Je suis heureux de prendre la parole devant la commission de la défense, comme je l'ai fait en des temps plus anciens, alors que j'étais secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.
La CNCTR, créée par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, est une jeune autorité administrative indépendante (AAI). Mais après presque six ans d'activité, elle dispose d'un recul suffisant pour tirer des enseignements de la façon dont fonctionne le cadre juridique du renseignement établi par cette loi.
Le législateur a confié à la Commission la mission de veiller à ce que les techniques de renseignement prévues par la loi soient légalement mises en œuvre sur le territoire national. Pour accomplir cette mission, la CNCTR est dotée d'une instance collégiale de neuf membres : deux députés et deux sénateurs respectivement nommés par les présidents des deux assemblées, deux membres du Conseil d'État, deux membres de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée choisie pour sa connaissance en matière de communications électroniques. Trois d'entre eux exercent leurs fonctions à plein temps : le président, un membre issu de la Cour de cassation et la personnalité qualifiée. Nous sommes assistés par une équipe d'une quinzaine d'agents recrutés pour leurs compétences juridiques et techniques.
En dépit de la modestie de ses effectifs, la CNCTR s'est imposée dans le paysage du renseignement. Son statut et sa composition lui confèrent une complète indépendance par rapport à ces services, et une certaine autorité pour mener sa mission. Sa compétence, qui s'étend à toutes les techniques de renseignement prévues par la loi, fait de la Commission un acteur central de la chaîne opérationnelle du renseignement puisqu'elle est chargée d'exercer un contrôle préalable sur chacune des demandes des services de renseignement visant à recourir à des techniques de surveillance dont la mise en œuvre, si elle n'était pas autorisée, constituerait une infraction. En outre, la CNCTR contrôle a posteriori la mise en œuvre des techniques pour lesquelles une autorisation a été délivrée. Elle le fait en sélectionnant les affaires qui nécessitent un suivi particulier de sa part. Ces contrôles a priori et a posteriori s'exercent également sur les mesures de surveillance des communications électroniques internationales qui font l'objet de l'encadrement juridique spécifique défini par un autre texte, la loi du 30 novembre 2015.
Le contrôle de la CNCTR s'étend à tous les services de renseignement : les six services spécialisés dits du premier cercle et aussi ceux dits du second cercle qui relèvent pour l'essentiel du ministère de l'intérieur, soit au total une trentaine de services.
Enfin, la Commission remplit une mission de conseil auprès du Gouvernement et du Parlement sur le droit applicable aux techniques de renseignement. Elle a été consultée de nombreuses fois par le Gouvernement depuis 2015 sur des projets de règlements d'application de la loi relative au renseignement et sur des projets de révision de cette loi, déjà modifiée huit fois et qui pourrait l'être à nouveau cette année si le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement est adopté par le Parlement. À la demande du Premier ministre, la CNCTR s'est prononcée récemment sur les dispositions de ce texte relatives au renseignement – elle lui a rendu trois avis, car elle a été saisie successivement de plusieurs dispositions ; les dernières, vous l'avez rappelé, Madame la présidente, sont examinées ce matin même par le conseil des ministres.
Le contrôle exercé par la CNCTR a-t-il démontré son utilité et apporte-t-il satisfaction au regard de ce que le législateur a voulu ? Je commencerai par rappeler que la Commission intervient dans un domaine qui a longtemps échappé à toute forme de contrôle. Le renseignement est par définition la part la plus secrète de ce que font les États : les objectifs et les méthodes des services de renseignement ne peuvent à l'évidence être révélés sans nuire à l'efficacité de leur action. Mais tous les États ont besoin de renseignement et tous, démocraties comprises, se sont dotés d'un appareil de sécurité plus ou moins étendu pour le recueillir. Les chefs des services de renseignement ne me contrediront pas si j'affirme qu'en matière de sécurité et de défense un renseignement peut faire la différence et que la première raison d'être des services est de l'obtenir efficacement. Mais les informations recherchées sont souvent cachées et il faut déployer des moyens parfois importants pour y avoir accès de façon discrète, à l'insu des personnes qui les détiennent.
Les personnes surveillées subissent donc une atteinte plus ou moins grave à leurs libertés, notamment au droit au respect de la vie privée. La différence entre pays autoritaire et démocratie réside dans la prise en considération des conséquences que les mesures de surveillance font subir aux personnes concernées. En démocratie, seuls des motifs d'intérêt général tenant à la protection de la sécurité nationale peuvent justifier le recours à des moyens de surveillance, et ce recours doit être prévu par un cadre légal qui prend en compte la protection du droit au respect de la vie privée.
