Je poursuis en évoquant l'impact de la crise sanitaire sur la prise en charge des pathologies longues ou chroniques et notamment du cancer. Pour prendre en charge l'ensemble des patients Covid-19, il a fallu augmenter considérablement la capacité d'accueil en soins critiques. Le système de santé a été réorganisé en réduisant les autres activités hospitalières et en déprogrammant certaines interventions en raison de goulots d'étranglement. D'après la Fédération hospitalière de France (FHF), entre mi-mars et fin juin 2020, ce sont deux millions de séjours qui n'ont pas été réalisés dans les établissements de santé, sans qu'il y ait eu de rattrapage l'été qui a suivi.
Outre cette réorganisation en urgence du système de soins, la crainte d'exposer au virus des patients atteints de cancer, décrits comme particulièrement vulnérables, a également eu des conséquences sur la prise en charge. Pour chaque patient, le rapport bénéfices-risques associé au traitement du cancer a été réévalué et les alternatives à l'hospitalisation conventionnelle privilégiées. Cependant, plusieurs sociétés savantes ont rapidement recommandé de maintenir autant que possible la prise en charge du cancer, tout en limitant le risque d'infection au SARS-Cov-2. En effet, le décalage temporel des interventions chirurgicales pour cancer pouvant entraîner des pertes de chances importantes pour les patients, les déprogrammations devaient se limiter aux interventions les moins urgentes.
Moins touchés par le Covid-19 que les CHU, les centres de lutte contre le cancer ont notamment maintenu une certaine activité chirurgicale tout en garantissant la sécurité des patients. Ils ont pu accueillir une partie des patients ne pouvant pas être reçus en CHU dans le cadre de collaborations entre structures hospitalières.
Néanmoins, l'impact de la crise n'a pas été négligeable : d'après l'étude COVIPACT, 27 % des patients ont vu leur traitement ajusté, et le nombre d'interventions chirurgicales liées à un cancer aurait baissé de 20 % en 2020 par rapport à 2019, d'après l'Institut national du cancer (INCa).
Cependant, ce n'est pas sur les patients déjà diagnostiqués que la crise devrait avoir les plus grandes conséquences. Les modifications de traitement ont été réalisées avec le souci de minimiser les pertes de chances et les déprogrammations ont principalement concerné les interventions les moins urgentes, comme par exemple des reconstructions mammaires après ablation du sein. Le nombre de chimiothérapies n'a diminué que de 3,2 %. En revanche, la pandémie a considérablement perturbé le dépistage de nouveaux cancers, notamment en raison d'une baisse de fréquentation des cabinets de généralistes et des centres d'imagerie, par exemple. Cette baisse a entraîné un retard de diagnostic qui devrait se traduire par une augmentation de la mortalité dans les prochaines années.
D'après une étude menée sur les centres de lutte contre le cancer, une diminution de presque 7 % des patients pris en charge a été constatée au cours des sept premiers mois de 2020 par rapport à 2019. Une surmortalité par cancer de 1 000 à 6 000 patients devrait être observée dans les années à venir.
De la même façon, une étude menée à l'Institut Gustave-Roussy a estimé un retard de prise en charge à plus de deux mois pour 6 % à 8 % des patients et a anticipé une augmentation de la mortalité globale par cancer au cours des prochaines années comprise entre 4,4 % et 6,8 % en 2020, et entre 0,5 % et 1,33 % en 2021 et de 0,5 % en 2022.
Bien qu'impressionnants, ces chiffres sous-estiment très probablement l'impact de la crise. Ils ne concernent que la première vague, à partir de données issues de centres de lutte contre le cancer qui n'ont pas été aussi touchés que les centres hospitaliers, alors que ces derniers prennent en charge la majorité des patients atteints de cancer. Des études complémentaires seront nécessaires pour estimer plus précisément cet impact.
En résumé, en imposant une réorganisation urgente du système de soins, la crise sanitaire a eu des conséquences sur la prise en charge du cancer. Des interventions ont dû être déprogrammées, des traitements modifiés. Néanmoins, l'importance du maintien de la prise en charge du cancer a été rapidement reconnue. Les choix de priorisation des patients qui ont dû être réalisés l'ont été dans un souci de minimisation des pertes de chances. C'est surtout à travers la baisse du dépistage que la crise devrait avoir le plus lourd impact. Un dépistage tardif intervient à un stade plus avancé de la maladie et cause donc une perte de chance pour le patient. Indirectement, le bilan de la pandémie Covid-19 devrait donc s'alourdir de plusieurs milliers de décès additionnels.
Nous formulons deux recommandations : conduire rapidement d'importantes campagnes de dépistage, afin de compenser ou de rattraper les baisses de participation dues à la crise, et de promouvoir ces campagnes dans les médias ; maintenir un bon niveau de prise en charge des patients atteints de cancer, alors que l'occupation des services hospitaliers par les patients Covid diminue mais reste encore élevée, en donnant la priorité aux patients pour lesquels un retard s'avérerait particulièrement pénalisant.