Merci de cette invitation ; comme toujours, je l'ai acceptée avec plaisir. Nous nous fixons effectivement, madame la présidente, des rendez-vous au cours du semestre européen, et je me réjouis qu'ils soient tenus. Ce dialogue entre la Commission européenne, notamment le commissaire français, et la représentation nationale sur ces sujets européens est très important, et de nombreux développements sont en effet intervenus depuis notre dernière rencontre, il y a deux mois, le 4 octobre dernier.
Comme Mme la présidente Sabine Thillaye, je considère que l'Europe a maintenant une fenêtre d'opportunité économique et politique unique, qu'il ne faut bien sûr pas laisser passer.
Sur le plan économique – je commence par ce point parce que je crois que c'est important –, l'Europe va mieux. Depuis plusieurs années, on parle de sortie de crise, et, effectivement, nous en sommes à seize ou dix-sept trimestres consécutifs de croissance. Nous n'en avons pas moins clairement changé de braquet en 2017, avec une croissance du PIB enfin significative de 2,2 % d'après nos prévisions, d'ailleurs sans cesse revues à la hausse – l'OCDE prévoit 2,4 %. Cette croissance est significative en France aussi : la Commission prévoit 1,6 % mais, je l'ai dit, l'hypothèse de 1,8 % avancée par le Gouvernement me paraît aussi tout à fait atteignable – en fait, notre propre évaluation procède d'une certaine prudence. Cette croissance européenne s'accompagne, enfin, de centaines de milliers de créations d'emplois, les emplois n'ont jamais été aussi nombreux en Europe qu'aujourd'hui : 235 millions de personnes sont en emploi. Ce ne sont certes pas toujours des emplois de qualité suffisante, mais le chômage commence à reculer, son taux devrait atteindre 8 % d'ici à deux ans en Europe, et, d'après nos prévisions, il baissera aussi en France. Oui, cette crise qui a frappé le continent et qui laisse des séquelles sur nos territoires est enfin derrière nous. La croissance n'est évidemment jamais à l'abri de tout risque, mais nous avons des raisons de penser qu'elle est tout de même durable.
Nous avons aussi une fenêtre d'opportunité politique : assurément, le débat européen est lancé. Je n'en veux pour preuve que le fait que se tiennent demain et après-demain un Conseil européen à Bruxelles et le premier sommet de la zone euro depuis 2015 ; cela prouve bien que l'intégration de la zone euro est maintenant à l'agenda politique. Comme toute fenêtre d'opportunité, celle-ci se fermera un jour, il ne faut donc pas le manquer. Il me semble que ce créneau est ouvert jusqu'à l'automne 2018 au plus tard. Ensuite, nous entrerons dans la phase des élections européennes : la Commission entamera sa dernière année, le Parlement européen ne pourra plus prendre de décisions, les forces politiques seront en campagne. C'est donc maintenant qu'il faut accélérer ; c'est clairement mon message.
Quels événements sont intervenus depuis notre dernière rencontre ? Tout d'abord, la Commission a présenté le mois dernier son évaluation du projet de budget de la France pour 2018. Ensuite, nous avons présenté, la semaine dernière, plusieurs initiatives – un « paquet » dans le jargon communautaire – pour approfondir l'Union économique et monétaire entre 2018 et 2020. Dans le champ de la fiscalité, un nouveau scandale, fracassant, est intervenu : celui des Paradise Papers, à la suite duquel nous avons proposé de nouvelles mesures. Tout cela se déroule dans un contexte marqué, en Allemagne, à la suite d'élections compliquées, par l'échec des discussions exploratoires et des négociations entre la CDU-CSU, les Verts et les libéraux, échec qui ouvre maintenant la porte à des contacts entre conservateurs et sociaux-démocrates, dont j'espère qu'ils aboutiront. Je me permets là de sortir de mon devoir de neutralité, parce que j'ai le sentiment que ces partis ont non seulement une responsabilité à l'égard de l'Allemagne, celle de rendre le pays gouvernable et d'éviter de nouvelles élections, mais une responsabilité à l'égard de l'Europe : nous avons assurément besoin d'une Allemagne totalement en état de marche pour pouvoir saisir cette opportunité politique que j'évoquais. Les deux formations doivent entendre ce message, mais, soyons-en conscients, cela prendra du temps, quoi qu'il arrive. Au plus tôt, c'est au début du mois de mars qu'il y aura à Berlin un gouvernement en mesure de prendre des initiatives. Nous ne sommes donc pas en état de prendre des décisions ; n'attendons pas des décisions du sommet de la zone euro, attendons un élan.
