J'ai été très fier, en tant que commissaire français, de participer le 7 janvier dernier à la réunion du collège des commissaires européens avec les présidents de groupe politique de l'Assemblée nationale. Cette rencontre fut à la fois riche, chaleureuse, digne et républicaine.
La présidence française du Conseil de l'Union européenne est un moment très important pour la France et très attendu par l'Europe, d'autant que de nombreux textes sont sur la table, notamment le DMA et le DSA.
Je voudrais mettre en perspective mon action dans le portefeuille très large qui est le mien, voulu par le Président de la République. J'en ai hérité en tant que second choix, mais je n'en tire aucune conclusion et je m'y dédie avec beaucoup d'énergie et d'enthousiasme. Ce portefeuille couvre le numérique, les entreprises, la politique industrielle et le tourisme, mais également les industries de santé et les vaccins ainsi que l'industrie de défense et l'espace. Cette amplitude permet une plus grande efficacité pour construire une Europe plus assertive et plus autonome. Ensemble, nous serons plus puissants ; nous ne recherchons pas la puissance pour elle-même, mais c'est de cette manière que nous protégerons nos entreprises et nos concitoyens. Après le concept d'Europe solidaire avec le plan NextGenerationEU en 2020, celui d'Europe puissance est en train d'émerger.
L'Europe a su redonner confiance à travers sa politique vaccinale. Nous sommes aujourd'hui le premier continent en nombre de personnes vaccinées, même s'il reste encore un certain nombre de nos concitoyens européens à convaincre. Nous sommes également le premier continent en matière de fabrication, avec 300 millions de doses de vaccin à ARN messager fabriquées par mois, ce qui fait de l'Europe le premier exportateur mondial devant la Chine, l'Inde, les États-Unis et l'Indonésie, alors qu'on disait que l'Europe avait perdu cette bataille.
Cent cinquante pays ont été vaccinés. Ils ne l'auraient pas été sans nous, car les Américains avaient bloqué leurs frontières pour protéger leur production et la réserver à leurs concitoyens. Lorsque j'ai pris la charge de ce dossier en février 2021, j'ai constaté que les usines européennes installées aux États-Unis ne pouvaient pas intégrer les chaînes logistiques européennes en raison d'un décret pris sur le fondement du Defense Production Act (DPA) interdisant les exportations tant que l'immunité collective ne serait pas atteinte. Pour rétablir les discussions avec mon homologue américain, j'ai convaincu mes collègues du collège de mettre en place, dans le cadre du principe de réciprocité, un instrument juridique permettant de contrôler l'exportation de certains composants : l'Union autorisait cette exportation dès lors que le pays destinataire l'autorisait lui aussi. C'est ainsi que nous avons pu redonner accès aux chaînes logistiques.
L'Europe dispose de cinquante-huit usines fabriquant des vaccins. D'une manière générale, elle est le premier continent industriel. Mais nous ne devons pas être naïfs : si les États-Unis ont perdu leur savoir-faire industriel – je le constatais déjà lorsque j'étais industriel –, et la Russie à plus forte raison, la Chine est en croissance industrielle et dispose d'usines extrêmement sophistiquées. L'Europe se dote de moyens pour renforcer l'approvisionnement de ses chaînes de valeur critiques. Nous essayons de tirer profit de ce que nous avons appris avec les vaccins pour l'appliquer à d'autres domaines de la politique industrielle.
Je pense notamment aux semi-conducteurs. L'Europe doit redevenir une puissance en matière de production de puces électroniques. Elle l'est déjà en matière de recherche et développement, avec le Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA-Leti) à Grenoble, avec l'Institut de microélectronique et composants (IMEC) en Belgique, leader mondial de la recherche sur les transistors à effet de champ à ailettes (FinFET), ou encore avec les instituts Fraunhofer en Allemagne, qui sont parmi les leaders de la recherche en matière de packaging. Nous disposons donc de centres de recherche d'excellence, dont les résultats bénéficient d'ailleurs à tous les acteurs, y compris non européens. Il faut désormais nous équiper pour accroître la production de puces sur le territoire européen, car c'est un composant indispensable à toutes les industries. On le voit aujourd'hui clairement : en raison de la pénurie de semi-conducteurs, l'industrie automobile ne peut faire face à la demande réelle, ce qui représente un manque à gagner pouvant aller jusqu'à 15 %.
