Intervention de Julien Denormandie

Réunion du vendredi 25 mars 2022 à 9h00
Commission des affaires économiques

Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation :

Je vous remercie de votre invitation en ce moment tragique pour le continent européen, qui voit le retour de la guerre sur son sol. Cela fait un mois maintenant que l'Ukraine a été attaquée par la Russie.

La situation nous oblige d'abord à la solidarité à l'égard du peuple de l'Ukraine, de son gouvernement et de son président. Lundi dernier, à Bruxelles, a eu lieu un conseil des ministres de l'agriculture auquel nous avons convié par visioconférence Roman Leshchenko, mon homologue ukrainien chargé des affaires agraires et de l'alimentation. J'ai pu évoquer avec lui les conséquences de la terrible guerre qui sévit dans son pays.

Dans le domaine alimentaire, nous menons deux types d'action de solidarité avec l'Ukraine. D'une part, nous fournissons de l'aide alimentaire à la population, qu'il s'agisse des Ukrainiens restés au pays ou des réfugiés. Plusieurs actions ont été décidées en ce sens au niveau européen en coordination avec les ministres chargés des affaires étrangères. D'autre part, à la demande du ministre, l'Union européenne contribue à maintenir, autant que faire se peut, l'appareil de production agricole de l'Ukraine – je ne reviens pas sur son importance ni sa qualité. Cette volonté affichée du gouvernement ukrainien d'éviter une famine est à saluer et le courage des paysans force le respect. Le ministre a sollicité des aides très précises, notamment en matière de semences, sujet sur lequel nous avons trouvé des solutions, d'appui financier à la chaîne agroalimentaire et de livraison de carburant – et d'autres encore sur lesquelles je pourrai revenir, si vous le souhaitez.

J'insiste sur le courage des paysans ukrainiens qui, malgré des difficultés immenses, essaient, dans la mesure du possible, de continuer leur activité. Face à cela, cette solidarité est notre priorité. Elle est de la responsabilité de l'ensemble des États membres de l'Union européenne. Le conseil de lundi a été à cet égard un moment très fort, puisque M. Leshchenko a dû écourter son intervention du fait d'une alerte aux bombardements russes là où il se trouvait.

Deuxième priorité du Gouvernement : les conséquences de la guerre sur les activités agricoles et la chaîne agroalimentaire en France. Il n'y a pas de risque de pénurie, puisque notre pays est indépendant sur le plan alimentaire. Certains secteurs sont néanmoins plus sous tension que d'autres comme les engrais, l'huile de tournesol ou les volailles, secteur dans lequel l'arrêt des importations d'Ukraine vient s'ajouter au terrible épisode de grippe aviaire qui sévit en Vendée et dans les Pays de la Loire. La tragédie actuelle conforte donc la politique que nous menons ensemble depuis plusieurs années afin de renforcer notre souveraineté alimentaire.

La France est cependant exposée à un risque d'effet prix. Ce risque est significatif pour les coûts de production : le coût de certains intrants augmente fortement, alors qu'il avait déjà connu une hausse du fait de la reprise économique. Il en va ainsi des carburants – le fameux gazole non routier (GNR) – ou du gaz, utilisé aussi bien en amont pour le maraîchage et les volailles qu'en aval pour les sucreries et les laiteries, notamment pour le fonctionnement des tours de séchage. L'explosion du coût de l'alimentation animale sera perceptible d'ici à quelques jours, et les charges liées aux engrais indispensables aux cultures s'alourdiront aussi.

Pendant la crise sanitaire, le Gouvernement, confronté à un choc sur la demande, avait choisi le « quoi qu'il en coûte ». Aujourd'hui, pour faire face au choc sur l'offre induit par la hausse des coûts de production, la stratégie du Gouvernement repose sur des soutiens ciblés. Le plan de résilience économique et sociale comporte ainsi un volet dédié à l'agriculture française, mais aussi à la pêche.

