Intervention de Bruno Lina

Réunion du jeudi 3 février 2022 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bruno Lina, professeur de virologie au CHU de Lyon et membre du Conseil scientifique Covid-19 :

– Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, je vais essayer de vous proposer une présentation complémentaire des précédentes et je ne pourrai malheureusement pas vous rassurer au-delà de ce qu'il sera possible d'expliquer.

Je suis virologue et je vais donc parler du virus et de son évolution, notamment des conséquences de l'évolution moléculaire sur la biologie du virus, dans la mesure où ceci conditionne l'évolution de son pouvoir pathogène. La partie du virus la plus surveillée est, comme ceci a été dit précédemment, la protéine de spicule, qui est à la surface du virus et joue un rôle clé dans l'infection et son contrôle. C'est en effet grâce à cette protéine que le virus entre dans la cellule. On peut dire qu'avec Omicron, il est actuellement en train d'explorer différentes voies d'entrée dans les cellules : là réside probablement la différence entre la biologie d'Omicron et celle des autres virus. Cette protéine est la cible essentielle de la réponse immunitaire, aussi bien humorale que cellulaire. Ceci montre combien il est important de disposer d'une connaissance des phénomènes qui l'entourent.

Le virus a considérablement évolué depuis son émergence. La première apparition d'un variant a été passée relativement sous silence parce que l'on ne connaissait pas très bien la biologie du virus. Sa protéine de spicule est un trimère, présent à raison d'environ une trentaine de molécules à la surface de chaque virus et qui interagit avec le récepteur cellulaire ACE2. Il existe entre les deux un domaine d'interaction, appelé « receptor binding domain » ou RBD, structure très importante pour faciliter l'attachement du virus. Or dans la version initiale de la molécule de spicule, le RBD était replié à l'intérieur de la molécule et n'était que très rarement mis en position haute, qui permet l'attachement au récepteur. La première modification sur la molécule de spicule, qui a eu lieu en février 2020, a concerné un acide aminé qui a été modifié en position 614 : ceci a permis à la partie RBD de la protéine spike de se présenter plus facilement en position haute et entraîné une ouverture de l'ensemble du trimère, permettant à ses trois RBD de se présenter en position haute. Cette première modification a montré le chemin qu'allait suivre le virus, consistant à augmenter progressivement la capacité d'attachement par la libération de cette partie spécifique de la molécule.

Vous avez déjà de nombreuses informations sur la séquence des variants. Il est très intéressant de voir que ces variants ont émergé à l'échelle mondiale à des moments assez proches et avec certaines similarités évolutives à l'origine de capacités partagées, alors même qu'ils étaient apparus à des endroits différents. La capacité partagée la plus importante ne concerne pas tant la virulence que la transmissibilité. Le schéma suivant montre le taux de reproduction des différents variants identifiés au fil du temps, en mettant en évidence les variants Beta, Alpha, Gamma et Delta, selon la dénomination que les virologues utilisent. Il montre que chaque fois que ces variants sont apparus, l'élément moteur a été essentiellement la capacité de transmission. Ainsi, le variant Beta avait un R effectif supérieur de 60 % à celui du virus initial. Progressivement, les virus émergents ont donc été de plus en plus transmissibles. Ceci s'explique en partie par des modifications intervenues dans la protéine de spicule, en particulier dans le receptor binding domain.

Je reviens sur l'évolution du RBD. Il est en effet important de regarder dans la molécule de spicule la zone qui interagit avec le récepteur ACE2. Toutes les parties colorées en vert sont en interaction avec le récepteur pour permettre l'attachement du virus. Pour les variants Alpha et Beta, on observe que la mutation en position 501, lorsqu'on l'analyse au regard de l'affinité vis-à-vis du récepteur, permet d'augmenter de façon très significative la capacité d'attachement. Du point de vue du virus, ceci permet au RBD d'être plus affin au récepteur ACE2, comme si l'aimant entre les deux était plus puissant.

Certaines évolutions, observées dans d'autres variants, ont plutôt tendance à réduire l'affinité. Ainsi, l'une des modifications du virus Beta, en position 417, entraîne normalement une réduction d'affinité lorsqu'elle est isolée ; mais lorsqu'elle est combinée à deux autres mutations, son impact est atténué et l'attachement est malgré tout très fort.

