« Tout bébé et jusqu'à mes dix-huit ans et demi, j'ai été placé. J'ai été à Valloires, au Plessiel, au CDEF – Centre départemental enfants et familles –, dans trois familles d'accueil, puis à nouveau au CDEF. Ma mère était alcoolique : c'est pour cette raison qu'on nous a placés, ma petite sœur et moi. J'allais voir mon père de temps en temps.
« Quand il s'est remarié, je suis revenu vivre à la maison et là, j'ai été battu par ma belle-mère. Quand les éducateurs venaient, qu'ils posaient des questions, je savais que je ne pouvais pas parler, car sinon, après, ce serait terrible. Ma petite sœur, je ne pouvais pas la laisser au milieu de tout ça. Un matin, en partant à l'école, on s'est sauvés dans le village, dans une maison abandonnée. Les gendarmes nous ont retrouvés et on leur a tout expliqué.
« C'est à ce moment-là que les choses ont changé. Je suis resté un an au CDEF. Quand je suis arrivé, j'étais très content, parce qu'on m'a donné à manger. En foyer, ça allait, mais ce que je préférais, c'était en famille d'accueil. C'était comme une deuxième famille. Mais on m'en enlevait pour que je retourne chez mon père. Et comme j'étais à nouveau battu, comme ça ne marchait pas, on finissait par me replacer ailleurs.
« Au bout d'un moment, même dans les familles d'accueil, je ne voulais plus nouer d'attaches. De la même manière, chaque fois qu'un éducateur s'approchait, je cassais le lien, parce que ça faisait trop mal d'en nouer pour qu'ils se cassent ensuite. Je le refusais. Le plus dur, c'est que le système me changeait toujours de référent. »
C'est d'amour dont parle Anthony ; d'amour déçu, d'amour qu'il n'ose plus recevoir à cause du lien primaire et primordial avec les parents qui est censé tous nous construire, mais qui, chez Anthony, chez 100 000 Anthony, est détruit, voire le détruit. Le système qui se trouve derrière est aussi en cause, à savoir l'aide sociale à l'enfance telle qu'elle fonctionne ou plutôt dysfonctionne, d'ailleurs fortement. Ce système répare-t-il, remplace-t-il tant bien que mal ce lien primaire, ce lien primordial abîmé ? Offre-t-il une stabilité aux enfants ? Garantit-il la fidélité d'un foyer ? C'est tout le contraire qu'on observe.
L'ASE morcelle les parcours, ballotte les petits, s'acharne à imposer aux enfants des allers-retours chez leurs parents, comme autant de tests et, souvent, comme autant d'échecs. Elle les place, les déplace, les replace, les redéplace. Chaque fois, ça fait mal. Chaque fois, c'est un arrachement, une déchirure. Chaque fois, c'est la confiance qui est rompue.
Il faudrait prendre la main, la tendre, la tenir dans la durée. Mais l'ASE n'offre aucun accompagnant en forme de fil rouge, d'appui, qui serait présent constamment, au fil des ans. Non, à la place, c'est une valse des référents, avec un turnover, des démissions, des remplacements. Ce sont des personnes qui, pour les gamins, n'ont de référents que le titre. Ils ne les rencontrent pas, ou si peu, si rarement, et, parfois, ne connaissent pas leur nom. Ces référents croulent sous les dossiers, débordés par les obligations, les tâches administratives. Il ne leur reste que peu de temps pour écouter, conseiller et, pourquoi pas, aimer.
Il faudrait fixer un cap, avec une boussole. Mais l'ASE n'élabore aucun projet pour l'enfant, alors qu'il est pourtant obligatoire de le faire. Les gosses sont donc emportés selon les vents et les courants, selon les jugements et les référents, selon les mesures, au coup par coup, et selon les places libres.
Et enfin intervient la dernière rupture : à 18 ans passés, l'ASE lâche les jeunes. Aujourd'hui, c'est fini ! Quel parent, quel père, quelle mère agit ainsi ? L'État le fait et l'État, c'est un peu nous.
Ce système n'est pas humain et votre texte n'y changera rien. Vous bricolez, vous bidouillez, sans ambition, sans trancher, sans moyens. Je le répète, ce système n'est pas humain. Pourtant, et je tiens à insister sur ce point, il est bien peuplé d'humains qui, eux, essaient de le rester, de transmettre de l'humain, de faire des humains, avec du lien et de l'attachement.
Du lien et de l'attachement, Anthony a fini par en faire à nouveau le pari. Il poursuit : « Depuis tout petit, je voulais entrer dans la Légion étrangère, mais tout le monde me disait que ce serait impossible. Je suis tombé sur un éducateur qui a cru en moi. Didier était comme un père. Il m'a entraîné pendant des mois, m'a suivi. Je faisais de la boxe, me levais à cinq heures du matin pour aller courir. J'ai passé les tests de la Légion : le premier, le deuxième, le troisième, mais le dernier, à Aubagne, je l'ai raté. C'était le jour de mes 18 ans. J'ai alors passé les tests pour devenir chasseur alpin et je les ai réussis. Mais comme j'avais un casier judiciaire, ils m'ont refusé. À la place, je passe un diplôme pour devenir animateur sportif. Grâce à Didier, j'ai avancé. »
Gloire à Didier ! Gloire à tous les Didier qui, dans le silence, invisibles, réparent les liens tant bien que mal, recousent les destins, malgré un système qui les bloque, qui les écrase, qui les administrativise, qui les fonctionnalise. Ce système, aujourd'hui, avec ce texte, nous ne le changerons pas.