Plusieurs mesures ont donc été prises. S'agissant des carburants, la baisse de 15 centimes d'euros hors taxe s'applique à la pompe mais aussi au GNR. Le remboursement anticipé de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) pour 2021 et un acompte de 25 % sur le remboursement 2022 seront versés dès le 1er mai aux agriculteurs qui en auront fait la demande à partir du 1er avril, afin de soulager leur trésorerie.

En ce qui concerne le gaz, la ministre déléguée Agnès Pannier-Runacher et moi-même travaillons à faciliter l'accès des industriels et des agriculteurs à un dispositif européen relativement complexe – c'est un euphémisme. Ce dispositif s'adresse à des sociétés qui subissent une hausse des prix du gaz et de l'électricité de plus de 40 % et pour lesquelles les coûts au titre de l'énergie représentent plus de 3 % du chiffre d'affaires. Pour résumer à grands traits, si une entreprise est considérée comme déficitaire, c'est-à-dire avec un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements (EBITDA) négatif infra-annuel, elle se verra rembourser ces coûts à hauteur de 50 %, dans la limite de 80 % des pertes. Cela paraît simple pour une grande entreprise mais cela l'est moins pour un maraîcher ou un éleveur de volailles. Notre travail consiste à leur rendre facilement utilisable cet outil européen extrêmement précis, mais nécessaire et justifié. Nous espérons y parvenir le plus rapidement possible.

Quant à l'alimentation animale, alors que les élevages connaissaient déjà une situation difficile, nous avons décidé d'une aide de 400 millions d'euros dont les conditions d'attribution, qui sont à notre main et devront seulement être notifiées à Bruxelles, sont en cours de définition avec les professionnels. Deux réunions ont déjà eu lieu, la troisième et dernière est prévue lundi prochain pour aboutir à un mécanisme pragmatique.

Afin de soutenir les agriculteurs en difficulté et sur le modèle de l'aide allouée aux pêcheurs – soit 35 centimes d'euros par litre de GNR qui se décomposent en 15 centimes à la pompe et 20 centimes d'exonérations de charges – nous avons ouvert une enveloppe, initialement annoncée à 60 millions d'euros et portée depuis à 150 millions, qui servira à financer des exonérations de charges patronales. Les difficultés étant toujours très différentes en fonction du secteur d'activité, nous ferons, comme d'habitude, « de la dentelle » pour prendre en compte la variété des situations.

À ces mesures issues du plan de résilience viennent s'ajouter celles sur le renforcement de notre autonomie, en particulier en matière d'engrais et de protéines. Nous avons installé une task force pour sécuriser la disponibilité des engrais à l'automne. Conformément au plan « France 2030 », nous accroissons les investissements pour regagner en indépendance dans les deux domaines.

Enfin, si la France n'est pas menacée par la pénurie, il n'en est pas de même pour d'autres pays, y compris européens, qui ne possèdent pas la même résilience que nous. Ainsi, en Espagne et en Italie, les élevages sont rarement adossés à des terres agricoles qui permettent de les alimenter, à la différence de la France où nombre d'exploitations, sans être forcément autosuffisantes, ont au moins une partie de production. Les dangers sont encore plus criants au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Depuis des mois, j'alertais sur les risques que leur fait courir la hausse des prix des engrais. Depuis la guerre en Ukraine, on peut désormais craindre des famines, avec des risques de troubles politiques et sociaux importants.

La Russie a développé ces dernières années une véritable géopolitique du blé. En Égypte, pays que je connais bien pour y avoir vécu, il y a vingt ans, les importations de blé provenaient principalement des États-Unis et d'Europe. Désormais, la Russie et l'Ukraine sont les premiers fournisseurs. L'Égypte est dépendante à plus de 50 % des importations de blé. Le blé y est fondamental – en arabe égyptien, le mot qui désigne le blé signifie aussi la vie : cela en dit long. Et le prix du pain en Tunisie a été l'un des éléments déclencheurs des printemps arabes dans les années 2000.

