Intervention de Valérie Masson-Delmotte

Réunion du jeudi 23 septembre 2021 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe de travail n° 1 du GIEC :

‑ Si je repars des premières questions, le rapport aborde effectivement les enjeux croisés entre climat et pollution de l'air, dans un chapitre dédié dont l'une des coordinatrices a été Sophie Szopa, chercheuse française, qui est centré sur les composés à courte durée de vie. Dans ce domaine-là, il y a également des enjeux forts sur l'amélioration des inventaires et un groupe de travail du GIEC porte les méthodologies visant à définir les inventaires d'émissions. Chaque pays rapporte ensuite ses inventaires nationaux d'émissions de GES de manière cohérente avec ce cadre méthodologique. Ce groupe va également travailler sur les composés à courte durée de vie pour lesquels, dans de nombreuses régions du monde, on manque d'observations.

J'ai souligné l'appui du gouvernement français. Je suis mise à disposition du GIEC par mon employeur et je garde donc le même statut. J'ai été élue coprésidente du groupe n° 1 du GIEC et depuis, je ne fais quasiment plus que ça. Cela prend énormément de temps. L'équipe qui m'entoure a été prise en charge par le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Recherche et le ministère de l'Environnement.

Vous avez tout à fait raison de souligner que le secteur agricole à la fois est affecté par les impacts d'un climat qui change et, comme tous les autres, contribue aux émissions de GES. Il peut aussi contribuer, dans certains cas, à augmenter le stockage de carbone dans les sols. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le GIEC avait rendu en 2019 un rapport spécifique sur le changement climatique et les terres, qui pour évaluer les interactions entre ces deux dimensions, avait retenu une approche de système alimentaire en analysant concomitamment les pratiques d'alimentation et les pratiques de production. Ce rapport ne fait pas que de la physique du climat, mais aussi de l'analyse de risques et d'impact, et l'analyse d'options permettant de réduire les émissions et les risques. Il a souligné à quel point la gestion du foncier est un levier critique. Il a intégré la gestion des terres, la pression sur les terres comme un aspect important des évaluations liées au climat, et bien sûr aussi liées à la biodiversité.

Ce rapport contient des analyses prospectives sur les risques d'insécurité alimentaire. Ils ne sont pas que le résultat de l'effet du climat sur la production, mais ils peuvent aussi être le résultat d'une extrême pauvreté ou d'une gestion non durable des terres. Je ne vais que très peu caricaturer en disant que le scénario qui permet de maintenir l'insécurité alimentaire à un niveau modéré, pour une plage de réchauffement qui irait jusqu'à 2 degrés, est un scénario qui met le curseur sur la soutenabilité. Il repose sur une forte baisse des émissions de gaz à effet de serre, une augmentation du niveau d'éducation, une maîtrise démographique, une gestion durable du foncier, une réduction des inégalités permettant de renforcer la capacité d'adaptation des acteurs du secteur agricole, et une maîtrise de la demande alimentaire, en particulier celle qui exerce une pression forte sur les terres, qui est associée aux protéines animales.

Le scénario le plus explosif, pour un même niveau de réchauffement, conjugue de fortes émissions de gaz à effet de serre et de fortes inégalités. D'un côté, une partie aisée de la population mondiale exercerait par sa demande une pression croissante conduisant à détruire des écosystèmes naturels et à produire davantage avec des systèmes de monoculture, ceux-ci pouvant montrer des rendements plus élevés, mais aussi être plus fragiles dans certains cas. D'un autre côté, des producteurs auraient des revenus très contraints et une très faible capacité d'adaptation. Ce scénario exacerbe l'effet du climat sur l'insécurité alimentaire.

Enfin, ce rapport souligne l'importance d'une réflexion sur l'interaction entre agriculture, climat, alimentation et santé. En effet, des pratiques alimentaires nutritives et saines permettent aussi de réduire les émissions de gaz à effet de serre en jouant sur des combinaisons de protéines animales et végétales, de noix, de légumineuses, qui ont des bénéfices sur plusieurs aspects.

Cette évaluation, qui avait été présentée à l'Assemblée nationale, avait mis l'accent sur les enjeux dans le secteur agricole, mais aussi certains scénarios prospectifs, avec un point plus précis sur la sécurité alimentaire.

