Intervention de Jean-Baptiste Lemoyne

Réunion du mardi 11 décembre 2018 à 17h00
Commission des affaires économiques

Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Il y a quelques semaines, la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire avait souhaité m'auditionner sur la prise en compte des enjeux du développement durable dans les accords commerciaux, qu'il s'agisse de l'agenda de l'Organisation mondiale du commerce ou des accords commerciaux bilatéraux. Il est apparu des sujets connexes intéressant les commissions des affaires économiques et des affaires européennes, qui justifiaient finalement une audition conjointe. Cela s'inscrit tout à fait avec la philosophie visant à en finir avec le travail « en silo ». Les objectifs de développement durable (ODD) de l'Agenda 2030 suivent la même logique.

Les tensions commerciales croissent partout. D'un certain point de vue, nous dansons un peu au bord du gouffre – voyez la situation de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Nous devons donc repenser un certain nombre de paramètres de la politique commerciale pour rendre ce libre-échange toujours plus juste. Et quand on parle de juste échange, il faut effectivement intégrer la dimension environnementale, un certain nombre d'États prenant et mettant en œuvre des engagements qui ont un impact sur la compétitivité des entreprises. Et, si nous voulons l'équité, il faut assurer la plus grande diffusion à un certain nombre de standards qui nous sont chers pour que ce soit possible.

Avant d'en venir aux accords que signe l'Union européenne – l'agenda du président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker, est assez ambitieux –, j'évoquerai l'OMC, garant du système dans son ensemble. On le sait, la modernisation et la réforme de cette institution sont aujourd'hui nécessaires. L'un des acquis du G20 qui s'est terminé il y a quelques jours a été de consigner noir sur blanc une feuille de route pour la réforme de l'OMC, qui s'inscrit dans le calendrier de la présidence japonaise du G20 – et les États-Unis ne se sont pas dissociés de cette feuille de route. La France, qui présidera elle-même le G7, aura un rôle éminent à jouer.

Il s'agit de permettre à l'OMC de légiférer mieux. Nous l'avons vu, et certains d'entre vous, spécialistes de politique commerciale, l'ont écrit : la dernière conférence ministérielle, qui s'est tenue à Buenos Aires il y a un an, a montré dans quelle impasse nous étions, puisque nous étions incapables de nous mettre d'accord sur des sujets aussi importants que la fin des subventions à la pêche illégale. Alors qu'on pourrait penser qu'il va de soi que la pêche illégale ne doit pas être subventionnée, la fin des subventions en question n'a pas fait consensus. Et puisque nous évoquons le lien entre environnement et commerce, c'est à l'OMC qu'a échu en propre la responsabilité de la mise en œuvre de l'objectif 14.6 de l'Agenda 2030, c'est-à-dire la préservation des stocks halieutiques des océans. Or nous faisons face à un blocage de la part de l'Inde, principal pays qui empêche la conclusion de cette négociation. Le défi est donc d'avoir une institution qui soit encore capable d'élaborer des règles et, ensuite, de les faire appliquer.

Nous nous acheminons d'ailleurs vers le blocage de l'organe de règlement des différends, puisque les États-Unis ont mis un veto à la nomination de juges de l'organe d'appel. Nous parvenons à un seuil critique, avec seulement trois juges pour traiter des affaires. Alors que l'OMC n'a jamais été autant saisie, nous sommes tout simplement au bord d'une sorte de rupture de charge. Il est donc indispensable de réformer et de moderniser l'institution, et aussi de traiter certains sujets, telle la notification des subventions. Nous pensons par exemple à la Chine. Le président américain, Donald Trump, a évoqué les subventions massives et des problèmes d'atteinte à la propriété intellectuelle. Nous partageons ces constats, il est important de pouvoir y apporter des réponses et des solutions au niveau de l'OMC. La France est moteur, l'Union européenne – puisque le commerce est de sa compétence – est moteur. Lors du Conseil européen du 23 juin dernier, les États ont demandé à la Commission de travailler à la modernisation des règles de l'OMC. Des propositions ambitieuses ont été faites pour une meilleure application des règles, la négociation de nouvelles règles et la réforme de l'organe de règlement des différends. La France y a pris sa part et un séminaire s'est tenu, le 16 novembre dernier, en présence d'un certain nombre d'entre vous, Mesdames et Messieurs les députés. Les prochains mois seront décisifs.

Dans ce contexte, notre conviction est qu'il importe d'assurer la cohérence entre les enjeux de développement durable et le développement du commerce. Si l'on est aujourd'hui partisan de conserver une économie internationale ouverte, il faut assumer de discuter de la responsabilité environnementale et chercher à faire du commerce un moteur des politiques de lutte contre le changement climatique, et minimiser les risques d'interactions négatives. L'opinion publique, un certain nombre d'entreprises, d'organisations non gouvernementales (ONG), d'agriculteurs nous le demandent. Finalement, l'accord de Paris, avec 195 États parties, est encore plus « vaste » que l'OMC avec ses 164 membres. Il est donc important de favoriser, chaque fois qu'on le peut, la prise en compte de l'accord de Paris dans les éléments de politique commerciale. L'OMC est l'un de ces lieux où peut se construire cette cohérence, si tant est qu'on puisse la réformer.