Ces pays sont très dépendants de l'Ukraine et de la Russie. Certains ont peu de stocks, et des capacités de financement insuffisantes pour les prix atteints sur les marchés. À titre d'exemple, l'Algérie, qui voit ses ressources augmenter grâce au prix du gaz, sera capable d'acheter du blé cher ; il n'en ira pas de même pour le Maroc ou la Tunisie – et encore moins pour le Burkina Faso ou le Sénégal. En outre, certains de ces pays, dont le Maroc, subissent une terrible sécheresse.

Comme le Président de la République l'a annoncé hier, l'Union européenne lancera une mission de résilience en matière d'alimentation et d'agriculture ( Food and Agriculture Resilience Mission, FARM), à l'initiative de la France. Elle sera au grain ce que le mécanisme Covax pour accélérer l'accès aux outils de lutte contre la covid-19 était au vaccin : il s'agit, pour les pays producteurs, d'apporter une réponse coordonnée et solidaire aux pays en grande difficulté.

L'initiative FARM repose sur trois piliers. Premièrement, elle vise à encourager la transparence sur les stocks. Déterminer leurs volumes et les prévisions de production est essentiel pour détendre la situation sur les marchés, faire baisser les prix et les rendre plus acceptables pour les pays importateurs.

Le deuxième élément de la stratégie consiste à augmenter les productions là où cela est possible et à organiser des mécanismes d'envoi, à des prix raisonnables, aux pays qui en auraient besoin. Il est satisfaisant de voir que la Commission européenne s'est emparée du sujet dans une communication, qui autorise notamment la mise en culture des jachères en 2022. Elle insiste aussi sur la nécessité d'inclure des objectifs de souveraineté agroalimentaire dans la vision politique.

Cela ne signifie pas qu'il faille moins protéger. Il est tout à fait possible de produire plus en protégeant plus : cela s'appelle le progrès – c'est le sens de la « troisième révolution agricole », que je défends depuis deux ans. Les jachères, si on les utilise pour produire des protéines, sont bénéfiques, y compris pour l'environnement. Ce qui est vrai pour l'Europe doit l'être aussi pour les États-Unis, le Canada, l'Australie et d'autres bassins de production.

Le troisième volet de l'initiative FARM consiste à accompagner les pays tiers pour augmenter localement leurs capacités de production. En Afrique subsaharienne, nous avons ainsi adossé à l'initiative de la « Grande muraille verte » un équivalent du plan « Protéines végétales » déployé en France.

Cet ensemble, visant à la fois à accroître la transparence sur les marchés, à produire davantage lorsque cela est possible, tout en protégeant plus, à allouer les productions aux pays qui en ont besoin, à des prix raisonnables, ainsi qu'à accompagner l'investissement des pays tiers dans des outils de production, constitue donc l'initiative FARM que le Président de la République a présentée hier au G7 et cette nuit au Conseil européen, dont il assure la présidence. Elle est essentielle, car il ne faut pas minimiser les risques terribles que ces pays peuvent connaître. À court terme, ils seront déstabilisés ; à moyen terme, soit douze à dix-huit mois, ils pourront être touchés par une véritable famine.

Au-delà de ce soutien, la question de la répercussion des coûts dans l'alimentation se pose. Notre stratégie consiste à modérer les coûts de production, en limitant le coût des intrants, ce qui freine l'inflation. En France, avant la guerre en Ukraine, l'inflation alimentaire était plus de deux fois inférieure à celle de l'Europe et plus de trois fois inférieure à celle des États-Unis. Parce que nous menons des actions fortes pour limiter les coûts de production, l'écart ne fera que se creuser dans les prochaines semaines.

Les dispositifs que nous déployons ne permettront toutefois pas de répondre à tous les éléments de l'inflation. Il est donc essentiel que les industriels et la grande distribution prennent leur part de responsabilité. C'est dans ce but que nous avons rouvert les négociations qui venaient de s'achever dans le cadre de la loi EGALIM 2, un texte visant à protéger la rémunération des agriculteurs. Parallèlement, une circulaire du Premier ministre a fait en sorte que la commande publique, notamment alimentaire, prenne en compte cette inflation. Ce qui vaut pour la commande publique de l'État doit valoir aussi pour celle des collectivités territoriales.

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