Pour ce qui concerne le rapport à la science, il est exact que ce sujet a été « saisi » par les sciences du climat depuis quelque temps. Les connaissances se sont accumulées au cours des siècles précédents, avec une accélération à partir des années 1950, en particulier par le développement des outils de modélisation et la montée en puissance d'une approche physique qui complète l'approche d'observation et le travail de fond de multiples géographes dans le passé. Nous avons de plus en plus besoin de toutes ces communautés scientifiques sur les questions de climat. Dans les années 1980, la mise en place du GIEC a répondu au besoin de faire un tri et de dégager un socle commun dans un foisonnement de publications qui donnait un corpus pas toujours cohérent. On a besoin, à un moment donné, de prendre du recul et de fournir grâce à un esprit critique partagé, des connaissances scientifiques robustes qui soient les plus pertinentes pour aider à la prise de décision. Il me semble que c'était particulièrement frappant dans le contexte de la pandémie, où l'on vivait en temps réel les balbutiements de la recherche, les intuitions qui se révélaient fausses et une expression parfois mal maîtrisée de la parole des uns et des autres.

Comment embarquer les citoyens dans tout ceci ? Vous parliez de croyances, mais il n'y a pas que cela. Il y a aussi des défiances par rapport à tout ce qui incarne une expertise, un pouvoir, par rapport au monde politique ou au monde des médias. Comment crée-t-on la confiance ? Je pense que cela débute par l'enseignement de la démarche scientifique et de ses particularités, dès le plus jeune âge. En matière de climat, c'est le fait d'être transparent sur les méthodes et sur les données, et de les rendre disponibles le plus largement possible.

Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons fait l'objet d'attaques très vives sur les connaissances en sciences du climat par des acteurs pas du tout bienveillants. Cependant, il me semble que ce regard critique a été très utile, d'abord pour nous forcer à faire des évaluations très robustes mais aussi pour les partager et rendre accessibles de manière transparente les outils, les codes des modèles, leurs résultats, etc.

À mon sens, ce qui pourrait être renforcé est la dimension « science citoyenne » ou « science participative », qui permet de décloisonner et de rendre plus facile pour le citoyen l'appropriation des connaissances, d'y contribuer et donc de se sentir partie prenante, sans se contenter d'un rôle parfois secondaire par rapport à ce qui est perçu comme une expertise hors sol. Toutes les initiatives qui vont dans ce sens sont extrêmement utiles. C'est un point important

Monsieur Sido a évoqué son expérience d'agriculteur. Dans les démarches d'élaboration d'une information climatique utile à la prise de décision, les rapports du GIEC ne suffisent pas du tout. Nous montrons que pour construire une information utile – dans le cadre de la notion de service climatique –, il faut écouter les acteurs de terrain dans chaque secteur d'activité, prendre en compte leurs connaissances, leurs compétences, identifier avec eux les informations climatiques pertinentes. En effet, elles ne sont pas les mêmes si l'on est semencier et que l'on fait des sélections pour des espèces cultivées à long terme, ou si l'on a des questions sur le calendrier des pratiques quotidiennes ou des questions sur la gestion de l'eau.

C'est quelque chose qui monte en puissance, et le chapitre 10 du rapport reflète la manière dont on peut construire une information climatique mêlant ceux qui comprennent les outils, les méthodes et les limites des sciences du climat, et les acteurs de chaque secteur d'activité, de façon à leur fournir l'information qui leur sera la plus utile pour limiter les risques, réduire les expositions, les vulnérabilités, les pertes et les dommages liés à un climat qui change. Pour moi, c'est ce qui est sous-jacent au thème des stratégies d'adaptation.

Le sujet de la répartition des efforts entre les pays est une question de fond, que notre rapport n'évoque pas. Le rapport du groupe n° 3 le fera de manière très détaillée avec les responsabilités historiques, les émissions par personne aujourd'hui, les émissions liées au commerce international, etc. de façon à avoir une cartographie des tendances récentes. La réflexion doit aussi s'intéresser à la faisabilité des efforts, pas seulement au niveau mondial mais dans chaque secteur d'activité. Où sont les potentiels technologiques ? Où sont les potentiels par rapport à la maîtrise de la demande ? Où sont les potentiels sur les organisations sociales, sur le secteur de la finance, sur le cadre institutionnel à différents niveaux ? Ce n'est pas seulement le niveau international qui compte, cela peut être le niveau territorial également.

