Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 17 février 2022 à 10h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, président de l'Office :

‑ Vos remarques ont abordé de nombreux thèmes.

Le premier concerne la grande difficulté à modifier les actions d'éducation sur le terrain ; je m'y suis aussi heurté dans le rapport produit avec Charles Torossian en février 2018. On peut changer les programmes, les directives, les instructions, etc., on gesticule en fait pour rien s'il n'y a pas de relais humain mobilisable sur le terrain pour organiser les formations, conseiller et inspecter.

Charles Torossian et moi nous sommes bien rendu compte que ce relais humain n'existe pas, que les actuels conseillers pédagogiques ne peuvent pas s'en charger et qu'il faut donc commencer par reconstituer un réseau de référents en mathématiques, donc en recruter. Nous pensions bien que ce serait long et frustrant, et ce le sera peut-être encore plus que ce que nous pensions. Ce travail indispensable avance cependant et je pense qu'il est à peu près aux trois quarts achevé maintenant.

Quand j'écoute Catherine Cesarsky, je ne peux m'empêcher de me rappeler que les enseignants de mathématiques qui m'ont le plus marqué, ceux auxquels je pense le plus lorsque je réfléchis à ma carrière et à ma vocation, sont ceux qui suivaient le moins le programme. Il ne faut surtout pas oublier cet aspect, le fait que le contact et la façon de faire de l'enseignant, son enthousiasme et sa fierté, comptent certainement plus que sa faculté à suivre des instructions.

Il faut pourtant agir sur tous les leviers. Parfois, les instructions venant d'en haut sont une tentative pour aller dans le sens de davantage de communication et d'enthousiasme chez l'enseignant. On est alors confronté à toutes les complications liées au pilotage de ce système complexe, autobloquant, qu'évoquait Didier Roux tout à l'heure avec beaucoup de talent.

Sur la culture scientifique, vous avez largement évoqué le fait que les grands débats, la remise en question de faits scientifiques et les contestations que l'on a vues sur les vaccins ne résultaient pas, en général, d'un défaut de culture mais d'un défaut de confiance. Des contestations ont d'ailleurs été émises par des personnalités on ne peut plus qualifiées. Beaucoup d'autres que moi ont fait la même expérience : les personnes résolument antivax de mon entourage, de ma famille élargie, sont des profils CSP+, qui appartiennent à un milieu éduqué, qui ont monté leur entreprise, qui ont une formation d'ingénieur, qui connaissent certaines disciplines scientifiques bien mieux que moi ; pour autant, ils se retrouvent résolument antivax. Ce n'est pas un problème de culture scientifique, c'est bien une question de confiance, en l'occurrence de confiance dans les institutions et de confiance dans le discours public.

L'Office a travaillé sur le fameux épisode du retrait d'AstraZeneca et sur la façon dont il fallait réagir aux alertes. L'analyse était très compliquée parce que cela ne se passait pas du tout dans un mode normal, où les instances scientifiques font une proposition, avec un rapport suivi de prises de décisions. Cela se passait dans une quasi-hystérie continuelle, où chaque étape se trouvait prisonnière d'un débat extraordinairement intense, complètement déséquilibré par le jeu médiatique, aussi bien numérique que classique. Il est très difficile d'arriver à faire fonctionner les institutions dans un tel contexte.

Lorsqu'en plus, comme c'est le cas sur le Covid et sur bien d'autres sujets, interviennent une myriade de conseils et d'institutions censés donner leur avis sur une partie de la stratégie, les choses sont encore plus compliquées. Nous-mêmes avons eu les plus grandes difficultés à comprendre quel conseil était actif, quel conseil avait été en lien avec tel autre, quel conseil avait disparu. Il y bien sûr le conseil scientifique Covid-19 et le comité analyse, recherche et expertise (conseil Care), mais il faut y ajouter le comité vaccins constitué autour de Marie-Paule Kieny, le conseil d'orientation de la stratégie vaccinale d'Alain Fischer et le conseil de citoyens tirés au sort, sans compter la Haute Autorité de Santé et son collège des usagers, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'Académie nationale de médecine et ses conseils toujours avisés, et deux ou trois autres institutions comme Santé publique France.

Chaque fois qu'une nuance apparaissait entre les uns et les autres, les médias se faisaient un malin plaisir de l'écarteler le plus possible ; on l'a vu à propos des divergences apparues sur la stratégie des masques et à propos des méthodes de décompte de la maladie. Des débats publics passionnés se sont déployés sur des points de détail montés en épingle. Tout ceci rend extraordinairement complexe la perception de l'état des connaissances et la décision politique.

Dans ce contexte, je rejoins tout à fait ce que disait Virginie Courtier-Orgogozo : ceci ne relève pas d'une perte de confiance en la démarche scientifique. En fait, dans ce genre de polémique, tout le monde se réclame de la démarche scientifique et c'est interprétation de chiffres contre interprétation de chiffres. En revanche, il peut y avoir une perte de confiance envers les institutions ou les acteurs scientifiques. Pour une part, c'est donc eux qui doivent parvenir à s'améliorer, à mieux communiquer et à mieux expliquer leur rôle, y compris celui de la fabrication du consensus scientifique.

