Mes chers collègues, les innovations technologiques à côté desquelles l'Union européenne et la France sont passées sont nombreuses. Ainsi, bien que le premier micro-ordinateur ait été créé, en 1983, par l'entreprise britannique Oric, ce sont désormais des compagnies américaines – Apple, IBM – qui se partagent le marché des ordinateurs personnels. Alors que les Français pensaient disposer d'un temps technologique d'avance avec le Minitel, celui-ci a été « ringardisé » en quelques mois par l'arrivée d'internet. Nous sommes également passés à côté de la conception des systèmes d'exploitation – Windows de Microsoft, iOS d'Apple, Linux –, des logiciels – Microsoft, IBM, Oracle –, des navigateurs – Firefox, Chrome, Safari – et des moteurs de recherche, même si le français Qwant, créé en 2013, tente de se maintenir sur un marché écrasé par Google.
Comment éviter que ces erreurs ne se reproduisent ? Notre écosystème numérique s'est largement développé et les entreprises françaises du numérique, parmi lesquelles Criteo, Ubisoft et Dassault, représentent un chiffre d'affaires d'environ 13 milliards d'euros. Mais cela ne sera pas suffisant : celui d'Apple atteint, à lui seul, plus de quinze fois ce montant. Parmi les dix plus importantes capitalisations boursières du monde figurent sept entreprises du numérique, dont cinq américaines – les fameux GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et deux chinoises, Tencent et Alibaba.
En outre, nos succès français ne résistent parfois pas à la tentation de l'« exit » : les startups les plus prometteuses se laissent racheter par des entreprises étrangères – comme ce fut le cas de Withings, racheté par Nokia, et de Kolor, racheté par GoPro –, plutôt que de se développer en Europe. Cela empêche de vrais projets de rupture d'émerger et de concurrencer efficacement les innovateurs américains ou chinois selon la règle des marchés du numérique, qui veut que le gagnant rafle la mise : « Winner takes all ».
Pourtant, à en croire les spécialistes, l'Union européenne compterait davantage de personnes qualifiées, d'ingénieurs et de développeurs que la Chine ou les États-Unis. De plus, avec ses 500 millions d'habitants, le marché européen est plus important que celui des États-Unis. C'est pourquoi il était urgent de penser le numérique à l'échelle du marché unique, au-delà de la fragmentation des marchés nationaux. Il convient de saluer la stratégie de la Commission européenne en la matière, mais nous devons opérer un changement culturel et porter un regard nouveau sur le numérique. Il nous faut en effet valoriser les entreprises françaises et européennes et reconnaître largement le succès d'Ubisoft, par exemple, ou des autres studios de développement, qui font de la France un pays en pointe dans le secteur des jeux vidéo, dont le marché vient de dépasser celui du cinéma. En somme, pour emprunter une métaphore sportive, nous avons la tête, mais pas les jambes. Il est donc grand temps d'agir !
Pour la première fois depuis le début de la législature, notre commission est saisie au fond d'une proposition de résolution européenne. Ce texte, qui a pour objet d'exprimer la position de l'Assemblée nationale sur un sujet intéressant les institutions européennes, porte sur le marché unique du numérique. Je rappelle d'emblée qu'une résolution européenne n'a pas de portée juridique : c'est un texte politique, qui vise à influencer la prise de décision européenne.
Qu'est-ce que le marché unique du numérique ? Cette stratégie de la Commission européenne a été lancée par son président, M. Jean-Claude Juncker, en mai 2015. Elle a donné naissance à plus de trente initiatives législatives visant à tirer profit du gisement de croissance considérable que constitue la révolution numérique, tout en assurant un degré élevé de protection aux citoyens européens. Parmi les sujets à l'ordre du jour, figurent : la régulation des plateformes en ligne, notamment en matière de concurrence ou de fiscalité ; l'approfondissement de la politique européenne de cybersécurité ; la libre circulation des données dans le territoire européen, en tenant compte des particularités des données personnelles ; le développement du commerce en ligne, notamment l'encadrement du « géoblocage » ; le développement du big data, en particulier grâce à un projet de cloud européen ; l'harmonisation des législations relatives à la protection de la création et des droits d'auteur ; l'harmonisation des fréquences pour le développement de la 5G ; et, pour rester très concret, l'interdiction de facturer des surcoûts aux clients de téléphonie ou d'internet mobile se trouvant à l'étranger lorsqu'ils sont au sein de l'Union européenne.
Le rapport dont est issue la présente proposition de résolution européenne a été rendu par nos collègues Éric Bothorel et Constance Le Grip, dont je salue le remarquable travail, qui a donné lieu à des auditions durant plus de deux mois. Il se concentre sur quatre axes essentiels de la stratégie européenne : la protection des données personnelles dans le domaine des télécommunications ; la libre circulation des données non personnelles ; la politique européenne de cybersécurité et le chantier de la fiscalité des entreprises du numérique. Nos collègues ont effectué un important travail préparatoire en auditionnant de nombreux représentants de l'écosystème numérique, des institutions françaises et des représentants de la Commission européenne. La proposition de résolution que nous examinons est ainsi particulièrement ambitieuse.
J'ai tâché, quant à moi, d'apporter des clarifications et des précisions rédactionnelles et juridiques. Sur le fond, je vous proposerai d'adopter deux amendements qui permettent d'intégrer une dimension essentielle, mais trop souvent oubliée, du marché unique du numérique : la protection des personnes vulnérables. L'expansion considérable des usages numériques que ce marché unique a pour objet d'encourager doit en effet s'accompagner d'une plus grande protection des plus vulnérables des citoyens européens : les enfants, les personnes en situation de handicap ou de dépendance. Comme le disait le Président de la République lors de son discours pour une initiative européenne à la Sorbonne, en septembre dernier, « le continent du numérique n'a pas de normes ou, plus exactement, il a une loi, la loi du plus fort ». C'est à nous, au législateur national et européen, de ne pas laisser ce terrible constat sans réponse.