Chaque option d'action doit intégrer une analyse de sa faisabilité. Nous regardons cela du point de vue du climat et il y a des dimensions environnementales, technologiques, économiques, institutionnelles ; au-delà des coûts, il y a la dimension socioculturelle, importante en termes d'acceptation. Dans nos évaluations, on montre à quel point il est important de considérer l'action pour le climat, non pas à part, mais intégrée dans une réflexion d'ensemble et en prenant en compte les bénéfices annexes dans d'autres dimensions – nous en avons parlé pour la qualité de l'air, mais ce n'est pas l'unique cas de figure.

À mes yeux, ce n'est pas donner à ceux qui n'en ont pas l'accès à une énergie bas carbone pour leur permettre de vivre décemment qui va poser le moindre problème en termes d'émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ce qui pèse le plus, ce sont les émissions de ceux qui sont les plus aisés, dont une partie peuvent être perçues comme largement superflues car liées à certains styles de vie qui ne consistent pas simplement à vivre décemment. Le dernier rapport du Haut Conseil pour le climat a mis l'accent sur l'importance de l'empreinte carbone de la France. Les émissions résultant des activités conduites sur le territoire national sont plutôt basses, assez proches de la moyenne mondiale. Mais si l'on prend en compte les importations nettes, l'empreinte carbone est quasiment double du fait de l'importation de nombreux biens manufacturés depuis des pays qui utilisent notamment du charbon. Le Haut Conseil pour le climat recense les nombreux leviers qui existent à l'échelle française et à l'échelle européenne pour agir sur le commerce international, sur les chaînes de valeur, sur le cadre réglementaire, pour enclencher des changements auprès des fournisseurs. L'échelle française est un peu réduite, mais l'échelle européenne compte, puisque l'Europe est le troisième émetteur mondial, je crois, à ce jour.

Une question portait sur les prochaines étapes. Mon mandat expirera six mois après le rapport de synthèse dont la publication est prévue en septembre 2022. Il fera la synthèse des rapports de chaque groupe de travail et des trois rapports spéciaux sur les terres, l'océan et les glaces, et le 1,5°C que nous avons rendus les années précédentes. Pour le prochain cycle d'évaluation, le septième cycle, il y a encore des questions ouvertes. Au regard des progrès des sciences du climat, le pas de temps de huit ans était plus large que le précédent, ce qui a permis de refléter les progrès considérables de nos connaissances et d'en dégager les limites, ce qui est important pour les recherches à venir. Les représentants des États font pression pour raccourcir les cycles et les aligner avec l'inventaire global de l'accord de Paris sur le climat, donc tous les cinq ans. Je comprends le besoin de disposer d'un point des connaissances qui viendrait en appui du suivi des mécanismes de l'accord de Paris sur le climat. Mais je soulève un point de vigilance ou de préoccupation, à titre personnel, quant à la motivation de chercheurs de haut vol pour faire des travaux dans un cadre très contraint, alors que nous avons actuellement quelque chose de très ouvert. Enfin, il a déjà été décidé que le prochain rapport spécial portera sur les enjeux croisés entre changement climatique et ville, compte tenu des multiples interactions qu'on y discerne.

Pour ce qui concerne la physique du climat, des réflexions et des consultations avec le programme mondial de recherche sur le climat vont être lancées afin de dégager les thématiques, les pistes à creuser pour produire les connaissances nouvelles qui permettront d'alimenter les prochaines évaluations qui en dépendent.

En matière de montée des eaux, les informations évaluées par le GIEC, qui mobilisent des outils à grande échelle, ne suffisent pas. En France, certains acteurs développent des recherches complémentaires tant dans les organismes de recherche (je souligne en particulier le rôle du BRGM) que dans les universités, en particulier sur le littoral, par exemple à La Rochelle. Ces recherches vont compléter les estimations à grande échelle par un travail sur la géomorphologie locale côtière, qui est importante pour évaluer les implications de la montée du niveau des mers sur les littoraux.