Nous travaillons sur l' European Chips Act, dont l'objectif est de faire passer de 10 % à 20 %, d'ici à la fin de la décennie, la part des semi-conducteurs produits sur le territoire européen. Sachant que le marché devrait lui-même doubler, passant de 500 à 1 000 milliards d'euros, il s'agit donc de multiplier par quatre la production de semi-conducteurs sur le territoire européen. Nous avons un plan et nous savons comment l'exécuter, notamment grâce aux enseignements sur la sécurité de l'approvisionnement que nous avons tirés de la production des vaccins. L'Europe doit être en mesure de produire les composants les plus avancés au monde, au-dessous de 5 nanomètres, voire de 1 nanomètre. Cette nouvelle génération de processeurs et de composants critiques est nécessaire à l' edge computing, à la santé, à l'internet des objets, aux véhicules connectés et à l'intelligence artificielle.
Pour résumer, mon objectif est de réarmer le marché intérieur, afin d'être plus résilients, en nous appuyant sur tout ce que nous avons appris, notamment pendant la pandémie. Nous travaillons à cet égard sur un instrument d'urgence pour le marché intérieur. Étant des femmes et des hommes politiques – vous comme députés, moi comme commissaire européen –, nous savons que la vie politique est faite de rapports de force, qu'il faut prendre en compte pour faire avancer nos idées, trouver des solutions et des compromis. Lorsque j'étais chef d'entreprise, je cherchais toujours à diversifier mes fournisseurs, pour ne pas dépendre d'un seul acteur, et j'exerçais, le cas échéant, des rapports de force. Nous le faisons aujourd'hui à l'échelle de l'Europe : nous l'avons fait pour les vaccins, nous sommes en train de le faire pour les semi-conducteurs et nous le ferons pour l'ensemble des chaînes de valeur stratégiques, afin d'éviter des pénuries et une trop forte dépendance, car de telles situations nous affaiblissent.
Certains utilisent ces vulnérabilités ou ces dépendances dans un contexte géopolitique. Nous l'avons vu au début de la pandémie avec la diplomatie chinoise des masques ou la diplomatie russe du vaccin Spoutnik. Nous avons dû nous battre. Nous devons nous donner les moyens de protéger nos écosystèmes.
Nous cherchons donc à réduire notre dépendance pour les matières premières, pour les batteries, pour les principes pharmaceutiques actifs, pour l'hydrogène, pour les semi‑conducteurs, pour les technologies du cloud et de l' edge computing. Nous travaillons sur d'autres secteurs stratégiques : les matériaux et terres rares, l'énergie, les produits chimiques, la cybersécurité. L'Europe s'est dotée d'un observatoire des technologies critiques et d'une boîte à outils en matière industrielle, qui renforce sa capacité à réagir de manière coordonnée en cas d'urgence.
Rééquilibrer les rapports de force, c'est pour moi le maître mot. Je le répète, l'Europe doit se garder de toute naïveté. Elle est un continent ouvert, et la mondialisation se poursuivra, quoi qu'en pensent certains. Mais, dans ce monde nouveau, même nos alliés et partenaires, comme les États-Unis, peuvent se fermer, pour des raisons diverses. Il nous faut donc définir une nouvelle grammaire industrielle dans un contexte où les chaînes de valeur sont désormais des enjeux géopolitiques. C'est le sens de mon travail, c'est l'approche que je promeus au sein de la Commission, et je constate que nous sommes en train de changer de paradigme.
Le rapport de force se joue au premier chef avec la Chine, qui est un partenaire, mais aussi un rival systémique. Il ne s'agit pas de tout rapatrier en Europe, ce serait une vue de l'esprit, mais l'Europe doit disposer d'atouts industriels qui la rendent incontournable, afin de pouvoir, en cas de tensions, exercer des rapports de force. Prenons l'exemple des semi‑conducteurs : nous sommes aujourd'hui les seuls au monde à maîtriser la totalité de la chaîne de fabrication des robots qui gravent les puces, grâce à l'écosystème bâti autour de l'entreprise néerlandaise ASML, qui fournit 95 % des usines de semi-conducteurs au monde. Personne ne sait graver au-dessous de 5 nanomètres comme le fait l'Europe aujourd'hui, et il n'y a pas une seule usine au monde qui puisse graver des processeurs de nouvelle génération sans le savoir-faire européen.