J'insisterai sur trois sujets.
Qu'en est-il, d'abord, de notre avis sur le projet de budget français ? Mon message est simple et, quoi que je lise parfois, il n'a pas varié une seconde. Je commencerai par une bonne nouvelle, essentielle : nous estimons que la trajectoire budgétaire de la France devrait lui permettre de sortir de la procédure de déficit excessif au printemps 2018, si, bien sûr, les engagements sont tenus. Pour sortir de cette procédure, le montant des déficits publics doit, deux années consécutives, se situer en deçà de 3 %. Nos projections les évaluant à 2,9 % du PIB, aussi bien en 2017 qu'en 2018, la France doit dès à présent doit être considérée comme dans le « bras » préventif du pacte. Cela signifie que, pour 2018, nous raisonnons à la fois en termes nominaux et en termes structurels. Ensuite, au printemps, nous devrions décider de la sortie de la procédure s'il se confirme que la France se dirige bien vers des déficits publics de 2,8 % en 2018.
Je confirme aussi deux aspects complémentaires de notre évaluation. Premièrement, il n'y a que très peu de marge pour des dérapages ou des mauvaises surprises : « ça passe » à 2,9 %, ce sont les règles mais, par définition, « ça passe juste » puisque le seuil est à 3 %. Deuxièmement, il y a des risques bien identifiés mais globalement équilibrés. Il faut attendre le verdict d'Eurostat pour se prononcer définitivement.
Se pose ensuite une question nouvelle, celle de l'effort structurel. Désormais, avec des déficits publics inférieurs à 3 % du PIB, la France est soumise aux règles applicables aux pays qui sont non plus dans le bras correctif du pacte mais dans le « bras » préventif du pacte. Elle doit donc atteindre des objectifs précis en termes de déficit structurel. Théoriquement, il faudrait – pinçons-nous ! – 0,6 point d'effort structurel mais un certain nombre d'amodiations et d'interprétations, dont je vous passe le détail, permettent un effort structurel limité à 0,1 point de PIB en 2018 : 0,6 point est la norme visée, mais 0,1 point est acceptable.
Cependant, les prévisions respectives de la France et de la Commission divergent. Le gouvernement français envisage un effort structurel limité, de 0,1 point de PIB. La Commission européenne retient, elle, – 0,4 point de PIB d'effort structurel. L'effort de la France risque donc de ne pas être conforme aux règles, en raison non d'une appréciation subjective mais d'une lecture sérieuse de celles-ci – somme toute, c'est la responsabilité de la Commission, son travail.
Ce n'est pas un signal d'alarme, Madame la présidente. Je ne veux pas « alerter ». Je pense que cet écart entre les anticipations respectives de la France et de la Commission va se réduire, doit se réduire. Ce fut le cas ces dernières années, en raison de la prudence de la Commission, qui n'est pas une institution aventureuse. Nous ne pouvons par exemple pas prendre en compte les économies sur les collectivités locales tant qu'elles ne sont pas justifiées, mais elles le seront. C'est pourquoi je dis qu'il faut vraiment faire l'effort nécessaire, gérer cela sérieusement ; les engagements doivent être tenus. À ce stade, ils ne me paraissent pas intenables, et je souhaite que nos points de vue convergent. Je ne lance pas d'alerte ni ne sonne l'alarme, mais, assurément, c'est un signal de vigilance et de respect des objectifs que je lance ici devant vos commissions réunies.
Si tout se passe bien, la France devrait sortir de la procédure de déficit excessif et rejoindre petit à petit, le groupe des pays qui sont considérés comme « globalement en conformité ». Selon les règles du Pacte de stabilité, nous distinguons les pays selon qu'ils sont « en conformité », « globalement en conformité », « en risque de non-conformité » ou « en non-conformité ». La France appartient à la troisième catégorie. Tout risque n'étant qu'un risque, il ne se réalisera pas forcément, évitons donc qu'il le fasse. Tel est mon message.
