Je répondrai en premier lieu à M. Bru, avec respect et en toute amitié, qu'un élément a dû lui échapper en ce qui concerne la loi « anti-Soros », puisqu'un arrêt a été rendu, par la grande chambre de la Cour, le 6 octobre 2020. Vous pouvez suivre l'évolution des affaires sur notre site curia.europa.eu.
C'est un grand arrêt qui ne laisse aucune part à l'imagination. Il est très clair. La Commission est actuellement en discussion étroite avec la Hongrie au sujet de sa mise en œuvre. Si un État membre ne se conforme pas à un arrêt, la Commission peut le renvoyer devant la Cour et des sanctions financières importantes peuvent être infligées. La procédure est donc lourde de conséquences.
Pour ce qui est du régime disciplinaire des juges polonais, nous en sommes au tout dernier stade : un arrêt sera rendu avant l'été. La référence de l'affaire est C-791/19 : vous pourrez la suivre sur le site de la Cour.
L'ordonnance de référé a gelé le fonctionnement de l' Izba Dyscyplinarna, la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise, ce qui nous laisse du temps – la qualité de la procédure est évidemment importante. Il y a un État membre qui se défend, et nous devons faire de notre mieux pour que, s'agissant d'une question de respect de l'État de droit, les exigences du procès équitable soient respectées. Nous faisons au plus vite, tout en prenant en compte le facteur linguistique dont j'ai parlé. Je n'ai pas le sentiment que l'on tarde tant que cela, d'autant qu'une ordonnance de référé a gelé la situation durant la période du recours principal.
En ce qui concerne les recours introduits par la Pologne et la Hongrie, une demande de procédure accélérée a été faite. Si elle est acceptée – mais je ne peux pas en parler, car l'affaire est pendante –, un arrêt sera normalement rendu avant la fin de cette année ou au cours des premiers mois de 2022, le temps de procéder aux traductions. Cela devrait donc aller très vite.
Dans l'affaire relative au régime disciplinaire des magistrats polonais, nous avons refusé la procédure accélérée en raison de la grande complexité du dossier, mais nous avons pris une ordonnance de référé pour suspendre la loi en cause pendant la procédure principale.
J'attache une grande importance à la question de M. Dumont, qui a demandé si la Cour de justice ne se comportait pas comme une juridiction suprême statuant en dernier ressort sur des décisions ayant force de chose jugée au niveau national. J'espère que vous relaierez ma réponse qui, bien sûr, est négative.
M. Dumont a fait allusion à l'arrêt Commission contre France du 4 octobre 2018, qui a été rendu par une chambre composée de cinq juges – je le souligne, car nous n'avons pas voulu que ce soit un grand arrêt de principe, pris en grande chambre. La Commission européenne avait lancé une procédure en manquement contre la France au sujet de la taxation de dividendes en chaîne. Cela concernait des sociétés détenant des participations dans d'autres sociétés : les dividendes passaient d'une société à l'autre et avaient déjà été imposés à un stade antérieur de la chaîne. Il s'agissait de déterminer si la France taxait de manière égale les dividendes selon que les participations détenues portaient sur des sociétés nationales ou sur des sociétés établies dans d'autres États membres.
Le Conseil d'État s'était prononcé sur cette question sans introduire de renvoi préjudiciel. Sur une question différente, il avait formé un pourvoi mais pas sur ce point précis. Quant à la Cour, elle s'était prononcée sur une affaire très semblable soumise par la Court of Appeal britannique, à l'époque où la Grande-Bretagne était encore membre de l'Union. Notre arrêt valait pour tous les États membres, mais le Conseil d'État ne l'avait pas pris en compte dans sa propre décision et n'avait pas envoyé de question préjudicielle à la Cour.
La Commission européenne a relevé que le Conseil d'État avait adopté une solution contraire à un arrêt de la Cour de justice et qu'il ne nous avait pas réinterrogés. La Cour a considéré que la décision était effectivement en décalage avec sa jurisprudence, qui avait donné une interprétation de la libre circulation des capitaux, et que le Conseil d'État aurait dû soumettre une question préjudicielle. La France ne pouvait guère contester ce manquement et, d'ailleurs, elle s'est défendue assez faiblement. Elle a reconnu qu'il s'agissait d'un cas limite…
On ne peut pas prendre un tel cas isolé pour décréter que la Cour de justice a l'ambition de s'ériger en juridiction suprême statuant en appel sur des décisions ayant force de chose jugée. Du reste, nous n'avons pas dit que le constat du manquement avait un quelconque impact sur la chose jugée dans cette affaire. Les sociétés qui ont payé trop d'impôts lanceront peut-être un recours en indemnité contre la France, mais l'autorité de la chose jugée n'est pas remise en cause en tant que telle.