Notre rapport conclut qu'il y aura un recul important des côtes sableuses du fait de la montée graduelle du niveau des mers. Il souligne que les extrêmes de haut niveau marin, quand se conjuguent une marée haute et une forte tempête, qui se produisaient dans le passé une fois par siècle, se produiront 20 à 30 fois plus fréquemment à l'horizon 2050, et tous les ans à l'horizon 2100, dans 60 à 80 % des sites de marégraphes. L'information que nous fournissons est pertinente pour conduire une analyse cohérente des conséquences propres à chaque morphologie côtière. Cependant, il ne faut pas s'appuyer uniquement sur les rapports du GIEC, qui font le point des connaissances passées, mais de renforcer les méthodes et les observations pour construire les connaissances les plus fines, en appui à la gestion locale du trait de côte. C'est un enjeu majeur. Je suis étonnée par la faiblesse de l'action publique, en France, en matière d'adaptation à un climat qui change, et tout particulièrement pour le littoral. Or les options de réponse sont multiples. Dans certains endroits où le foncier a une valeur très élevée, certains essaient de gagner sur la mer, mais cela pose la question de la préservation des écosystèmes côtiers. Certains ne peuvent que surélever un peu ce qui est stratégique en renforçant les systèmes d'alerte, pour être plus résilients en cas de submersion côtière. Ailleurs, il y peut y avoir des ouvrages en dur. Dans d'autres cas, on peut jouer avec la nature en protégeant, en restaurant ou en renforçant les écosystèmes côtiers – cela ne fonctionne pas si le rythme de montée du niveau des mers est très élevé. Il y a également la possibilité d'un repli planifié stratégique, assorti de processus de délibération démocratique. Ceci pose de nombreuses questions, très complexes, de justice sociale. Dans d'autres pays, on observe déjà des mouvements qui conduisent à ce que les catégories aisées se replient à l'intérieur des terres. Ne restent au ras de la mer, sur le littoral, que les plus démunis, qui ont une capacité de résilience ou d'adaptation très limitée. Cela ne peut qu'exacerber les risques et les inégalités. C'est un point majeur d'analyse des impacts et des risques d'un climat qui change.

J'ai évoqué brièvement les solutions fondées sur la nature. En premier lieu, le GIEC et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), son alter ego en matière de biodiversité, ont organisé un atelier de réflexion dont les conclusions ont été publiées en juin dernier. Il portait sur les interactions entre climat et biodiversité et sur la nécessité de porter une attention particulière à ne pas nuire à la biodiversité quand on essaie d'agir au bénéfice du climat. Il faut pour cela intégrer ces deux objectifs dans l'analyse d'impact des différents projets et dans la prise de décision.

Sous l'angle du climat à proprement parler, la première dimension est bien sûr le stockage du carbone par des phénomènes naturels. À l'échelle mondiale, la végétation absorbe chaque année environ 31 % des émissions de CO2. La capacité à stocker du carbone est contrainte : elle dépend de la disponibilité en eau et en nutriments. Le puits de carbone terrestre « sol-végétation » est celui qui, dans nos évaluations actuelles et futures, est associé à l'incertitude la plus large. Le puits de carbone océanique absorbe à peu près 23 % des émissions. Au total, la végétation, l'océan et les sols absorbent autour de 54 % des émissions annuelles de CO2. Cette proportion est à peu près stable depuis six décennies, mais le chapitre sur l'océan fait état de certains signes de processus internes à l'océan qui pourraient commencer à limiter sa capacité de stockage. Les modèles disponibles aujourd'hui montrent que si l'on émet plus de CO2 dans l'atmosphère, ces puits de carbone augmentent, mais si l'on continue à émettre toujours plus de gaz à effet de serre, leur efficacité relative diminue, réduisant de ce fait leur part dans les quantités absorbées. Je précise que ce résultat intègre le fait que les sols gelés de la zone arctique vont dégeler, le fait qu'il y aura des sécheresses, donc un stress hydrique plus important, dans certaines régions, le fait qu'il existe des aléas liés aux incendies de forêt, qui ne dépendent pas que du climat mais aussi de la gestion locale du risque d'incendie, de la biomasse, de la gestion locale des terres, etc. Il est très important de souligner que la capacité des puits de carbone n'est pas infinie. Par exemple, dans un climat qui se réchauffe, il se produit dans les sols une respiration microbienne plus forte, qui dégrade la matière organique présente dans les sols.