Enfin, ce dont je vous donne le détail maintenant n'a pas d'implication procédurale à court terme pour la France et ne signifie pas qu'elle ne sortira pas de la procédure de déficit excessif. Je répète qu'elle devrait le faire ; je l'espère, je le souhaite et je le crois. Mais cela signifie aussi que le prochain budget, celui de l'année 2019, devra comporter un effort structurel sensiblement supérieur. En effet, si l'effort structurel est limité à 0,1 point de PIB une année, cela doit être compensé l'année suivante ; il y a des règles, sur un cycle. Ce sont les règles du « bras » préventif qui vont s'appliquer. Je me réjouis que la France sorte de la procédure de déficit excessif, notamment pour sa réputation et parce que c'est un signal extrêmement fort, mais, dans le bras préventif, ce n'est pas forcément plus facile, sachez-le, que dans le bras correctif ; c'est ainsi, l'effort doit continuer.
J'en viens aux propositions que nous avons faites le 6 décembre dernier sur l'Union économique et monétaire. Vous l'avez dit, madame la présidente, et je le confirme : l'intégration de la zone euro, l'approfondissement de la zone euro, c'est le coeur même du renforcement de notre Europe – c'est ce que je pense depuis longtemps. Si nous voulons une nouvelle ambition pour l'Europe, alors il faut une zone euro beaucoup plus puissante qui, en son sein, permette de réaliser la convergence et qui soit l'objet d'un contrôle démocratique beaucoup plus fort. Pourquoi faire des propositions alors qu'il n'y a pas de gouvernement « définitif » à Berlin ? Le calendrier a été abondamment commenté et la question pouvait légitimement se poser. Certains ont effectivement songé à retarder le sommet de la zone euro et les propositions de la Commission, mais nous avons estimé que notre rôle était de continuer à animer le débat et à faire des propositions pendant cette période de négociations politiques. Si nous avions, par exemple, attendu le mois de mars, pour des rendez-vous prévus au mois de juin, nous n'aurions pas joué notre rôle ; aussi bien Donald Tusk, président du Conseil européen, que Jean-Claude Junker, président de la Commission européenne, ont décidé de maintenir le calendrier.
Nos propositions concernent – il y a là une subtilité – l'Union économique et monétaire, pas seulement la zone euro. L'Union économique et monétaire, ce n'est pas la zone euro, c'est l'Europe entière, ce sont les vingt-sept États membres, ce n'est pas le seul club des dix-neuf membres de la zone euro.
Cela signifie que nous privilégions l'unité de l'Europe – c'est pour nous une notion fondamentale. L'avenir de la zone euro, c'est l'Europe ; l'avenir de l'Europe, c'est l'euro. Telle est d'ailleurs la lettre de nos traités : l'euro est la monnaie de l'Union européenne – un seul pays, le Danemark, bénéficie explicitement de ce qu'on appelle un opt-out. Une conséquence qui marque, par exemple, une différence avec certaines propositions françaises, telles celles du Président de la République Emmanuel Macron, c'est qu'il n'y a pas, pour nous, de budget de la zone euro à proprement parler : il y a une ligne budgétaire pour la zone euro, incluse dans le budget européen. Cela signifie aussi qu'il n'y a pas de parlement spécifique de la zone euro : il y a le Parlement européen, comme Parlement de la zone euro, quitte à ce que les États membres de ladite zone s'organisent à l'intérieur du Parlement européen. Chacun a ses opinions, et j'ai aussi mes opinions personnelles – je ne suis pas qu'un rouage de l'institution et nous avons une marge d'autonomie –, la question du budget de la zone euro peut se discuter ; en revanche, je pense que vous devez prendre en compte cette position sur le Parlement européen. Dans notre situation, nous n'avons pas besoin d'ajouter de la complexité à des institutions européennes qui paraissent déjà lointaines à nos concitoyens. Ajouter un nouveau parlement formé de bric et de broc n'éclairera pas. Nous abordons non pas encore la dernière ligne droite mais, assurément, le tournant qui nous mène aux élections européennes. Il serait formidable qu'elles donnent lieu à un grand débat sur la zone euro ; encore faut-il que le Parlement européen se sente investi du sujet.
