– Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés et sénateurs, merci de m'avoir invitée à cette table ronde. Je suis médecin épidémiologiste, professeure à l'École des Hautes études en santé publique et affiliée à l'Institut Pasteur. Je suis aussi membre de la commission technique des vaccinations de la Haute autorité de santé (HAS), mais m'exprimerai ici uniquement à titre individuel. Je précise que je n'ai pas d'autre conflit d'intérêts.
Je vais exposer cinq aspects scientifiques qu'il me semble important de mentionner pour répondre à la question posée, dans une perspective de santé publique. Je n'ai pas préparé de diapositives, mais je pourrai si vous le souhaitez-vous transmettre les études sur lesquelles je me fonde.
Nous avons mené en novembre 2020, c'est-à-dire après le deuxième confinement, une étude sur les préférences (au sens économique du terme) de la population adulte. Il est apparu que la quasi-totalité des arbitrages hypothétiques faits par les participants de cet échantillon représentatif donnaient la préférence au fait d'éviter la saturation des hôpitaux, avec une position de référence consistant à prendre des mesures pour disposer de suffisamment de personnel de soins. En revanche, s'agissant des restrictions visant à éviter cette saturation (fermeture des espaces publics, école à la maison, auto-confinement des personnes à risque), les utilités relevées lors des arbitrages étaient dispersées autour de la valeur zéro et peu corrélées aux tranches d'âges ou aux groupes socio-économiques. Cette étude date de plus d'un an, mais ses résultats me semblent illustrer l'avantage que peut apporter la vaccination de façon générale, lorsqu'elle est acceptée par une grande partie de la population : elle évite d'avoir à faire des arbitrages entre des mesures pour lesquelles aucun consensus ne se dégage dans la population sur le plan des préférences économiques.
Le deuxième point concerne les connaissances sur les vaccins. Selon des estimations anglaises récentes, tous les vaccins contre la Covid-19 utilisés en France au cours des derniers mois réduisent autant le risque d'hospitalisation en cas d'infection à Omicron qu'en cas d'infection à Delta. Même en l'absence de rappel, la réduction du risque persiste à 70 ou 75 %, ce qui est un bon niveau. Je rappelle ces données car on a souvent entendu dire que les vaccins perdaient leur efficacité au fil du temps et avec Omicron. Ces chiffres indiquent que l'on peut faire confiance à la protection contre les formes sévères apportée par les différents vaccins, même avec l'émergence des variants actuellement observés. Le rappel réduit le risque d'être infecté et permet une efficacité de 75 % à 100 %, ce qui est très important pour les personnes à partir de 50 ans et permet de réduire la force de la vague épidémique actuelle. Ce complément de protection pourrait toutefois ne pas perdurer ; nous manquons encore de données à ce sujet. La protection contre l'infection n'est pas au cœur de l'efficacité des vaccins, en général : la majorité des vaccins offrent en effet une protection contre la maladie, et l'impact sur l'infection et la transmission n'est observé qu'ultérieurement, lorsque leur usage se répand. Ceci n'est pas un problème dans la mesure où le fait d'éviter la maladie permet aussi d'éviter les symptômes qui facilitent la transmission du pathogène. Il existe néanmoins quelques exceptions, notamment le vaccin contre le papillomavirus, qui a pour objectif d'éviter l'infection, et à un moindre degré les vaccins conjugués contre les bactéries encapsulées responsables des méningites et des pneumonies (méningocoques et pneumocoques), ainsi que le vaccin contre la rougeole.
Peut-on, avec ces éléments, atteindre « l'immunité collective » ? Ce terme désigne une situation dans laquelle le pourcentage de la population protégée contre l'infection et la transmission est tel que le pathogène ne peut plus circuler. Or, dans le cas du SARS-CoV-2, ni la vaccination ni l'infection n'entraînent une protection parfaite et durable. Comme ce virus est par ailleurs très infectieux, le seuil d'immunité collective peut être estimé à 100 %, si bien qu'en fin de compte le concept même d'immunité collective ne s'applique pas à la Covid-19. Cibler l'élimination du virus est peu réaliste, en raison de l'existence de formes d'infection asymptomatiques donc sources de transmission, de l'interdépendance mondiale et éventuellement d'un réservoir animal. La vaccination et l'infection permettent toutefois d'atteindre dans la population une forte prévalence d'immunité individuelle contre la maladie sévère, ce qui permet de contrôler l'épidémie, avec un nombre d'hospitalisations limité dans la durée. Ceci permettra une transition vers une situation endémique, dont les modélisations présentées précédemment indiquaient qu'elle se produirait par vagues.
