France la partage avec d'autres États. Le dialogue est donc tout à fait naturel.

Pour revenir plus précisément à La Quadrature du Net, on pourrait se demander pourquoi la Cour de justice traite d'un tel sujet. On peut considérer, en effet, que la mise en balance des questions de sécurité, de liberté et de vie privée est susceptible de diverger d'un État à l'autre. La Cour de justice n'a pas décidé que cette question relevait du droit de l'Union : ce sont les États membres qui ont conféré à l'Union la compétence de s'occuper du Marché intérieur, et les communications électroniques sont évidemment une question pertinente dans ce cadre. S'il existe un sujet transfrontalier, au-delà même de l'Union européenne, c'est bien celui-là. Il y a, en la matière, un intérêt partagé : on ne peut pas distinguer ce qui est purement national et ce qui est transfrontalier.

Le Parlement européen et le Conseil, où tous les gouvernements sont représentés, ont adopté il y a une vingtaine d'années la directive 2002/58/CE qui demande la confidentialité absolue des communications électroniques. Le détenteur de la technologie, si je puis dire, ne doit pas nuire au principe de neutralité en exerçant une surveillance. Le législateur de l'Union a décidé qu'au-delà du délai de facturation des communications électroniques, les données devaient être détruites. Il a prévu, à l'article 15 de la directive, des exceptions qui concernent notamment l'ordre public et la sécurité nationale. Si l'on interprétait cette disposition comme un blanc-seing, il faudrait conserver l'ensemble des données pendant un an, deux ans, voire davantage, au nom de la sécurité publique et de la lutte contre la criminalité, mais cela reviendrait à inverser le principe et l'exception.

Par ailleurs, la Charte des droits fondamentaux, qui est un texte de droit primaire – une autre façon de dire « de droit constitutionnel » de l'Union –, est devenue juridiquement contraignante depuis le 1er décembre 2009. Elle comporte un article 7 sur la protection de la vie privée, un article 8 sur la protection des données personnelles mais aussi un article 6 sur le droit à la sécurité et à la liberté. Il faut mettre ces droits fondamentaux en balance.

Notre institution dispose d'un service de recherche et de documentation grâce auquel nous avons analysé la jurisprudence des cours constitutionnelle et des juridictions suprêmes de l'ensemble des États membres afin de comprendre comment ils appréhendaient la mise en balance de ces deux droits fondamentaux qui peuvent être considérés comme contradictoires en la matière, à savoir la liberté et la sécurité d'un côté, et la protection de la vie privée et des données personnelles de l'autre. Nous avons estimé qu'il fallait interpréter l'exception prévue de manière qu'elle garde son caractère d'exception et que le principe reste la confidentialité.

Nous avons également considéré, dans le cadre de ce que nous appelons en interne le « dégradé des objectifs poursuivis », que lorsque la sécurité nationale est en cause, l'ingérence la plus sévère qui soit dans le droit à la protection de la vie privée et des données personnelles pouvait se justifier. Nous avons précisé, ce qui n'avait jamais été fait auparavant – et l'intervention de la France, dans les observations écrites et orales, n'est pas étrangère à cette évolution –, que tout ce qui a trait au terrorisme relève de la sécurité nationale. Comme l'a indiqué le Conseil d'État, statuant en Assemblée du contentieux, le 21 avril dernier, toutes les métadonnées, relatives au trafic et à la localisation, peuvent être sauvegardées tant que pèse une menace terroriste sur la sécurité nationale.

L'arrêt traite aussi du régime des « données rétrogrades », en anglais le quick freeze. Si on découvre un crime d'une certaine gravité – si on trouve un cadavre, par exemple –, on peut immédiatement ordonner la sauvegarde de données de trafic et de localisation conservées pour d'autres finalités que l'élucidation ou la punition de ce crime, ainsi que l'accès à ces données. La finalité de la conservation et de l'accès change donc.

Le Conseil d'État a considéré que la combinaison de la conservation des données dans le cadre de la protection de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme, d'une part, et du régime des données rétrogrades, d'autre part, permet d'avoir accès à tout ce qui est nécessaire.

La lutte contre la pédopornographie figurait aussi dans les observations de plusieurs États membres, dont la Belgique, qui a connu l'affaire Dutroux dans les années 1990 – de telles affaires causent toujours un traumatisme sociétal très fort.

Alors que c'était totalement absent des arrêts antérieurs, nous avons accepté que toutes les adresses IP, à la source d'une communication, soient conservées. Elles sont cruciales dans les affaires de sécurité nationale et de terrorisme. Outre la généralisation du régime des données rétrogrades, on peut conserver toutes les identités attachées aux numéros des appareils utilisés. Par exemple, si on trouve un téléphone mobile sur le lieu d'un crime, on peut avoir accès à tout, parce qu'il y a un lien direct avec un crime qu'il faut élucider.

Nous pensons avoir rendu ce qu'on appelle un arrêt de règlement, qui consolide toute une jurisprudence, construite affaire après affaire, et comporte beaucoup d'éléments entièrement nouveaux, issus des observations des États membres et des jurisprudences nationales.

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