Cette prise en compte du développement durable est d'ailleurs légitime. L'article XX du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), ancêtre de l'OMC, comportait une référence à cette dimension, et le concept de développement durable figure dans les objectifs premiers du préambule de l'accord instituant l'OMC. Par ailleurs, l'organe d'appel de l'OMC, lui-même, a évoqué le développement durable dès 1996, dans le cadre d'une affaire relative aux essences reformulées. Il a alors indiqué que les accords sur le commerce ne pouvaient être lus comme, pour ainsi dire, cliniquement isolés du reste du droit international, que cela formait un tout. Cette position a été constamment réaffirmée dans d'autres affaires. Par exemple, lorsqu'a été discutée l'interdiction d'importation aux États-Unis de crevettes pêchées selon des méthodes pouvant entraîner la mort accidentelle de tortues marines, l'organe de règlement des différends a reconnu valide cette intrication du droit du développement durable et du droit commercial.

Nous devons continuer à promouvoir ce lien. Le commerce peut être un levier puissant pour diffuser les technologies et les services qui permettent de lutter avec efficacité contre le changement climatique et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Nous devons veiller à ce que les politiques commerciales ne produisent pas d'externalités négatives. Cela affaiblirait le consentement à ces accords, déjà fragilisé au cours des dernières années, sûrement en raison de problèmes de méthode. Finalement, le temps n'est pas si loin où les parlementaires nationaux – j'en étais – n'avaient pas forcément accès à tous les éléments fondamentaux des négociations. Ainsi, c'est par le négociateur québécois que j'ai eu de premiers éléments sur les négociations entre l'Union européenne et le Canada, ce qui ne me paraissait pas de bonne méthode. Les institutions européennes devaient donc faire un effort pour rendre compte régulièrement aux parlements nationaux. Naturellement, les exécutifs nationaux doivent eux-mêmes rendre compte des décisions prises dans les conseils des ministres du commerce. C'est dans cet esprit d'ailleurs que j'ai souhaité me prêter systématiquement à une audition par la commission des affaires étrangères en amont des conseils des ministres du commerce, pour que nous puissions ensemble évoquer l'ordre du jour et que je puisse partir à Bruxelles en ayant recueilli vos appréciations.

Vous évoquiez, Madame la présidente de la commission des affaires européennes, la jurisprudence et les accords commerciaux. Lorsqu'ils ne sont plus mixtes, lorsqu'ils ne comportent pas de volet consacré aux investissements, seul le Parlement européen se prononce. Cela signifie que nous devons d'autant plus travailler ensemble en amont. Si nous ne le faisons pas, l'incompréhension ira croissante entre les peuples et les institutions européennes. Ce type d'exercice gagnera donc à être multiplié en amont.

Quant aux transports internationaux, si l'augmentation des flux de transport maritime et aérien qu'engendre l'accroissement du commerce est souvent pointée du doigt, l'essentiel des émissions se concentre souvent sur les derniers kilomètres du parcours jusqu'au consommateur. Il convient donc de nuancer. Un certain nombre d'armateurs n'en sont pas moins en train de travailler sur de nouvelles technologies de propulsion, car le lien est de plus en plus fait dans le débat public. Nous souhaitons d'ailleurs avancer sur la réforme des subventions aux énergies fossiles – lors de la conférence ministérielle de Buenos Aires, la France a d'ailleurs parrainé un événement avec les Finlandais. Nous souhaitons une réforme ambitieuse.

Les politiques environnementales doivent être intégrées aux politiques commerciales pour éviter que celles-ci produisent des effets négatifs sur l'environnement global mais aussi sur la compétitivité commerciale. Vous connaissez la notion de level playing field, autrement dit d'équité. Il faut éviter les « fuites de carbone ». Il faut éviter un dumping environnemental qui conduise certaines industries à s'établir là où les normes sont moins rigoureuses. Pour prévenir ce risque, nous devons pouvoir discuter à l'OMC de la faisabilité de mesures telles que les mécanismes d'inclusion carbone ou des taxes compensatrices aux frontières.

Venons-en à l'Union européenne et à la prise en compte du développement durable dans les accords qu'elle négocie. La France se situe à l'avant-garde de ce combat, jouant quelque peu un rôle de « poil à gratter » dans le cadre des conseils des ministres. Nous persévérons, parce qu'il importe, dans un souci d'équité, d'imposer aux parties avec lesquelles nous contractons de se rapprocher de standards internationaux. Des engagements toujours plus exigeants ont été pris ces dernières années. Les accords dits « de nouvelle génération » conclus par l'Union européenne intègrent systématiquement un chapitre consacré au développement durable, qui couvre à la fois les normes environnementales et les normes sociales. Ces chapitres reprennent le socle européen en matière de protection environnementale et sociale, le droit à réguler des États, le non-abaissement des standards environnementaux et sociaux à des fins commerciales ou d'investissement, l'engagement à ratifier un certain nombre d'accords multilatéraux sur l'environnement ou de conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT).