Or, jusqu'aux années 1990, aucune règle ne définissait ni les conditions d'autorisation des techniques de surveillance ni les modalités de leur contrôle, y compris par l'autorité politique. Il faut attendre la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications pour que le législateur borne l'horizon des services à la poursuite de finalités d'intérêt général et fixe les conditions et les limites de leur action dans le domaine des interceptions de sécurité, c'est-à-dire des écoutes administratives, à l'époque uniquement téléphoniques.
Le législateur a alors chargé une nouvelle autorité administrative indépendante (AAI), la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), de contrôler l'exécution des autorisations de mise en œuvre d'écoutes téléphoniques. Ce cadre général, novateur à l'époque, ne s'appliquait qu'à une seule technique, les écoutes téléphoniques ; il n'évoluera que marginalement pendant près de vingt-cinq ans, jusqu'à l'adoption de la loi du 24 juillet 2015.
Jusqu'à cette date, si l'on excepte les interceptions de sécurité et, à partir de 2005, certains accès aux données de connexion, les agents des services de renseignement exerçaient dans une forme de clandestinité qui les plaçait, ainsi que leurs responsables, dans une insécurité juridique peu conforme aux besoins de protection qu'ils pouvaient attendre de la loi. Cette situation était aussi problématique sur le plan de la protection des libertés en ce qu'elle ne permettait pas l'exercice, nécessaire dans une société démocratique, du contrôle de l'action des services de renseignement couvrant de façon crédible toutes les techniques auxquelles ces services recourent.
En adoptant la loi du 24 juillet 2015, le législateur instaurait le premier cadre juridique général pour les activités de renseignement, sécurisant sur le plan juridique l'action des services tout en renforçant et en modernisant leurs moyens d'action, notamment par des dispositions novatrices permettant la mise en œuvre de dispositifs expérimentaux – la technique de l'algorithme. En contrepartie, le législateur créait des mécanismes de contrôle permettant de s'assurer que l'utilisation des techniques de renseignement ne porte pas une atteinte excessive aux libertés.
Ce dispositif fait intervenir plusieurs acteurs, au premier rang desquels le Premier ministre, autorité décisionnaire. Pour mettre en œuvre une technique, un service de renseignement doit obtenir l'autorisation préalable du Premier ministre, après avoir présenté une demande écrite motivée, validée par le ministre de tutelle. Le Premier ministre se trouve ainsi au sommet de la chaîne opérationnelle du renseignement ; sur le plan politique, cela signifie que chaque autorisation engage la responsabilité du chef du Gouvernement.
L'autre acteur du dispositif est la CNCTR. Elle rend un avis, favorable ou défavorable, sur chaque demande de technique de renseignement, en faisant la part entre l'atteinte portée à la vie privée et la gravité des enjeux ou l'importance des intérêts de la Nation invoqués par le service de renseignement. Là est le cœur de sa mission : concilier en permanence par un contrôle de proportionnalité la protection des libertés et les impératifs de la sécurité nationale.
La Commission nationale peut assortir ses avis favorables d'observations, voire de restrictions, qui peuvent tenir aux conditions de mise en œuvre de la technique, et aussi demander aux services de lui fournir plus d'informations lorsqu'elle estime une demande insuffisamment motivée. Enfin, elle motive toujours ses avis défavorables, éclairant ainsi le service sur le raisonnement qui sous-tend chacun de ses avis.
Pour que la chaîne opérationnelle ne souffre d'aucune lenteur, la loi a enserré le contrôle préalable de la CNCTR dans des délais de procédure très contraignants. Quand l'avis peut être rendu par un seul de ses membres ayant la qualité de magistrat, ce qui est le cas pour l'essentiel des demandes, la Commission dispose d'un délai maximal de 24 heures pour statuer. Certaines demandes exigent toutefois que le collège se réunisse en formation restreinte ou plénière ; en ce cas, le délai est porté à 72 heures à compter de la réception de la demande. Cela vaut pour les demandes les plus intrusives, notamment celles qui impliquent de pénétrer dans un lieu d'habitation, et lorsque la demande concerne un parlementaire, un journaliste, un avocat ou un magistrat.
La CNCTR s'est organisée pour être en mesure de statuer sur toutes les demandes des services dans le respect des délais légaux et dans des conditions adaptées à l'urgence de certaines d'entre elles : un dispositif de permanence nous permet de rendre à tout moment un avis en moins d'une heure si c'est nécessaire. La Commission ne s'est jamais trouvée dans la situation de ne pouvoir rendre un avis au Premier ministre dans le délai légal. Ce mode de fonctionnement a été maintenu en 2020, même au plus fort de la crise sanitaire, et l'est encore aujourd'hui. Pour des raisons de sécurité, nous avons travaillé uniquement dans nos locaux sans évidemment jamais interrompre cette activité de contrôle préalable.