De tout ceci il faut retenir l'importance des puits de carbone terrestres et océaniques, sans oublier celle des écosystèmes côtiers, l'enjeu qui s'attache à la préservation de leur fonctionnalité, mais les limites de leur capacité à absorber le CO2.

Le couvert végétal et le mode d'utilisation des terres peuvent aussi avoir un effet sur le climat local ou régional. Puisque l'on va vers des extrêmes chauds plus fréquents, plus intenses, il est intéressant de favoriser un couvert végétal qui contribue à limiter l'absorption du rayonnement solaire et qui aide à l'évapotranspiration. Ceci permet de limiter l'échauffement des sols et pourrait être vu comme une stratégie d'adaptation qui pourrait être utilisée autour de certaines villes ou pour certaines cultures.

Monsieur Longuet a mentionné le côté humain du GIEC. On essaye de valoriser le rôle des différents auteurs. Jean Jouzel, qui était vice-président du groupe n° 1, a consacré beaucoup de temps par le passé à communiquer sur les rapports du GIEC. Je note aussi votre analyse des défis en matière de communication, sachant que quand on essaie de transmettre des éléments scientifiques, on entend divers discours en réponse. Dans le passé, il y avait parfois des discours de déni. On les entend moins aujourd'hui parce que les faits sont là, ils sont clairement établis, et chacun peut les observer dans son quotidien. On voit émerger des discours d'inaction plus insidieux : ils voudraient trouver des politiques « parfaites », ils pointent du doigt d'autres secteurs ou d'autres pays, ils appellent à baisser les bras parce que le défi serait trop grand, etc. Cela a été cartographié, et une revue scientifique britannique a d'ailleurs publié une analyse très intéressante sur les douze grands discours de l'inaction. Il est intéressant pour vous de les connaître et de les comprendre, pour mieux saisir quels sont les discours tenus autour de vous. Parce que le potentiel d'action est là – c'est en fait le point que je voulais souligner.

Si l'on regarde où l'on en était en 1990, nous avions des connaissances imparfaites, des conclusions prudentes, des modèles dont on savait qu'ils étaient rudimentaires. Si l'on regarde où l'on en est maintenant, si l'on se fonde sur le forçage radiatif tel qu'il a eu lieu, le réchauffement observé et l'ensemble de ses conséquences ont été correctement anticipés dès les années 1990. Ce n'est pas une surprise pour la communauté scientifique. Le rapport du GIEC de 2012 qui portait sur les événements extrêmes avait pointé du doigt les liens directs entre certains événements extrêmes et le niveau de réchauffement. Il a motivé de très nombreux travaux et le développement de méthodes variées, qui ont nourri notre évaluation actuelle.

Ce qui a changé, c'est le fait qu'en 1990 le réchauffement était perçu comme quelque chose qui pouvait concerner les générations futures et des régions lointaines. On voit bien aujourd'hui que nous sommes tous concernés, partout, et que même les régions du monde les plus aisées ne sont pas prêtes à faire face à la variabilité du climat. C'était flagrant cet été. Cela pose aussi la question de notre capacité à faire en sorte que l'information scientifique soit utilisée en appui de la prise de décision. Dans de nombreuses analyses de risques, par exemple pour le dimensionnement d'ouvrages hydrauliques, encore aujourd'hui, on regarde dans le rétroviseur, c'est-à-dire qu'on regarde le record de pluie d'il y a 30 ou 100 ans, on réfléchit à climat constant et on n'intègre pas les connaissances actuelles, on ne sollicite pas la communauté scientifique française qui est pourtant très performante dans ce domaine. Je pense qu'il y a une certaine prise de conscience, mais que l'on n'est pas encore arrivé au point où ces connaissances sont utilisées comme elles pourraient l'être pour maîtriser les risques liés au climat.