Le « paquet » que nous proposons comprend une avancée immédiate, vitale pour notre stabilité financière : nous proposons de transformer le Mécanisme européen de stabilité (MES) créé en 2011, pendant la crise, en Fonds monétaire européen. Cela permettra d'abord à l'Europe de faire face avec ses propres outils à une crise comme celle que la Grèce a connue. Si une nouvelle crise grecque devait se produire – et le destin des crises est toujours de se reproduire un jour –, nous ne pourrions probablement plus compter sur le Fonds monétaire international (FMI). Je compte beaucoup sur lui pour résoudre la crise grecque et nous accompagner jusqu'au bout, jusqu'à l'été 2018, mais nous savons qu'il considère qu'il s'agissait d'une procédure très dérogatoire. Nous avons besoin de notre propre outil de gestion de crise pour notre continent. Ce Fonds monétaire européen sera cet outil, et je pense que notre proposition fait écho au concept de « souveraineté européenne » mis en avant par le Président de la République française.
Surtout, le fonds européen fournira le dispositif de soutien budgétaire commun du fonds unique de résolution que nous allons créer dans le cadre de l'Union bancaire. Nous avons créé les outils de la supervision et de la résolution. Que se passe-t-il si une banque fait faillite et que le soutien budgétaire fait défaut ? C'est le fameux backstop, corde de rappel pour le fonds de résolution unique, qui serait mobilisé en cas de défaillance d'une banque et alimenté par le secteur bancaire. Si ce fonds avait un jour besoin de ressources additionnelles, le backstop pourrait intervenir en dernier recours. La principale vocation d'un backstop, par définition, ce n'est pas d'agir – c'est une sorte d'assurance –, c'est d'insuffler de la confiance dans le secteur bancaire européen, de garantir qu'un mécanisme de résolution pourra intervenir en cas de problème posé par une banque systémique. Le principe fut convenu lorsque j'étais ministre des finances ; notre proposition le rend opérationnel. Détail qui n'en est pas un, qui est même essentiel dans l'approche française : le Fonds monétaire européen devrait être une institution de l'Union européenne et non plus le produit d'un accord intergouvernemental. C'est pour moi au coeur de la démarche : le pilotage de l'euro doit être démocratique, les décisions de la zone euro doivent être l'objet d'un contrôle parlementaire et d'un contrôle citoyen. Si le Fonds monétaire européen était purement intergouvernemental – certains, comme mon ami et ancien collègue Wolfgang Schäuble, le proposaient –, nous injecterions non pas plus de démocratie mais plus de technocratie dans le système. Or nous avons besoin d'une entrée démocratique dans le débat sur la zone euro.
À côté de ce Fonds monétaire européen, je veux souligner deux possibles avancées qu'il faut faire fructifier. La première, c'est que nous proposons la création d'un ministre européen de l'économie et des finances, une figure qui défende et incarne l'intérêt de l'ensemble de la zone euro, qui rende compte démocratiquement devant la représentation européenne des décisions prises à l'Eurogroupe. Pour cela, ce président de l'Eurogroupe doit aussi être commissaire européen en charge des affaires économiques et financières – autrement dit, il faut que ce soit mon successeur, puisque c'est une proposition que nous faisons pour 2019. Est-ce là un plaidoyer pro domo de la Commission ? Non. Encore une fois, nous rejoignons une proposition du Président de la République française. La seule façon d'avoir un ministre qui soit contrôlé démocratiquement, c'est qu'il soit aussi membre de la commission, c'est ce qui se passe, par exemple, dans le domaine des affaires étrangères, avec ma collègue Federica Mogherini, deuxième point d'entrée démocratique dans le débat.
Enfin, nous avons présenté nos idées sur une fonction de stabilisation qui serait un outil pour préserver l'investissement en cas de crise dans un État membre. La crise a montré que les instruments nationaux automatiques de stabilisation pouvaient être dépassés, ce qui prolongeait la récession. C'est à cela qu'une fonction de stabilisation pourrait remédier, sans organiser – c'est fondamental pour nos amis allemands – ce qu'on appelle des transferts permanents. Le soutien à l'investissement est justifié : il est souvent la première victime des coupes budgétaires en cas de récession. Nous n'avons pas avancé de chiffres car cela aurait polarisé le débat politique – 1 % ? 2 % ? –, mais nous avons proposé un mécanisme.