C'est un cas tout à fait exceptionnel qui montre la nécessité de prendre en compte l'aspect européen. Le Conseil d'État a parfaitement intégré le message. Nous nous sommes rencontrés et nous en avons parlé dans le plus grand respect mutuel. Je peux vous assurer que ni la Cour de justice ni le Conseil d'État ne considèrent leurs rapports comme étant ceux d'une cour suprême et d'une cour subordonnée. Ce serait se méprendre totalement, comme le démontre l'affaire La Quadrature du Net – le Conseil d'État a fait un renvoi préjudiciel et a parfaitement mis en œuvre notre arrêt.
Mme Karamanli a posé une question extrêmement importante qui recoupe en partie celle de Mme Bono-Vandorme au sujet des possibilités de divergence dans l'application de notre jurisprudence.
Toutes les juridictions nationales, et non pas uniquement celles de l'État membre qui a posé une question, doivent mettre en œuvre loyalement le droit de l'Union tel qu'il est interprété par la Cour. Si les juridictions nationales suprêmes ne le font pas, elles exposent l'État membre à un constat de manquement. Ce n'est pas un appel direct contre leur décision, mais un constat de manquement.
Vous savez que la Cour de justice, comme la France l'avait plaidé, a considéré que le programme d'achat d'obligations publiques de la Banque centrale européenne (BCE) s'inscrivait dans le cadre de ses compétences et de celles du Système européen de banques centrales. Elle a donc jugé valide ce programme d'achat, qui est une mesure capitale pour la stabilité de la monnaie unique. C'est une affaire d'une importance majeure pour la survie de la zone euro et, par voie de conséquence, de l'Union européenne en tant que telle.
Le Bundesverfassungsgericht, la Cour constitutionnelle fédérale allemande, a estimé – sur la base d'une théorie dans le détail de laquelle je n'entrerai pas, car il faudrait une conférence à part – que cela allait au-delà du mandat de la BCE, que les explications données n'étaient pas suffisantes et qu'il allait donc procéder à son propre contrôle. La Commission européenne a très clairement indiqué à l'Allemagne que si la conclusion était que la Bundesbank, la Banque centrale allemande, devait cesser de participer au Système européen de banques centrales pour la mise en œuvre de ce programme de solidarité entre les États membres de la zone euro, un recours en manquement serait engagé.
Le Bundesverfassungsgericht a suivi, ce matin même, l'exemple donné par le Conseil d'État français dans le 8e considérant de son arrêt La Quadrature du Net, qui indique qu'un contrôle ultra vires de la part d'une juridiction constitutionnelle ou suprême d'un État membre est contraire à l'uniformité du droit de l'Union, à la primauté, à l'effet direct et, finalement, au caractère commun de ce droit. Le Bundesverfassungsgericht a fait machine arrière, en invoquant l'échange d'informations qui a eu lieu. Il a compris qu'il ne pouvait pas faire bande à part et mettre l'Allemagne en décalage total avec la zone euro, qui est le grand projet du traité de Maastricht.
Malgré quelques accidents de parcours très voyants, dont on peut se demander comment ils ont été possibles, il existe un réseau horizontal des juridictions nationales. Il y a cinq ans, sous ma présidence, la Cour a créé un réseau judiciaire, informatique, de l'Union européenne, où sont répertoriées toutes les décisions d'importance. L'arrêt de Paris a été lu à Karlsruhe, dans un contexte différent. C'est cela l'Union européenne : nous nous influençons mutuellement.
Il y a de même, et je réponds à madame Karamanli, une symbiose entre la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice de l'Union européenne pour la défense de l'État de droit et des principes de la démocratie, mais aussi pour la mise en œuvre de la Charte des droits fondamentaux. Ses auteurs ont inséré en son article 52, au paragraphe 3, d'une manière très opportune, une disposition en vertu de laquelle toute interprétation de la Charte doit au minimum correspondre à la protection offerte par la Convention européenne des droits de l'homme.
Nous sommes en contact permanent avec la Cour européenne des droits de l'homme. En matière de droits fondamentaux, notre service de recherche se fonde sur la jurisprudence de Strasbourg. Nous recevons chaque semaine, depuis que je suis président, une « information rapide » donnant un aperçu de tous les arrêts de Strasbourg qui pourraient être pertinents pour la Cour. Nous procédons à l'identique pour les juridictions nationales suprêmes, grâce à des « flashs infos » hebdomadaires, en français, sur la jurisprudence du Conseil d'État, du Bundesverfassungsgericht, du Hoge Raad der Nederlanden ou du Högsta domstolen. Nous sommes vraiment au diapason.