Nous devons construire les rapports de force, écosystème par écosystème. Nous devons aussi nous donner les moyens de mieux filtrer les investissements directs étrangers. Nous avons travaillé sur un mécanisme de filtrage permettant de préserver les intérêts de l'Union dans les domaines les plus stratégiques et sur un règlement visant à remédier aux distorsions de concurrence causées par les subventions étrangères au sein du marché intérieur. Ce combat a été difficile, mais il a abouti. À mon initiative – je me suis appuyé sur les trois directions générales placées sous mon autorité, ce qui me donne une vraie force –, la Commission a proposé le mois dernier un nouvel outil visant à lutter contre le recours à la coercition économique par des pays tiers. L'Union sera ainsi mieux à même de défendre les intérêts de ses entreprises sur la scène internationale. C'est un autre exemple du changement de paradigme en cours.
Pour des raisons que je ne m'explique pas, l'Europe n'est plus présente dans la plupart des organismes internationaux de normalisation, malgré l'importance de ce domaine, que j'ai moi-même pu constater lorsque j'étais chef d'entreprise. La Chine et ses alliés, en revanche, ont une ligne stratégique claire et sont très actifs en la matière. Nous avons élaboré une stratégie pour que l'Europe reprenne le leadership, car la normalisation est essentielle dans la transition verte et dans la transition numérique, qu'il s'agisse de l'hydrogène vert ou de l'interopérabilité des appareils électroniques.
Le marché intérieur ne se limite pas à l'espace physique d'échange des produits et des services. Il s'étend à l'espace informationnel, qu'il faut réguler. C'est ce à quoi je me suis attelé dès le premier jour de mon arrivée à la Commission, notamment avec les équipes de la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG CONNECT). Ce travail a abouti au DMA, qui vise à mieux encadrer les activités économiques des grands acteurs du numérique ou contrôleurs d'accès – gatekeepers –, et au DSA, qui permettra de mieux organiser la vie en société qui se déroule dans l'espace informationnel.
Au cours des deux dernières années, les enfants européens ont passé en moyenne six heures et demie par jour sur les plateformes, soit la moitié de leur temps de veille. Or on ignore souvent ce qui s'y passe ; on y découvre des contenus effrayants, qui peuvent donner lieu à des drames. En tant que parents ou grands-parents, nous ne pouvons l'accepter. Le DSA permettra de responsabiliser les plateformes et de contrôler leurs algorithmes. Elles devront répondre aux injonctions des régulateurs et des législateurs nationaux, des régulations verticales ayant vocation à se greffer sur les obligations transversales imposées par le DSA. C'est une petite révolution, qui a été très compliquée à mettre sur pied, mais nous avons réussi à résister aux puissants lobbies du secteur.
Ce jour est historique, puisque nous avons ouvert ce matin le premier trilogue sur le DMA et le DSA. Les deux colégislateurs, le Parlement européen – équivalent de l'Assemblée nationale – et le Conseil de l'Union européenne – équivalent du Sénat –, ont adopté ces textes dans des termes très proches, mais des discussions sont encore en cours sur certains points, notamment les seuils. Le DMA a été adopté par le Conseil et par le Parlement au mois de décembre. Le DSA a été adopté par le Conseil et devrait être adopté par le Parlement entre le 15 et le 20 janvier. Le deuxième trilogue commencera alors. J'espère que ces textes seront définitivement adoptés sous la présidence française, peut-être même avant le printemps.
Madame la présidente, l'alliance pour l'aviation zéro émission et l'alliance sur les carburants alternatifs devraient voir le jour en février ou mars prochains. S'agissant du PIIEC relatif à l'hydrogène, les prénotifications sont en cours d'analyse par la direction générale de la concurrence (DG COMP). Nous faisons des efforts pour aborder au plus vite la phase de notification et de validation. Les projets devraient être approuvés avant l'été.
La France a pris en charge la préparation d'un PIIEC relatif à la santé, et la Commission soutient ses efforts. Nous avons eu la semaine dernière une première discussion à ce sujet avec Bruno Le Maire, Agnès Pannier-Runacher et mes collègues Stella Kyriakides et Margrethe Vestager, chargées respectivement de la santé et de la concurrence. Ce PIIEC devrait nous permettre de développer des processus de production pharmaceutique innovants, plus verts et moins chers, mais aussi de relocaliser la fabrication d'une partie des composants actifs en Europe et de renforcer ainsi les chaînes de valeur. Il sera complémentaire de l'action de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA), qui vise à maintenir la disponibilité permanente de capacités de production pour faire face à d'éventuelles pandémies ou crises de santé.