Toujours Français, il m'arrive de participer à des débats dans mon pays et d'en lire la presse. Les médias, évidemment, se demandent si nos propositions sont convergentes avec celles de la France et du Président de la République. La Commission est la Commission, ce n'est pas l'émanation d'un État membre. Nous avons donc pris en compte ce que nous estimons être notre propre analyse et les préoccupations que d'autres peuvent avoir, par exemple, à Berlin – il faudra bien trouver un compromis. Cependant, les convergences sont fortes entre la Commission et la France, parce que les deux points d'entrée dans le débat sont communs.
D'une part, la Commission, comme les autorités françaises, estime que ce dont la zone euro souffre aujourd'hui le plus, c'est d'un déficit de convergence. Il y a encore trop d'inégalités entre les États, nous avons besoin de mécanismes correctifs, et la fonction de stabilisation y répond – qu'on l'appelle budget de la zone euro ou ligne budgétaire dans le budget européen, c'est bien le même objectif.
Le second point d'entrée commun, c'est la démocratie. La zone euro ne peut plus fonctionner en pilotage automatique, sous la seule égide d'instances intergouvernementales. Nous avons besoin d'une zone euro qui s'introduise dans les institutions européennes, qui soit contrôlée démocratiquement par un Parlement et pilotée par un ministre. C'est encore une aspiration commune à la France et à la Commission – qu'il faudra ensuite confronter à d'autres.
Quels résultats attendre de ce sommet de la zone euro, après-demain ? Le lancement du processus. N'ayons pas d'attente déraisonnable, nous ne sommes pas en état de décider maintenant. Le débat commence. Le vrai rendez-vous, c'est le prochain sommet de la zone euro, au mois de juin prochain. Ayons-en conscience : c'est un processus qui s'ouvre. La Commission s'y engagera avec force, et nous avons besoin de la France et du débat européen en France et en Europe. Voilà, me semble-t-il, un sujet pour les conventions démocratiques ; que faisons-nous de notre bien commun, l'euro ?
Enfin, quelques remarques sur notre agenda fiscal à la lumière des scandales. Depuis trois ans, nous avons imposé collectivement un changement complet de paradigme. Si je devais le caractériser, je dirais que nous sommes en train de passer de la culture du secret à celle de la transparence fiscale. Corollaire, nous passons du cloisonnement à la coopération entre administrations fiscales. En trois ans, nous avons fait plus de progrès dans la lutte contre la fraude fiscale, l'évasion fiscale, l'optimisation fiscale qu'au cours des vingt années précédentes, parce que le contexte international a changé, parce que la volonté européenne s'est révélée et réveillée et en raison d'une très puissante pression de l'opinion publique. Je veux saluer ici le rôle des médias, le travail fait par ce consortium international de journalistes qui a révélé tous les scandales et, assurément, poussé les États membres à agir – je me retiens d'employer une expression plus vulgaire. Ils en ont besoin : sans aiguillon, c'est l'inertie qui prévaut. Nous commençons à récolter les fruits de ce changement, des progrès majeurs sont déjà visibles. Nombreux sont ceux qui prétendent que nous ne faisons que parler et que rien ne change. Ce n'est pas vrai ! Cette année, le secret bancaire a disparu dans toute l'Europe, y compris en Suisse, au Liechtenstein, à Saint-Marin, Andorre et Monaco. Il n'y a plus aujourd'hui nulle part en Europe de secret bancaire. Si vous voulez savoir si tel ou tel ministre ou ancien ministre – j'ai connu cela – possède un compte dans telle ou telle banque étrangère, vous avez la réponse automatiquement, grâce à l'échange automatique d'informations. Je peux vous le dire : c'est un changement par rapport aux échanges à la demande !
Cet échange automatique d'informations, véritable changement de paradigme, a commencé à s'appliquer pour certaines catégories de revenus et de capitaux en 2015. Le premier échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers a eu lieu au mois de septembre dernier. Auront bientôt lieu les premiers échanges automatiques d'informations financières de nature fiscale relatifs aux multinationales et nous allons connaître les rescrits fiscaux. C'est là toute une série de progrès.