Dans le variant Delta, le RBD diffère par l'ajout de deux acides aminés qui ne participaient pas auparavant à l'attachement. Ces mutations ont permis une augmentation de la surface d'interaction entre le récepteur ACE2 et le RBD, donc une augmentation du potentiel d'attachement à ACE2.

C'est avec des mécanismes de ce type que les variants ont progressivement accru leur affinité.

Puis Omicron a émergé. Sa mécanique de diffusion s'est avérée extrêmement performante. En effet, l'étude du taux de remplacement des variants circulant dans le monde montre la rapidité avec laquelle Omicron a supplanté les autres variants, ce qui témoigne du fait qu'il a un avantage considérable. Cet avantage résulte en partie d'une augmentation de la transmission : Omicron a une capacité d'affinité sur le récepteur ACE2 nettement supérieure à celle des autres variants. Les changements intervenus à la surface du virus sont considérables. L'une des combinaisons est extrêmement importante : il s'agit de la combinaison des mutations 498 et 501. La mutation 498 avait été identifiée comme un marqueur de perte d'affinité avec le récepteur. Mais dans un contexte d'évolution dit « épistasique » – c'est-à-dire où des modifications intervenant à différents endroits du génome conduisent à ce que l'expression d'un gène masque celle d'un autre gène, ce qui entraîne la modification des protéines fabriquées par la cellule –, l'introduction dans le processus évolutif de la mutation 501, puis de la mutation 498 permet d'observer qu'au lieu que cette dernière devienne délétère, elle procure un avantage. Cette temporalité d'apparition des mutations permet la sélection d'un certain nombre de variants susceptibles d'avoir des affinités, des capacités biologiques modifiées. Ceci correspond très précisément aux observations effectuées sur Omicron.

Je rappelle que dans le virus de la souche initiale, le RBD était replié dans une poche, qui a été partiellement ouverte du fait de la mutation intervenue très précocement en position 614. Chez Omicron, trois mutations survenues sur la partie latérale de la molécule ont entraîné le glissement d'une partie d'une hélice alpha qui favorisait le blocage en version basse du RBD ; ceci a favorisé le passage du récepteur en position haute. Aujourd'hui, on sait que les molécules spike du variant Omicron sont spontanément en position haute, ce qui augmente l'affinité du virus au récepteur ACE2 et potentiellement sa capacité à utiliser d'autres récepteurs que ACE2.

En termes évolutifs, l'ensemble des descendants d'Omicron présentent cette caractéristique. L'arbre phylogénétique des virus qui est actuellement projeté propose une représentation différente de celles montrées précédemment et reprend les quelque 7 millions de séquences disponibles aujourd'hui dans la base de données ouverte GISAID, qui sert de support à la compréhension de l'évolution des virus. Il montre que la racine d'émergence du variant Omicron se trouve bien sur les virus initiaux, tandis que la racine d'émergence de BA.2 se trouve sur le virus Omicron. Ainsi, en termes de potentiel évolutif, Omicron présente clairement un avantage biologique, réplicatif et d'échappement immunitaire, mais est aussi capable de générer de la descendance.

Je vais à présent essayer d'expliquer le concept de distance antigénique. L'image projetée maintenant ressemble à une cible, dont le centre est occupé par le virus initial et correspond à la réponse immunitaire induite avec une vaccination utilisant la souche Wuhan ; lorsqu'on considère les variants apparus depuis, plus ils sont éloignés du centre, plus le niveau de protection obtenu avec la même vaccination est faible. Lorsque l'on positionne Omicron sur cette cartographie en deux dimensions, on observe que la distance antigénique, c'est-à-dire la quantité d'anticorps nécessaire pour assurer une neutralisation performante d'Omicron, nécessite des taux d'anticorps beaucoup plus élevés que pour neutraliser Delta ou Beta, qui était le virus le plus excentré avant l'apparition d'Omicron. Il est intéressant de voir que cette distance est potentiellement le point d'émergence de la nouvelle racine évolutive du virus. La question qui se pose aujourd'hui est donc celle de savoir si l'évolution des virus se fera désormais à partir de l'émergence qui a donné naissance à Omicron. Malheureusement, il est très compliqué, pour des raisons tenant au mode de culture des virus, de placer le BA.2 dans cette cartographie et de savoir s'il est encore plus excentré ou s'il reste à proximité de la souche Omicron actuelle. L'ensemble des autres variants est placé de façon assez concentrique autour du virus initial. Il n'y avait jusqu'à présent pas vraiment eu de pas évolutif pouvant conduire à l'apparition de « variants de variants ».