Par ailleurs, la Commission européenne a engagé en 2017 une réflexion sur ces chapitres « développement durable », et quinze pistes d'actions ont été proposées au début de l'année 2018. C'est une première étape. Le Gouvernement aurait souhaité peut-être encore un peu plus d'ambition parce que, lui-même, dans le plan d'action et d'accompagnement de l'accord conclu entre l'Union européenne et le Canada, le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), a souhaité mettre l'accent sur cette dimension du développement durable. Je citerai par exemple, entre autres mesures prises dans le cadre du plan d'action, la prise en compte du développement durable dans un cadre plus large que le simple chapitre développement durable des accords de libre-échange, la référence explicite au respect de l'accord de Paris, à la responsabilité sociale des entreprises et au principe de précaution, la réalisation d'études d'impact plus complètes. Il est indispensable que les études d'impact soient plus complètes, le Gouvernement s'y astreindra – l'étude d'impact sur le CETA sera pour ainsi dire une étude « nouveau modèle » –, et nous avons donné au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) mission de modéliser l'impact environnemental, notamment l'impact carbone. Cela servira de matrice pour les prochains accords. Nous souhaitons par ailleurs que les dispositions des accords sur le développement durable soient contraignantes, leur non-respect pouvant être sanctionné par des contre-mesures commerciales. La France a également proposé que la ratification et le respect de l'accord de Paris soient inclus dans ce qu'on appelle les éléments essentiels de ces accords politiques qui sont conclus parallèlement aux accords de libre-échange.

Il faut profiter du levier à notre disposition. L'Europe est la première zone commerciale, un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs. Si nous sommes attractifs, à nous d'obtenir de ceux qui veulent contracter avec nous qu'ils s'engagent dans une voie les rapprochant de nos standards.

Des débats sont en cours au sein de l'Union européenne, dans lesquels la France s'exprime d'une voix forte. Certains États – ne nous le cachons pas – considèrent cependant que tous les instruments ne peuvent pas être mélangés. À cet égard, tous les contacts sont utiles, et ceux que vous-mêmes avez, Mesdames et Messieurs les parlementaires, avec des parlementaires d'autres pays membres sont importants, car tout ne va pas de soi pour un certain nombre d'États. En tout cas, des progrès ont été faits par rapport à la situation que nous connaissions il y a sept ou huit ans. Les nouveaux accords de l'Union européenne comportent tous une référence explicite à l'accord de Paris. Il a même été possible d'introduire dans l'accord avec Singapour et l'accord avec le Vietnam une référence explicite aux engagements pris dans le cadre de l'accord de Paris, alors même que les négociations des accords avec ces pays s'étaient terminées avant la signature de ce dernier. De même, lorsque nous avons mis à jour l'accord antérieur avec le Mexique, des références au principe de précaution, à la responsabilité sociale des entreprises, au travail décent et au commerce responsable ont été introduites.

Quant au respect des droits de l'homme, la Commission européenne a récemment lancé une procédure de suspension des préférences commerciales dont bénéficie le Cambodge en raison de la dégradation de la situation. Vous connaissez la situation des Rohingyas. Vous savez aussi que des conventions internationales sont violées, dans différents secteurs, avec des expropriations forcées, le travail des enfants… Nous sommes donc vigilants, avec la Commission européenne, pour intervenir lorsque ces situations se présentent.

L'Union européenne et la République de Corée ont conclu en 2011 un accord de libre-échange, au demeurant très bénéfique puisque la balance commerciale de l'Union européenne avec ce pays est redevenue excédentaire. Nous avons cependant décidé récemment d'activer le mécanisme de règlement des différends relatifs au chapitre « développement durable » parce que la Corée n'a toujours pas ratifié quatre conventions fondamentales de l'OIT. La Commission estime qu'elle ne respecte pas son engagement de promouvoir la liberté d'association et la négociation collective, pourtant jugé contraignant, même sans ratification de la convention de l'OIT associée.

Il importe donc que la Commission, au-delà de sa fonction de négociation, puisse renforcer sa capacité à faire respecter les accords signés. Nous plaidons pour une forme de « procureur commercial européen », pour des services disposant de moyens renforcés au sein de la direction générale du commerce de la Commission européenne, qui fassent respecter certains engagements clés à nos yeux.

Voilà un petit tour d'horizon que je pourrai compléter en répondant à vos questions précises.

Ce qui nous anime, c'est la volonté de faire évoluer la politique commerciale et de passer du libre-échange au juste échange. Ce n'est pas un concept marketing. Il faut que nous arrivions à peser pour que le développement durable – environnemental ou social – soit toujours plus intégré à la politique commerciale de l'Union européenne. Je considère aussi cette audition comme un début. Nous devons rendre des comptes au Parlement sur cette politique toujours plus intégrée mais dont les peuples doivent être informés en temps réel.

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