Il faut aussi mentionner l'adoption de deux directives sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales et le fait que les multinationales se sont engagées à rendre transparentes leurs données comptables et financières dans le cadre du country by country reporting, qui doit maintenant aller plus loin en devenant public.
Le combat commence à porter ses fruits, mais les Paradise Papers ont montré qu'il faut le poursuivre inlassablement. Je voudrais donc mettre l'accent sur trois initiatives en matière de transparence.
La première concerne le country by country reporting, avec la publicité des données comptables et financières des multinationales. Pour le moment, les États membres ont laissé tomber la proposition faite par la Commission dans ce domaine. Je propose qu'ils la remettent à l'ordre du jour. Il n'y a pas de contradiction entre la transparence et la compétitivité. J'insiste toujours sur ce point quand je rencontre des dirigeants de multinationales : ils ont intérêt à assurer la transparence ex ante au lieu de se trouver pris dans un scandale ex post, car l'effet réputationnel est désastreux.
Une deuxième proposition, sur laquelle il faudrait également aboutir, est relative à de nouvelles règles de transparence pour les pratiques des intermédiaires – les consultants, les avocats et les banquiers. Quand l'un d'entre eux – tous ne sont pas concernés – vend un montage de planification fiscale agressive, il devrait le faire connaître à l'administration du pays du client. Si le schéma est illégal, celle-ci pourra engager des poursuites ; s'il est légal, il faudra repérer la faille et y remédier. On nous objectera qu'il s'agit de professions reposant sur le secret et qu'il ne faut pas pratiquer l'inquisition, mais la transparence est un autre sujet : il s'agit seulement de faire connaître ses activités. J'estime qu'un accord est possible dans les six mois qui viennent, mais il faudra continuer à pousser les États membres pour qu'il se matérialise.
Enfin, on doit changer les pratiques en ce qui concerne les paradis fiscaux.
Une première étape vient d'être franchie avec la liste de 17 pays qui a été adoptée par les ministres des finances de l'Union européenne la semaine dernière, à Bruxelles. Cette liste n'est pas celle de la Commission, mais des États membres : elle a été élaborée dans un cadre intergouvernemental. Je ne la revendique donc pas. Je pense qu'elle ne mérite ni un excès d'honneur ni un excès d'indignité. J'entends dire, ici et là, que cette liste est nulle et non avenue, qu'elle ne sert à rien. C'est faux. Elle a le mérite d'exister : c'est la première dans son genre. Ensuite, elle n'est pas insignifiante, puisque 17 paradis fiscaux sont identifiés. Enfin, le plus important n'est peut-être pas cette liste noire, mais la liste grise de 47 pays ayant pris des engagements. S'ils les tiennent, ils sortiront de toute liste ; sinon, ils passeront sur la liste noire. C'est dans cette liste que figurent ceux que l'on appellerait en langage cinématographique les usual suspects, fréquemment cités dans des scandales.
Deux limites existent : d'abord, il faudrait qu'il y ait de véritables sanctions, mais elles ne sont pas prévues à ce stade ; ensuite, on doit suivre les engagements. Pourquoi n'y a-t-il pas de pays européen dans la liste ? Je ne fais pas un tabac dans les médias, ni même parfois dans le monde politique – je me trouvais hier matin au Parlement européen – quand je dis qu'il n'y a pas de paradis fiscal en Europe. Aucun État membre n'est comparable au Panama ou à Trinité-et-Tobago : des efforts ont été réalisés pour transposer les dispositions de l'OCDE relatives à l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices – ce que l'on appelle le BEPS, pour Base erosion and profit shifting. Néanmoins, il y a bien des pratiques condamnables dans nos pays. Ne désigner aucun d'entre eux comme paradis fiscal ne signifie pas que l'on passe l'éponge.
Il y aurait encore beaucoup à dire en matière de fiscalité – que ce soit celle du numérique ou l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Je suis prêt à en parler si vous le souhaitez.
Pour résumer mes trois messages : en ce qui concerne la sortie de la procédure pour déficit excessif, ça passe, mais il faut continuer l'effort structurel ; quant aux propositions relatives à la zone euro, nous avons un point d'entrée solide avec la convergence et la démocratie, mais il faut que le débat prenne toute son ampleur ; s'agissant de l'agenda fiscal, des progrès existent, mais il faut mettre la pression sur les États membres.