Enfin, la procédure de contrôle est placée sous le contrôle du juge administratif : non seulement le législateur a confié au Conseil d'État un rôle d'arbitre en cas de différend entre le Premier ministre et la Commission mais le Conseil d'État peut également être saisi de recours par toute personne souhaitant vérifier qu'elle n'a pas fait l'objet d'une surveillance illégale.
S'agissant des demandes de surveillance des services, eu égard à ses responsabilités constitutionnelles en matière de défense et de sécurité nationale, c'est le Premier ministre qui décide. Il est libre de ne pas suivre un avis défavorable de la CNCTR ; celle-ci a alors la faculté de saisir une formation spécialisée du Conseil d'État statuant au contentieux d'un recours tendant à l'annulation de la décision du Premier ministre. Ce recours est obligatoire lorsque le Premier ministre autorise l'introduction dans un lieu d'habitation contre l'avis de la CNCTR.
Le dispositif fixé par la loi de 2015 a plusieurs conséquences. Il renforce le poids des avis que la CNCTR rend au Premier ministre : face au risque de contentieux, le chef du Gouvernement est incité à la prudence dans l'exercice de son droit de ne pas tenir compte des avis défavorables de la Commission. De fait, pas une fois depuis 2015 un chef du Gouvernement n'est passé outre à un avis défavorable. Cela mérite d'être noté, car on lit dans les rapports de la CNCIS, l'autorité indépendante qui a précédé la création de la CNCTR, qu'il s'est parfois produit que le Premier ministre ne suive pas son avis. Le dispositif de 2015 a pour autre conséquence que les services de renseignement sont eux-mêmes incités à se conformer à la doctrine forgée par la Commission dans ses avis : ils savent en effet que ses avis pèsent d'un poids particulièrement lourd auprès du Premier ministre.
La CJUE considère que ce dispositif est insuffisant. Dans l'affaire Tele2, la Cour a en effet jugé que l'accès aux données conservées par les opérateurs de communications devait être soumis à l'autorisation d'une juridiction ou d'une AAI dotée d'un pouvoir de décision contraignant. Le Conseil d'État a tiré les conséquences de cet arrêt dans une décision du 21 avril dernier, jugeant que les avis rendus par la CNCTR au Premier ministre devront être des avis conformes. Le projet de loi qui vous sera soumis prévoit de modifier en conséquence la loi du 24 juillet 2015 ; cela fait partie des dispositions qu'examine ce matin le conseil des ministres.
Le contrôle de la CNCTR porte aussi sur la mise en œuvre des techniques de renseignement. Pour mener ce contrôle a posteriori, la Commission dispose d'un accès permanent, complet, direct et, pour certaines techniques, immédiat aux renseignements collectés ainsi qu'aux transcriptions et extractions réalisées à partir de ces données pour les rendre exploitables.
À cette fin, la CNCTR utilise deux méthodes. D'une part, elle procède à des vérifications sur pièces et sur place, dans les locaux des services. Nous avons procédé à un peu plus d'une centaine de ces contrôles en 2019, à quatre-vingt en 2020 en raison de la crise sanitaire ; nous avons en effet dû interrompre les contrôles de ce type au printemps 2020 mais nous les avons repris ensuite et avons en large partie rattrapé notre retard. Dans le même temps, nous avons renforcé les contrôles que nous menons à distance depuis nos propres locaux grâce aux outils informatiques sécurisés que lui fournit le groupement interministériel de contrôle (GIC), organisme placé sous l'autorité du Premier ministre. Ils nous permettent l'accès en ligne à tout ce que recueillent et produisent les services pour un assez grand nombre de techniques : c'est le cas par exemple des interceptions de sécurité.
La Commission se professionnalisant au fil des ans, les contrôles a posteriori n'ont cessé de gagner en profondeur depuis 2015, mais des progrès restent à accomplir. Ainsi, nous n'avons toujours pas accès aux fichiers de souveraineté où sont conservées les traces des renseignements récoltés par les services grâce aux techniques de surveillance ; nous regrettons cette limitation.
Même s'il n'est pas parfait, le cadre juridique fonctionne globalement bien et il est mis en œuvre d'une manière plus équilibrée que ce qui avait été redouté lors des débats sur la loi sur le renseignement en 2015.