Ce que disait Frédérick Bordry tout à l'heure est assez amusant : « En trente-cinq ans au CERN, on ne m'a jamais demandé de raconter ce que je faisais à des enfants, à des scolaires. J'arrive à Palo Alto et là, on me le demande. » C'est exactement ce que j'ai vécu, même si je n'ai pas trente-cinq ans de carrière. Lorsque j'étais en résidence à l' Institute for Advanced Study à Princeton, je me suis trouvé dès mon arrivée face à des classes de scolaires venant visiter l'institut avec leurs maîtres et venant interroger directement les chercheurs sur ce qu'ils faisaient, dans le hall où se trouve le buste d'Albert Einstein, ce qui vous donne plein d'occasions de parler aux gamins. Cette démarche systématique de rencontre avec les acteurs scientifiques, mais aussi d'autres acteurs de la société, est un point sur lequel notre système d'éducation n'est pas très bon.

Nous avons parlé d'apprendre à observer et à s'exprimer. Je n'ai pu m'empêcher de penser à Henri Poincaré qui a poussé le travail de communication avec le grand public tellement loin qu'il a écrit des ouvrages pour enfants, une initiation à la science pour les enfants. Il aimait bien répéter que la chose la plus importante que les parents peuvent enseigner à leurs enfants est la faculté d'émerveillement devant le monde. Nous avons à coup sûr beaucoup à faire sur ce sujet.

Nous vivons pleinement, très régulièrement, à l'Office tout ce que disait Virginie Courtier-Orgogozo sur les grands débats qui dépassent le cadre scientifique pour devenir des débats de société. Le nucléaire, l'alimentation, les biotechnologies, etc. sont un peu notre pain quotidien. Je peux témoigner que, durant mes cinq ans de mandat, le sujet le plus difficile que l'Office ait eu à instruire a été celui des nouvelles techniques de sélection génétique pour les végétaux, les NBT ou les « OGM 2.0 », comme ils sont parfois appelés. Ce fut le plus difficile au sens où Gérard Longuet et moi-même avons dû, tels des casques bleus, nous interposer entre les rapporteurs pour organiser le débat et rédiger les conclusions en négociant chaque phrase, pour être bien sûr que les deux rapporteurs qui défendaient des points de vue différents s'accordent sur ce qui pouvait être écrit. À la fin, les rapporteurs ont pu tomber d'accord sur presque toutes les recommandations, sauf une, liée à l'étiquetage, sur laquelle leurs positions étaient irréconciliables. L'Office a alors pris acte de ce que les deux positions existent et a donné les arguments qui les rendent l'une et l'autre légitimes. Nous avons donc poussé l'exercice aussi loin que nous pouvions le pousser sans aller sur le terrain des valeurs et du choix politique parce que la question d'étiquetage n'est pas tant une question scientifique qu'une question de décision politique.

Il a fallu beaucoup de patience. Le sujet des nouveaux OGM a d'ailleurs causé l'explosion interne puis la fin officielle du Haut Conseil des biotechnologies (HCB). Je regrette à titre personnel que le HCB n'ait pas été maintenu. Il n'est pas parvenu à prendre de décision sur un sujet comme celui-ci mais, au moins, il offrait un espace de débats, quand bien même ce pouvaient être des débats tendus, et notre société a besoin d'organiser de tels débats.

Chers amis, nous allons prendre le temps de faire la synthèse de nos échanges. Tout ce que vous avez dit est cohérent avec ceux que nous avons eus avec l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine sur l'enseignement des sciences, Didier Roux le confirmera. Vous êtes par ailleurs allés beaucoup plus loin sur la question de la culture scientifique. Ceci fait bien sûr partie des missions de l'Office. Notre rôle premier est d'informer le Parlement pour établir les éléments scientifiques et techniques qui lui permettent de trancher. Comme « Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques », ce n'est pas nous qui effectuons ces choix, mais nous les évaluons et ce faisant, nous pouvons également évaluer le système d'enseignement supérieur et de recherche, ainsi que certains sujets plus spécifiques comme les évolutions scientifiques et techniques dans le bâtiment ou le nucléaire, pour lesquels nous sommes institutionnellement investis par la loi.

Le rôle de l'Office consiste aussi à animer le débat public. Nous tâchons d'y répondre, nous aimerions être plus visibles, et nous serions ravis que vous nous aidiez à être plus visibles. C'est dans cette perspective, pour être plus en phase avec l'actualité, que nous avons développé ces dernières années des actions telles que les auditions publiques et interactives et les publications de format plus réduit que sont les notes scientifiques.

Le Parlement montre qu'il nous fait confiance en nous confiant des missions sensibles comme l'évaluation de la stratégie vaccinale et maintenant l'évaluation des effets secondaires des vaccins contre la Covid-19. Ceci montre bien que la visibilité de l'Office progresse, donc son influence politique. La saisine de la commission des affaires sociales du Sénat sur ce dernier sujet justifie d'ailleurs le fait de confier cette évaluation à l'Office par sa tradition reconnue quant au respect du contradictoire et sa capacité à faire entendre la diversité des voix scientifiques et politiques qui s'expriment sur un sujet.

Chers amis, comme nous nous y sommes engagés au début de notre réunion, vous serez tenus informés de tout ceci. Nous commencerons par mettre en place la boucle qui nous permettra d'échanger régulièrement. Comme la législature arrive à son terme, les décisions prises aujourd'hui et les recommandations qui ont été formulées seront aussi mises en œuvre par les députés qui seront prochainement élus. Les sénateurs feront de toute façon la jointure. En tout état de cause, il était important de faire le point sur les évolutions souhaitables du conseil scientifique et la façon dont nous allons demain perfectionner nos modes de travail pour remplir au mieux nos missions.

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