Le second concept qu'il est important d'appréhender est ce que les Anglais qualifient d'« antibody landscape ». Il s'agit d'ajouter à la cartographie présentée précédemment une troisième dimension correspondant à la capacité de neutralisation du virus par le taux d'anticorps moyen présent chez un sujet vacciné un mois après avoir reçu deux ou trois doses d'ARN messager. Lorsque l'on effectue la moyenne de sept études publiées et que l'on observe à la verticale du point représentant Omicron, il apparaît clairement que deux doses d'ARN messager ne protègent pas, ce qui est très cohérent au regard de la distance antigénique existant avec le virus initial. Par contre, un mois après la vaccination à trois doses d'ARN messager, on voit que les taux d'anticorps restent protecteurs. Cette couverture en anticorps permet de protéger des formes graves, mais non de la transmissibilité. En effet, pour contrôler la transmissibilité, il faudrait avoir essentiellement des IgA sécrétoires.

Pour conclure, la crise de la Covid-19 est sans précédent dans le monde de la virologie moderne et elle illustre de façon extrêmement riche le potentiel évolutif d'un virus dans un contexte de pandémie. Les scientifiques avaient jusqu'ici une connaissance très parcellaire de l'évolution des coronavirus ; elle s'est considérablement renforcée à la faveur de cette crise. Il existe désormais des données, relativement récentes, sur les coronavirus saisonniers. Il apparaît que l'évolution des virus est due, en début de pandémie, d'une part, à des modifications sélectionnées de caractéristiques importantes pour la biologie du virus, phénomène que j'ai décrit lorsque j'ai évoqué la co-évolution épistasique d'un certain nombre de positions moléculaires sur le génome viral, d'autre part, à la capacité d'échappement à la pression immunitaire. En période post-pandémique, lorsque le virus se saisonnalisera, son évolution sera essentiellement pilotée par la sélection de variants d'échappement immunitaire.

Je me garderai bien de prédire ce que va devenir le SARS-CoV-2. Il est néanmoins certain qu'il va se maintenir dans la population : nous serons exposés à ce virus durant des dizaines et des dizaines d'années. Nous ignorons en revanche quand s'effectuera la bascule du mode pandémique vers le mode endémique.

Le virus conserve un potentiel évolutif extrêmement important. Le premier facteur est sa capacité à connaître une dérive antigénique, favorisée à la fois par la diversité intra-hôte – il faudra donc surveiller la situation des personnes immunodéprimées – et la diversité inter-hôte – ce qui nécessitera une surveillance internationale. Comme les autres coronavirus, le SARS-CoV-2 dispose d'un potentiel de recombinaison extrêmement important. Divers betacoronavirus circulent chez l'homme : on pense notamment au OC43, avec lequel une recombinaison du SARS-CoV-2 est possible, ce qui pourrait conférer à ce dernier un pas évolutif supplémentaire. J'insiste enfin sur le risque de rétrozoonose. On sait en effet que ce virus a contaminé des animaux, chez lesquels il peut évoluer avant de revenir chez l'homme ; il peut y acquérir des caractéristiques qu'il n'aurait pas pu acquérir chez un hôte humain et qui pourraient lui conférer un avantage d'affinité ou de dangerosité. J'ajoute que ces trois risques peuvent se combiner. Il convient donc d'être extrêmement vigilant dans la surveillance de tous ces virus.

Je termine cet exposé en remerciant mon équipe, grâce à laquelle j'ai pu présenter toutes ces données.

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