Contrairement à ce que suggérait la question de M. Dumont, il ne faut pas voir en la Cour de justice une forme de hiérarchie naissante. Ce serait la fin de l'Europe. La Cour de justice se considère comme l'animatrice d'un réseau de juridictions constitutionnelles et suprêmes de l'Union européenne, qui contribuent aux principes généraux du droit sous-tendant l'interprétation et la mise en œuvre uniforme du droit de l'Union.
Différentes sensibilités existent dans les États membres, notamment en matière de sécurité. La menace terroriste, par exemple, est plus forte en France, en Belgique et peut-être aussi en Allemagne qu'en Pologne, en Bulgarie, en Hongrie ou même en Italie et en Espagne. La donne est, à chaque fois, différente.
Je ne vous cacherai pas que le défi pour la Cour, s'agissant de l'interprétation uniforme du droit de l'Union, concerne les petites poches de diversité nationale possibles, ne nuisant pas au caractère commun de notre droit. Nous en délibérons ouvertement, et nous sommes dépendants, en la matière, des observations écrites et orales des différents États membres.
Mme Bono-Vandorme a tout à fait raison : la France est exemplaire à cet égard. Elle intervient dans beaucoup d'affaires qui, de prime abord, n'ont rien à voir avec elle, parce qu'elle intègre le fait qu'il existe des spécificités françaises dont la Cour doit être au courant. C'est une excellente chose si on veut éviter de passer à côté d'un élément qui doit être pris en compte.
Cela rejoint la question de Mme Karamanli sur l'identité nationale, à laquelle je répondrai sans pratiquer la langue de bois, et en citant deux exemples.
Deux questions préjudicielles sont pendantes, l'une posée par le Bundesarbeitsgericht, l'équivalent de la chambre sociale de la Cour de cassation française, et l'autre par une juridiction d'appel en matière de droit du travail. Il s'agit de déterminer si des femmes musulmanes peuvent porter le foulard islamique sur leur lieu de travail. L'un des deux employeurs en cause est une crèche accueillant des enfants en très bas âge. Elle n'est pas vraiment publique, mais elle a une accréditation publique : elle est gérée par un organisme d'intérêt public, séparé des autorités publiques en tant que telles. L'autre cas concerne une chaîne de drogueries. Ces deux employeurs, d'une nature totalement différente, disent, sur la base de règlements demandant d'être neutre, que les femmes musulmanes ne doivent pas porter le foulard. Lorsqu'elles insistent pour le faire, elles sont mises à la porte. Dans ces affaires internes à l'Allemagne, une bonne dizaine d'États membres sont intervenus.
La France nous a expliqué la laïcité qui fait indéniablement partie de son identité constitutionnelle, pour ce qui est de la sphère publique. Mais jusqu'où celle-ci s'étend-elle ? Où se situe la ligne de partage entre sphère publique et sphère privée ? Les observations françaises sont les seules à nous l'expliquer, d'une façon magnifique. Mais ces explications sont-elles directement pertinentes dans le cas allemand ? La question est pendante… Quoi qu'il en soit, ne devons-nous pas être conscients de ces éléments avant de nous prononcer ? Je précise qu'il s'agit d'interpréter la directive européenne 2000/78/CE relative à la non-discrimination en raison de la religion, des convictions, de l'âge, du handicap ou encore de l'orientation sexuelle sur le lieu de travail.
Nous devons être conscients de l'identité constitutionnelle française, mais l'Allemagne a également émis ses propres observations. Elle se réclame d'une identité constitutionnelle qui est quasiment à l'opposé de celle de la France et selon laquelle le fait religieux doit être accepté dans l'espace public. Les autorités publiques sont neutres au sens où tout le monde peut exprimer ce qu'il ou elle veut. On peut porter une grande croix, une kippa, un turban sikh ou le foulard islamique. Telle est la conception allemande, qui est en faveur d'une grande autonomie des religions et des organisations religieuses : l'État doit tout tolérer. Depuis la République de Weimar, c'est la compréhension de l'Allemagne du rapport entre les religions et l'État. Je résume peut-être un peu trop mais, de prime abord, la conception du fait religieux dans l'espace public en Allemagne se situe plutôt à l'opposé de la notion française de laïcité.