J'en arrive au troisième point de mon exposé, consacré à la stratégie vaccinale, entendue dans le sens de « schéma » et non de « mise en œuvre ». Cette stratégie sur le moyen et le long terme devra bien évidemment être fondée sur la preuve scientifique, mais aussi tenir compte de l'efficacité vaccinale contre les formes sévères et de la durée de cette efficacité, y compris contre les variants futurs, ainsi que du poids de la maladie par tranche d'âge. En effet, l'efficacité vaccinale, si elle est bonne dans toutes les tranches d'âge, ne peut à elle seule guider la stratégie. Il faut également prendre en considération les principes éthiques et l'acceptabilité du principe de protection indirecte consistant à cibler en priorité les sujets transmetteurs pour lesquels le bénéfice individuel de la vaccination est faible. Pour les futurs rappels, il faudra connaître la durée de protection apportée, l'intervalle souhaitable entre les doses et le moment optimal pour procéder à la vaccination – par exemple avant la saison hivernale ou une vague annoncée. Idéalement, il conviendrait aussi de graduer la force de la recommandation, en allant jusqu'à poser une obligation pour certaines personnes lorsque ceci est justifié.
Dans les programmes vaccinaux à visée de santé publique, on peut aussi décider de ne pas vacciner davantage, par exemple de ne pas utiliser un nouveau vaccin, de ne pas ajouter de rappels, de ne pas élargir à des groupes plus jeunes. Ceci arrive régulièrement. Les éléments à prendre en compte sont d'éventuels effets indésirables, le coût du vaccin et du programme de mise en œuvre, l'apparition d'autres priorités, notamment en termes de prévention et de promotion de la santé, mais aussi l'acceptabilité de la vaccination en général.
Ceci me conduit au quatrième point, concernant l'adhésion aux mesures. Une étude conduite en août 2021 sur un échantillon représentatif en population adulte a montré que parmi les individus qui n'avaient pas pour seule motivation à se faire vacciner la réponse à des contraintes ( pass sanitaire ou obligations professionnelles), lesquels représentaient deux tiers de la population, seuls 81 % indiquaient qu'ils accepteraient à nouveau le vaccin sur recommandation de leur médecin. En revanche, parmi les 20 % d'individus vaccinés principalement en raison d'une contrainte, 17 % disaient qu'ils accepteraient à nouveau le vaccin sur recommandation de leur médecin. Ces résultats illustrent bien le fait que l'adhésion à la vaccination n'est ni acquise, ni perdue. Il s'agit de décisions individuelles, dynamiques, pour lesquelles la santé publique doit œuvrer de façon permanente.
Les facteurs associés de façon indépendante à l'intention vaccinale et au fait de réfléchir à la vaccination au lieu de la refuser sont décrits dans la littérature scientifique. Leur nombre est compris entre cinq et sept, en fonction de la manière dont on se positionne. On y trouve notamment la conviction que le vaccin aura plus de bénéfices que de risques pour soi ; ceci apparaît comme un trait personnel, mais réagit probablement également à la communication que l'on reçoit. Y figure aussi la confiance dans le système, qui peut prendre la forme d'une confiance en termes de gestion de la crise par les autorités, mais aussi d'une relation avec l'employeur, d'un sentiment global de faire partie du système. Cette confiance est corrélée entre autres avec la perception d'une cohérence et d'une adéquation des mesures prises. Tout ceci suggère qu'il ne faut peut-être pas trop politiser la vaccination et, pour une partie au moins de la population, inscrire cela dans un contexte de décision partagée avec le médecin traitant. D'autres facteurs relèvent de l'environnement privé, comme la motivation pour le fait collectif ou la peur des effets indésirables.
Mon dernier point porte sur la question de savoir comment procéder en cas de nouvelles vagues – nous avons entendu qu'elles étaient possibles, voire probables, en fonction des saisons, des variants, etc. L'on peut supposer que la préférence continuerait à aller vers le fait de privilégier une non saturation des services de soins. Il faudra utiliser le savoir acquis jusqu'ici pour adopter des mesures graduées, dont les effets ont été estimés dans les modèles mathématiques : port du masque, télétravail, protocoles sanitaires, fermeture des sites où les mesures barrières ne peuvent pas être respectées, etc. Il s'agit d'éléments susceptibles d'être maintenus ou de revenir. Il faut préparer la population à cette éventualité.
Ceci peut également prendre la forme de tests de masse, c'est-à-dire de dépistage en l'absence de suspicion clinique : d'un point de vue épidémiologique, ceci me semble adéquat seulement s'il est explicitement accepté d'isoler de nombreuses personnes qui ne sont pas réellement infectées. Ceci renvoie au problème de la fréquence de faux positifs si la prévalence de l'infection dans la population ciblée par les tests est faible.
La réponse vaccinale est bien sûr une possibilité, avec une vaccination à large échelle, y compris dans les tranches d'âge plus jeunes afin de freiner la circulation virale. Toutefois, l'effet aura probablement une durée limitée et il conviendra d'expliquer clairement cette stratégie à la population.
En conclusion, il me semble important d'insister sur le fait que la communication doit toujours être cohérente et anticiper sur d'éventuelles futures incertitudes, mais aussi sur le besoin de revenir potentiellement sur certaines mesures dans l'avenir.