. – Le présent rapport s'inscrit en effet dans le prolongement du rapport sur l'intégrité scientifique, que nous vous présentions, Pierre Ouzoulias et moi‑même, il y a un an. Rejoints par Laure Darcos, nous avons voulu cette fois nous interroger, de manière plus large, sur l'environnement de la recherche, en nous penchant sur la question de la science ouverte.
Qu'entend‑on par là ? Selon le Comité pour la science ouverte (CoSO), il s'agit de « la diffusion sans entrave des publications et des données de la recherche ». Cette démarche doit permettre une meilleure accessibilité de la recherche, l'amélioration de la transparence et une plus grande reproductibilité des travaux. Mais nous avons découvert que cette volonté affichée relève malheureusement parfois du simple mot d'ordre militant.
De tout temps, la diffusion de la science a été étroitement associée à la science elle‑même, au point qu'on peut dire qu'elle participe de son essence. Par exemple, le Journal des sçavans, plus ancien périodique scientifique d'Europe, voit le jour à Paris en 1665, c'est‑à‑dire un an avant la création de l'Académie royale des sciences. La diffusion de la science précéderait donc presque la science elle‑même. En somme, nous nous préoccupons toujours autant de la charrue que du foin…
Comme le démontre Gaston Bachelard dans Le Nouvel Esprit scientifique, toute théorie est en fait une pratique : toute nouvelle pratique engendre une nouvelle théorie scientifique, qui conduit elle‑même à une nouvelle philosophie de la science. Autrement dit, à chaque virage épistémologique, la diffusion de la science subit une force centrifuge qui l'oblige à repenser son modèle de diffusion.
La révolution numérique est le dernier exemple en date de cette dynamique. Elle s'est accélérée à la fin des années 1990, et a totalement bouleversé les modalités de l'accès à la science. Les progrès de l'informatique, du stockage de ressources numériques et surtout des réseaux de communication tels qu'Internet, ont profondément transformé le rapport à la connaissance du point de vue tant de son accès que de sa diffusion et, plus généralement, de sa représentation.
Dès sa mise en place, l'essor d'Internet a d'ailleurs été accompagné d'une mobilisation associative et politique en faveur des logiciels libres et de la libre circulation de l'information.
L'informatique et Internet ont bouleversé les modes de publication et de diffusion des revues et des monographies, notamment avec l'émergence de l' open access, dans le même temps où l'édition scientifique intégrait de nouveaux processus, rendus possibles par l'informatisation et la numérisation.
Cette transformation a affecté le rôle des divers acteurs – éditeurs, universités et organismes de recherche, sociétés savantes, collectifs scientifiques, autorités publiques… De nouveaux usages se sont imposés : les bases de données, l'indexation, la bibliométrie, les plateformes d'articles ou de revues numériques, ou encore les licences de type Creative Commons, qui ne protègent, au libre choix des auteurs, que certains aspects des droits relatifs aux œuvres et sont des solutions de remplacement au copyright et au droit d'auteur.
De nouveaux modèles économiques plus adaptés à la diffusion sur les réseaux numériques ont émergé.
L'histoire de la science ouverte est ainsi celle des étapes de son élargissement. Dans sa recommandation de novembre 2021 pour la science ouverte, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) désigne par ce vocable un ensemble de connaissances scientifiques ouvertes dont la principale manifestation est le libre accès aux publications scientifiques. Mais il faut aussi penser aux données de recherche, aux métadonnées, aux ressources éducatives libres, aux logiciels et aux codes sources. L'idée consiste à pouvoir faire bénéficier tous les acteurs de ces ressources, de manière immédiate ou aussi rapidement que possible, et ce gratuitement.
Ces innovations vont jusqu'aux pratiques, avec les notions de « sciences participatives » et de « sciences citoyennes », et toute une variété de potentialités que nous évoquons dans notre rapport.
Dès avant cette récente recommandation de l'Unesco, les initiatives se sont multipliées en faveur de la science ouverte.
En France, des bibliothécaires, scientifiques et professionnels de l'information scientifique et technique ont initié plusieurs projets : le portail revues.org, créé en 1999 puis remplacé par OpenEdition, la plateforme Persée, plus patrimoniale – son fonds est surtout constitué de numéros de revues antérieurs à 2001 –, ou encore une autre plateforme, principalement initiée par des acteurs privés du monde de l'édition, qui a rencontré un grand succès : Cairn. L'année 2000 a été celle de l'initiative de Budapest pour l'accès ouvert. Il faudrait parler aussi de la déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance, en 2003, ou de celle de San Francisco sur l'évaluation de la recherche, en 2012. En février dernier, des journées organisées à l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union européenne ont débouché sur l'adoption de l'Appel de Paris sur la science ouverte et l'évaluation de la recherche.
Cette impulsion est aussi constatée par les institutions internationales et européennes. J'ai déjà évoqué la recommandation de l'Unesco de novembre 2021, mais les institutions européennes se sont elles aussi révélées actives.
Dès juillet 2012, la Commission européenne invitait chaque État membre à définir une politique nationale de science ouverte, en fixant l'objectif d'atteindre 100 % de libre accès en 2020. Pour autant, aucun texte juridiquement contraignant n'a été adopté par l'Union européenne en matière de science ouverte. Le texte de référence demeure cette simple communication de la Commission européenne.
Enfin, les pouvoirs publics ne sont pas en reste en France en matière de science ouverte. La loi pour une République numérique de 2016 a repris l'idée de la communication de la Commission européenne en matière d'embargos courts sur les articles scientifiques : six mois pour les sciences, techniques et médecine (STM) et douze mois pour les sciences humaines et sociales (SHS).
À l'exception de ce texte de loi, il n'y a pas à ce stade de dispositions contraignantes en faveur de la science ouverte, ni en France, ni dans l'Union européenne, ni même dans le reste du monde.
Récemment, un plan national pour la science ouverte 2021‑2024 a été établi par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri). Il vise notamment, à travers douze mesures, à faire de la science ouverte le mode de publication par défaut de la production scientifique.
Disons seulement que le taux d'ouverture des publications des chercheurs français est déjà passé, selon le ministère, de 41 % en 2017 à 56 % en 2019. Ces taux s'élèvent même, en 2019, à 69 % pour la biologie fondamentale, et jusqu'à 75 % pour les mathématiques.
Ces taux élevés sont dus, sans conteste, à une forte adhésion des chercheurs à l'idéal de la science ouverte.
Mais on constate que, selon l'établissement de rattachement, les approches peuvent être différentes. La situation est préoccupante dans certains établissements français, comme l'université de Nantes, où il est exigé des chercheurs qu'ils publient de manière ouverte, ce qui conduit à des contentieux.