Certaines questions portaient sur les cultures, sur la photosynthèse. Je pense y avoir en partie répondu. La question de fond, c'est la durabilité des puits terrestres. Un arbre pousse, il stocke du carbone dont une partie va entrer dans les sols. Certaines forêts primaires ont une capacité spéciale à stocker du carbone et à le fixer dans leurs sols très particulière. Si l'on coupe l'arbre et qu'on le brûle, le carbone stocké dans l'arbre repart dans l'atmosphère dans le meilleur des cas, mais si le sol est érodé, on va perdre cette capacité – dans certains cas, une partie de ce qui est stocké dans le sol va également rejoindre l'atmosphère. Les pratiques agricoles visant à stocker du carbone dans les sols montrent un potentiel. On manque d'observations suivies dans la durée mais c'est quelque chose qui mérite l'attention. La question du caractère éphémère ou durable se pose cependant. Comment s'engager, par exemple au-delà d'une vie professionnelle, sur un usage pérenne de ces sols pour stocker du carbone ? C'est un point de vigilance particulier.

Dans certaines régions du monde, une partie du défrichage n'est pas liée aux besoins des populations locales, mais à une pression des marchés mondiaux pour des exportations tirées par les besoins d'autres secteurs d'activité. Par exemple, en France, l'approvisionnement de certains types d'élevage en protéines végétales provient notamment du Brésil, suite à des accords internationaux conclus dans les années 1970. Lorsqu'on ajoute à ce type de demande pour l'élevage celle de pays émergents où la consommation de viande augmente, par exemple quand une politique délibérée vise à motiver les gens à manger davantage de viande, comme cela a été fait dans l'après-guerre en France, cela exerce une pression croissante au défrichement, souvent au détriment des populations locales.

Le rapport sur les terres souligne les enjeux de la gestion durable des terres. On pense au développement de l'agroforesterie, à l'intensification soutenable. Ce sont de vrais défis, qui peuvent présenter des bénéfices importants pour le climat, pour l'agriculture et pour la conservation des sols.

Monsieur le président, vous aviez beaucoup de questions… Le bureau du GIEC compte 34 membres. Les candidatures sont proposées par les États et font l'objet d'un vote avec des quotas par grande région du monde. Le président du GIEC est actuellement Hoesung Lee, économiste sud-coréen. Il est entouré de trois vice-présidents. Pour chaque groupe de travail, il y a deux coprésidents et sept vice-présidents. J'ai donc travaillé en duo avec mon collègue de l'organisation météorologique chinoise Panmao Zhai. Enfin, j'ai mentionné le groupe qui travaille sur les inventaires d'émissions.

Chaque rapport est le résultat d'un processus de co-construction. On écoute les suggestions, les attentes des représentants des États membres du GIEC et des organisations ayant le statut d'observateur, qui sont des organisations professionnelles internationales, des programmes de recherche internationaux, etc. C'est le volet « quels sont les besoins d'information ? ». Nous faisons aussi une veille sur les évolutions des connaissances qu'on souhaite refléter dans les rapports. Pendant une semaine, une centaine de participants font un brainstorming pour définir la structure de chaque rapport. Celle du dernier rapport du groupe n° 1 a changé complètement par rapport au précédent. Elle est approuvée par les représentants des États. Cette structure contient des titres et des mots-clés, qui nous permettent d'identifier l'expertise nécessaire.

Un appel à auteurs est ensuite lancé. Les organisations observatrices, les programmes internationaux de recherche, les représentants des Etats et le bureau du GIEC, dont je fais partie, peuvent faire des propositions. La sélection des auteurs est un travail de dentelle. Pour ce rapport, il y a eu 1 000 candidatures d'excellente qualité. Il faut trouver l'expertise dont nous avons besoin. J'ai été particulièrement attentive à ce que deux tiers des auteurs choisis n'aient pas participé à une précédente évaluation des rapports du GIEC. J'ai également été particulièrement attentive à mêler des chercheurs seniors, qui ont une vision assez large, et des jeunes chercheurs en pointe sur le progrès des connaissances dans des thématiques jugées critiques pour l'évaluation.

