Intervention de Pierre Ouzoulias

Réunion du mercredi 9 mars 2022 à 14h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur :

. – Le Mesri nous renvoie à un modèle « Diamant », où l'essentiel des frais de publication serait à la charge de l'État. En simplifiant, dans l'ancien modèle, les lecteurs payaient la publication. Un autre modèle est ensuite apparu, où l'auteur prend lui‑même en charge les frais de publication. Il s'agirait alors d'une troisième évolution, où l'État prendrait à sa charge l'essentiel du coût économique des publications.

Cette étatisation de la recherche publique pose évidemment un énorme problème, tant économique et moral que démocratique.

Alors qu'a lieu la guerre d'Ukraine, que savons‑nous aujourd'hui de la pérennité de nos institutions démocratiques ? Avons‑nous le droit de donner à l'État l'entière possibilité de décider ce qui peut être publié et sous quelle forme ? L'enjeu démocratique est très fort. Disons‑le, cela n'a pas été perçu par le Mesri.

Par ailleurs, dans un référé de juillet dernier, la Cour des comptes a noté que la politique gouvernementale en matière de bibliothèques universitaires, d'information et de publications est un enchevêtrement incompréhensible de différents dispositifs parfois antagonistes. Une trentaine de politiques à vocation nationale ont été recensées et ne sont pas coordonnées, les opérateurs eux‑mêmes s'ignorent les uns les autres : le Comité pour la science ouverte (CoSo), le Comité d'orientation du numérique, le Comité stratégique de la transition bibliographique, etc. Personne ne peut se repérer dans cet empilement stratigraphique, qui pourrait presque faire plaisir à l'archéologue que je suis.

Par manque de temps, nous n'avons pas traité le problème de la pérennisation des données publiques. Dans l'activité du chercheur, il faut distinguer les données de la recherche et la publication qu'il tire de ces données. La publication est soumise à son autorité en tant qu'artiste : sa production est une œuvre, et obéit à une législation particulière. En revanche, les données publiques restent la propriété des organismes qui le payent. Il faudrait regarder quels sont les moyens pour les chercheurs de pérenniser ces données dans des bases de données informatiques.

En tant que représentants de la Nation, nous avons noté que le Parlement a été tenu à l'écart de toutes ces décisions en faveur de la science ouverte, notamment des plans nationaux. Or il s'agit d'une matière qui touche à un droit fondamental reconnu par la Constitution : l'indépendance des chercheurs et les libertés académiques. Il faut absolument que le Parlement réinvestisse ce champ.

De manière générale, le thème de la science ouverte rejoint la question du pluralisme de la pensée, des libertés académiques et du droit d'auteur dans le domaine spécifique des chercheurs.

Il nous a semblé que le Mesri – en fait, il s'agit surtout d'une seule personne, responsable de la science ouverte – avançait parfois de façon très volontaire, en oubliant un certain nombre de questions éthiques ou constitutionnelles. Il faut absolument remettre ces politiques à plat et approfondir le travail.

En la matière, le Gouvernement souffre du syndrome de Pénélope : il défait la nuit ce qu'il a fait le jour. La loi de 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information organise un régime dérogatoire pour les chercheurs et les enseignants‑chercheurs concernant les droits d'auteur. La science ouverte le remet en question de façon insidieuse, au moyen de textes qui ne sont ni législatifs ni réglementaires. Il s'agit souvent de circulaires internes imposées par les opérateurs employant les chercheurs. Ces derniers se retrouvent obligés de renoncer à leurs droits d'auteur et de les confier au seul opérateur, qui se réserve la possibilité de dire quelle forme doivent prendre les publications.

Pierre Henriet a cité le recours fait par un enseignant‑chercheur de l'université de Nantes, dont le conseil d'administration, par un texte interne, obligeait à publier en format ouvert toutes les productions alors qu'il en est le propriétaire légitime.

Cette étatisation de la production scientifique est contraire à l'esprit académique. Cet accaparement par l'État est très discutable, voire condamnable. Le Parlement, après l'Office, doit s'en saisir pour demander au Gouvernement une réflexion plus attentive. C'est l'un des enjeux du rapport.

Par ailleurs, le livre est un objet complètement oublié des politiques de la science ouverte. Il n'est plus reconnu comme vecteur de publication scientifique, pour la simple raison que, contrairement aux revues, il n'est pas évalué par les « grandes agences de notation », dont, comme la finance, la science dispose. En effet, l'évaluation d'un livre peut seulement être qualitative et non quantitative : pour évaluer un livre, il faut le lire et le soumettre à une critique. Une bonne partie des productions de sciences humaines et sociales sort ainsi de toute évaluation, y compris de l'évaluation budgétaire du Parlement. Si l'on regarde les bleus budgétaires, les critères d'évaluation de la science concernent essentiellement les sciences dures et très peu les sciences humaines, pour la bonne raison que le livre n'y figure pas.

Pourtant, les éditeurs nous disent qu'à la suite de la crise de la Covid‑19, ce qui marche le mieux, ce sont les ouvrages de sciences humaines, car nos concitoyens, en quête de sens, vont chercher des repères dans des livres d'histoire, de géographie ou d'autres sciences sociales. L'histoire mondiale de la France, ouvrage dirigé par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, est ainsi un livre important qui rencontre un vrai succès de librairie.

Dans la politique de la science ouverte et en matière d'évaluation, il faut réintroduire les livres. Nous en avons parlé à Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres), qui est convenu qu'il était très important d'identifier discipline par discipline les vecteurs de diffusion de la science, en reconnaissant les spécificités propres aux sciences humaines et sociales, et, à l'intérieur de celles‑ci, entre chaque discipline – on ne publie pas de la même manière en histoire et en économie. Nous avons besoin de ce niveau de détail afin de permettre une évaluation au plus près des pratiques des chercheurs.

Notre rapport arrive après celui que le professeur Jean‑Yves Mérindol a remis en 2020 à la ministre. Nos conclusions sont proches : il y a un consensus sur un certain nombre de points, sur lesquels ma collègue Laure Darcos reviendra. Il faut une prise de conscience. Le Parlement doit réinvestir ce champ, pour éviter qu'une partie de la recherche française ne soit amenée à traverser de grosses difficultés.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.