Parmi les principaux indicateurs calculés par la CNCTR figure le nombre des personnes surveillées : c'est l'indicateur qui à notre sens, reflète le mieux l'état de la surveillance intérieure en France. En 2020, 21 952 personnes ont fait l'objet d'au moins une technique de renseignement. Ce nombre est, pour la première fois depuis 2016, en légère diminution, avec une réduction de 1,2 % par rapport à 2019 alors même que les demandes des services n'ont jamais été aussi nombreuses. Parmi les personnes surveillées, 8 786 l'ont été au titre de la prévention du terrorisme, ce qui représente 40 % du total. Cette finalité est, de façon constante depuis 2015, le principal motif de surveillance.
Au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes surveillées a augmenté d'environ 8 % et il se stabilise autour de 22 000 depuis 2018. En revanche, le nombre global des demandes d'utilisation de techniques de renseignement formulées par les services a augmenté d'environ 18 % depuis 2016 ; en 2020, nous avons été saisis de 80 000 demandes, car un service peut formuler plusieurs demandes d'utilisation de techniques de renseignement à l'égard d'une même personne.
L'évolution est contrastée selon les techniques. Les demandes d'accès en temps différé aux données de connexion – c'est-à-dire notamment le recueil des fadettes, l'historique des personnes qui appellent ou qui sont appelées – pèsent le plus lourd : elles représentent 60 % de l'ensemble. Les deux tiers des demandes d'accès aux données de connexion ont pour objet l'identification de personnes ou de leurs numéros d'abonnement. C'est ainsi la technique la moins intrusive dans l'échelle des techniques de renseignement qui est la plus utilisée. Elle l'a été particulièrement en 2020, quand la crise sanitaire empêchait les services d'utiliser certaines techniques de surveillance au plus près de la cible, si bien que le nombre de demandes relatives à ces techniques a baissé – pour certaines de 40 % par rapport à 2019. On peut penser qu'elles reprendront au niveau antérieur à 2020 à partir de la fin de la crise sanitaire.
Les services respectent-ils le cadre légal ? À ce jour, la CNCTR n'a jamais détecté d'irrégularités qui témoigneraient de l'intention délibérée d'un service de contourner le cadre légal. Les irrégularités que nous observons sont dans la plupart des cas rapidement corrigées par les services eux-mêmes sans que la Commission ait besoin, comme la loi le lui permet en cas de différend, de saisir le ministre de tutelle, le Premier ministre, voire le Conseil d'État, pour faire annuler un refus de se conformer à la loi. Nous pouvons même saisir le juge pénal si nous découvrons des infractions pénales à l'occasion d'un contrôle ; cela ne s'est jamais produit.
D'autre part, les services de renseignement s'efforcent de se conformer à la doctrine de la CNCTR en présentant des demandes mieux proportionnées à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation définis par la loi.
S'établissant à 6,9 % lors de la première année d'activité, le taux d'avis défavorables de la Commission était relativement élevé. Il n'a cessé de diminuer et, en 2020, il était de 0,8 %, proportion pour la première fois inférieure à 1 %. Cette évolution positive témoigne de la réussite du dialogue engagé depuis l'origine avec les services et qui a permis de réduire significativement les sujets de désaccord. La CNCTR ne vit pas dans une tour d'ivoire : elle exerce sa mission au contact direct des services de renseignement, les côtoie quotidiennement, connaît bien leurs besoins opérationnels. De nombreuses réunions thématiques sont organisées entre les services et nous pour faire le point sur les affaires qui appellent de notre point de vue une attention particulière ainsi que sur les méthodes utilisées. Les services sont créatifs et nous consultent pour vérifier la légalité des méthodes qu'ils imaginent pour contourner les obstacles dressés par les cibles.
En résumé, si les services ont accompli des efforts importants pour se conformer à la doctrine de la CNCTR, celle-ci a montré qu'elle savait aussi évoluer pour prendre en compte leurs arguments. Il est arrivé que nous rendions un avis défavorable, suivi par le Premier ministre, et que le service de renseignement concerné réitère sa demande en faisant valoir des arguments nouveaux et étayés susceptibles de convaincre la Commission.
Cela veut dire que si les services se sont adaptés aux exigences imposées par la loi, ils ne pratiquent pas pour autant l'autocensure ; il suffit pour s'en convaincre de constater l'augmentation continue du nombre des demandes depuis 2016. Cela montre que le contrôle tel qu'il est pratiqué n'entrave pas l'action opérationnelle des services. En revanche, il leur apporte plus de sécurité, en délimitant plus précisément ce qu'ils sont en droit de faire.