Nous devons interpréter la directive sur la non-discrimination d'une manière qui accommode l'identité constitutionnelle de la France, celle de l'Allemagne et celles des autres États membres qui se situent entre ces deux extrêmes, si je puis dire. C'est ainsi que nous opérons, au centre d'un réseau de juridictions et d'États membres. Nous produisons un droit commun, parce que les règles sont voulues par le législateur de l'Union européenne, et donc indirectement par les États membres, comme étant communes. Pourquoi le sont-elles ? Si un ressortissant français vient travailler au Danemark ou en Belgique, il ne peut pas soudainement être privé de droits fondamentaux qu'il croyait acquis. C'est la raison pour laquelle l'Union s'occupe des droits fondamentaux des travailleurs qui se déplacent d'un État membre à un autre. Nous devons produire du sens, dans le respect de l'identité constitutionnelle.
J'en viens au second exemple. Je sais qu'il vous intéresse parce que cela m'a été signalé. L'affaire est pendante et je ne dirai rien, bien évidemment, du fond. Il s'agit de l'application de la directive concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail dans le cas d'un militaire slovène qui monte la garde devant une caserne à proximité de Ljubljana. D'ailleurs, j'irai la semaine prochaine en Slovénie, non pour visiter cette caserne, mais pour rencontrer des juges.
La Slovénie a fait valoir son point de vue, de même que la France et l'Allemagne – leurs points de vue sont très marqués et différents –, ainsi que bien d'autres États membres : plus de dix d'entre eux sont intervenus dans cette affaire, examinée en grande chambre.
Il faut tenir compte du régime de la réglementation du temps de travail, de l'identité nationale et des responsabilités de chaque État membre en matière de défense et de sécurité nationale – vous avez pu constater à la lecture de l'arrêt La Quadrature du Net que nous sommes très attachés à l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne.
Dans cette affaire, un petit État membre d'Europe centrale, la Slovénie, a posé une question portant sur un grand principe. D'autres acteurs, qui n'ont rien à voir avec l'ordre juridique slovène, ont fait valoir leurs observations par écrit et oralement, ce qui a donné lieu à des plaidoiries durant toute une journée. Nous rendrons un arrêt, je l'espère, au cours de l'été ou juste après. Cela dépendra aussi du temps que prendra la traduction – notre arrêt devra être en langue slovène. Il sera, quoi qu'il en soit, pertinent pour toute l'Europe.
Cet exemple démontre que nous sommes très loin du temps où l'Union s'occupait uniquement de la libre circulation des travailleurs, des marchandises, des services et des capitaux, de la concurrence, de la politique agricole commune, de la politique commune des transports et de la politique commerciale commune à l'égard de pays tiers. Les États membres – et personne d'autre qu'eux – ont confié à l'Union des compétences dans quasiment toutes les matières, ce qui conduit les sensibilités juridiques nationales à se croiser, y compris sur le plan du droit constitutionnel. La Cour de justice a pour mission de faire fonctionner les règles d'une manière uniforme et commune, tout en respectant l'identité nationale, que personne chez nous, je peux vous le garantir, ne veut remettre en cause.
Il est important de se comprendre dans le cadre du débat qui précède nos arrêts et de tout expliquer d'une manière très transparente. S'il y a quand même des problèmes, il faut inciter les juridictions nationales à poser de nouvelles questions. Nous avons aujourd'hui une question slovène, mais nous en aurons peut-être une française à l'avenir…
Vous savez, d'ailleurs, que les premières affaires relatives au voile islamique faisaient suite à des renvois de la Cour de cassation française et de la Cour de cassation belge, que nous avons traités non de manière jointe mais parallèle. Des juridictions allemandes se réfèrent maintenant aux arrêts Bougnaoui et Achbita, concernant la France et la Belgique. Dans les affaires WABE et MH Müller Handels, qui sont pendantes, ces juridictions veulent des précisions sur la jurisprudence, et la France est réintervenue pour préciser son point de vue.
Tout cela n'a rien à voir avec une hiérarchie au sein de laquelle la Cour de justice se considérerait comme le dernier juge d'appel. Il y a un an ou deux, après l'arrêt que nous avons rendu au sujet de la France, j'ai lu un article d'un avocat dans Le Monde : je le dis avec respect, il n'avait pas compris. Nous faisons œuvre commune avec les juridictions nationales, en particulier suprêmes. Nous n'agissons pas contre elles, nous ne les censurons pas. Nous sommes des alliés et non des adversaires.