Nous veillons également à la diversité de compétences, en termes d'expertise mais aussi en termes d'auteurs. L'évolution de la communauté des sciences du climat se reflète dans le rapport. Le panel d'auteurs comporte maintenant environ 30 % de femmes. En termes géographiques, les pays riches, occidentaux, avaient initialement une place prédominante, essentiellement parce qu'ils avaient beaucoup investi dans les réseaux d'observation, l'observation depuis l'espace, le travail sur les climats passés, le travail de modélisation, le travail théorique, etc. Mais dans les années 1990, des communautés scientifiques extrêmement solides ont émergé de façon spectaculaire dans tous les pays d'Asie et en Amérique du Sud. Cela commence aussi à avancer très fortement en Afrique, même s'il y a un besoin très net de moyens et de centres d'excellence. C'est quelque chose qui fait défaut aux chercheurs en sciences fondamentales du climat en Afrique.

Par échanges successifs sur des fichiers informatiques puis lors de deux jours de réunion, les sept vice-présidents du groupe, le coprésident et moi avons défini les auteurs du groupe n° 1 par consensus.

J'ai été très attentive à l'éthique de publication. Lorsque certaines personnes, pour des raisons diverses, ne contribuaient pas, nous faisions un suivi régulier et nous les invitions à identifier des remplaçants, si nécessaire. L'objectif était que les gens qui signent le rapport aient réellement contribué à l'évaluation de ce rapport. La procédure manque un peu de clarté sur ce point-là, mais je pense que nous avons fait les choses très sérieusement.

Rétrospectivement, quoi de neuf ? Le résumé technique fait état, sur deux pages, des avancées majeures vis-à-vis du rapport de 2013 et des rapports spéciaux de 2018-2019. C'est un choix délibéré de mettre certains points en avant. Si je dois en souligner quelques-uns :

- un bouclage du bilan de montée du niveau des mers et du bilan d'énergie de la Terre, et leur lien ;

- une réduction de la plage d'incertitude sur la sensibilité du climat, avec des avancées majeures sur les rétroactions nuageuses ;

- des avancées spectaculaires sur la compréhension des limites des modèles de climat à grande échelle par rapport à des analyses à plus haute résolution sur certains processus océaniques ;

- des progrès considérables sur la compréhension de la manière dont on construit une information climatique fiable à l'échelle régionale.

Je dois souligner aussi le fait d'aborder d'une manière formalisée les événements à faible probabilité d'occurrence, mais potentiellement à très fort impact. On voit une attente très forte de la société, exprimée à de nombreuses reprises dans les relectures de nos rapports, sur des notions comme le « point de bascule ». Sur ces sujets-là, nos connaissances restent en fait limitées. On ne connaît pas la fiabilité de nos modèles dans ces cas de figure et l'on ne peut pas extrapoler des variations passées dans des conditions différentes. Nous avons donc développé une méthode pour refléter clairement l'état des connaissances, y compris les incertitudes profondes. J'en ai souligné certaines, mais il faut mettre l'accent sur le rôle de l'Océan austral près de l'Antarctique, l'évolution de la banquise près de l'Antarctique, l'évolution de certains secteurs de l'Antarctique. La compréhension des processus est très limitée par le manque d'observations sur le long terme et c'est un sujet qui va demander des efforts. C'est important au niveau planétaire, car l'Océan austral absorbe 45 % de la chaleur qui entre dans l'océan.

Un cadre sémantique a été formalisé pour aborder l'incertitude, le degré de confiance, l'approche probabiliste. Il fonctionne bien, mais il suppose des auteurs un réel apprentissage. Ce n'est pas quelque chose que l'on fait couramment dans le travail de recherche scientifique. Il faut prendre de la distance et cela marque vraiment la différence entre faire une revue et faire une évaluation de l'état des connaissances.

Nous avons développé des méthodes inclusives et participatives pour que, dans un groupe de chercheurs divers, venant de toutes les régions du monde, tous puissent s'écouter, se respecter, discuter des éléments de fond et converger vers leur évaluation collective. Nous nous sommes appuyés sur des consultantes canadiennes. On a beau mettre des chercheurs brillants autour de la table, ceux qui parlent avec une voix aiguë, une jeune femme, ceux qui ont un accent un peu fort en anglais etc. seront peut-être moins entendus que ceux qui ont beaucoup d'aplomb et l'habitude des brainstormings anglo-saxons. Le fait de mettre en place ces pratiques, de creuser ensemble, de trouver les méthodes pour délibérer sur les éléments de connaissance et parvenir à un consensus scientifique, tout ceci donne de la valeur ajoutée aux travaux du GIEC et motive les chercheurs à y participer. Cela permet de prendre du recul sur l'état des connaissances au-delà de son propre domaine de recherche. Par ailleurs, avoir fait cet effort sur les pratiques participatives et inclusives nous a permis de tenir le cap malgré la pandémie. Nous sommes passés entièrement au travail à distance. C'est beaucoup plus long, cela demande de travailler en dehors des heures habituelles, mais cela a fonctionné.

Les facteurs limitants de la recherche sur le climat ne sont pas seulement les observations, mais aussi la disponibilité en accès libre des données d'observation ou la digitalisation d'observations existantes, en particulier pour les mesures les plus détaillées, les mesures horaires, les phénomènes extrêmes. Ce sont des choses qui peuvent être importantes. La pérennité des réseaux d'observation est également un facteur sensible. Un satellite ne reste pas indéfiniment dans l'espace, et si l'on attend qu'il soit retombé avant de lancer le suivant, on perd la continuité des mesures. Dans la communauté scientifique, il y a en permanence de vives inquiétudes sur la pérennité du réseau d'observation de l'océan profond depuis l'espace, qui a été une source de progrès considérable. Cela fait partie des points de vigilance.

On voit les bénéfices de la recherche de base sur le climat à long terme pour la compréhension des processus. Le progrès ne vient pas d'une personne dans un labo avec une idée géniale à un moment donné, il vient d'un travail de fond effectué dans une communauté structurante. En France, dans les années 1980, la création de l'Institut national des sciences de l'Univers du CNRS a permis d'obtenir une masse critique pour la communauté de recherche française en sciences du climat. D'autres pays ont fait un choix similaire, mais certains pays en développement ont de vraies difficultés à soutenir suffisamment la recherche fondamentale.

Enfin, il faut réfléchir au travail que représentent les programmes d'intercomparaison de modèles de climat. Toutes les équipes qui développent des modèles de climat – il y en a deux en France – participent à des exercices mondiaux d'intercomparaison qui permettent de montrer et de comprendre les limites de chaque modèle et de dégager des conclusions robustes. Ce travail est considérable. Il génère des quantités colossales de données qui ouvrent des potentiels d'application très vastes. Cependant il faut s'interroger sur le poids que cela exerce sur la communauté scientifique, au détriment d'une recherche libre, créatrice qui pourrait repousser d'une autre manière les frontières des connaissances. Je pense que cela mériterait d'être creusé.

Je vais décrire plus précisément la façon de déterminer une température moyenne à la surface de la Terre. Tout part d'un réseau d'observation, avec des stations dont certaines changent. On commence par s'affranchir des effets d'îlot de chaleur urbain et l'on mesure de manière standardisée à l'extérieur des villes. On sait le faire depuis très longtemps. Dans chaque station, on va travailler en anomalie par rapport à une période de référence, pour ne pas être biaisé par l'évolution de la distribution géographique du réseau d'observation. On harmonise les observations quand il y a des changements de pratiques. C'est par exemple le cas pour la mesure de la température de surface des mers, pour laquelle on dispose aujourd'hui d'une nouvelle méthode bien meilleure que les précédentes. Pour un mois donné, on va donc obtenir une évaluation de l'anomalie de température à la surface de la Terre. On va ensuite mailler les observations disponibles avec des questions qui sont liées aux endroits où l'on manque d'observations.

À cet égard, des progrès ont été faits récemment sur la base de ce qu'on appelle des ré-analyses atmosphériques. Cela consiste à mobiliser un modèle atmosphérique de prévision du temps et à rejouer rétrospectivement la prévision en y intégrant toutes les données d'observation disponibles au sol et par satellite. Cela donne à chaque moment le meilleur état de l'atmosphère compatible avec toutes les observations. Ces ré-analyses jouent un rôle clé pour comprendre les biais des estimations de la température moyenne planétaire ; par exemple, il y a peu de stations de mesure dans l'Arctique, qui est l'une des zones qui se réchauffe le plus. On peut ré-échantillonner les lieux d'observation et comprendre, en fonction des distributions de stations, les éventuels biais et les quantifier.

Je ne sais pas si j'ai répondu à la question, mais j'ai essayé de décrire ce qu'est une évaluation de la température moyenne à la surface de la Terre.

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