Intervention de Éric Woerth

Séance en hémicycle du mercredi 16 juin 2021 à 15h00
Règlement du budget et approbation des comptes de l'année 2020 — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Woerth, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire :

Le projet de loi de règlement nous arrive de plus en plus tôt – c'était déjà le cas l'année dernière –, ce qui est une bonne chose. Celui-ci a été présenté en Conseil des ministres le 14 avril, en même temps que le programme de stabilité destiné à la Commission européenne. C'est là une évolution importante, donnant plus de profondeur à l'examen. La séquence cohérente qui associe dépôt du projet de loi de règlement et présentation du programme de stabilité nous permet d'évoquer simultanément les dimensions rétrospective et prospective de la trajectoire de nos finances publiques, ainsi que l'imbrication des procédures financières nationales et de nos engagements européens. En outre, nous avons dès lors la possibilité de mieux articuler la future loi de règlement et le Printemps de l'évaluation.

L'examen et le vote de ce texte nous appellent à clore une année peu ordinaire de notre histoire budgétaire. La crise sanitaire devenue crise économique a conduit à une révision substantielle, nécessitant quatre collectifs budgétaires, de l'équilibre prévu par la loi de finances initiale : en effet, elle aura entraîné à la fois près de 50 milliards d'euros de dépenses supplémentaires – dont 41,8 milliards au titre de la nouvelle mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », pour laquelle M. le rapporteur général et moi-même sommes rapporteurs – et la perte de 37 milliards de recettes, essentiellement fiscales, à laquelle il convient d'ajouter près de 6 milliards de dégradation des comptes spéciaux. La loi de finances initiale prévoyait pour l'État, en 2020, un déficit budgétaire de plus de 93 milliards, ce qui est déjà beaucoup ; il s'établira finalement à 178 milliards. La seule dette de l'État devait atteindre 1 845 milliards ; elle aura franchi le cap des 2 000 milliards, soit un niveau record de 115 % ou 116 % du PIB.

Si chacun des collectifs budgétaires a ouvert des crédits supplémentaires – 6,3 milliards en mars, 38 milliards en avril, 12 ou 13 milliards en juillet et 19 milliards en novembre –, ces puissants rehaussements excédaient en fait largement notre capacité de consommation finale. Presque 32 milliards n'auront pas été exécutés. Cette sous-consommation donnait au Gouvernement une marge de manœuvre notable : une trentaine de milliards de reports de crédits sur le budget 2021 lui auront permis de laisser passer un temps significatif avant de présenter pour cette année un premier collectif budgétaire, que nous avons adopté il y a quelques jours. Cependant, vous vous souvenez qu'un décret d'avance a été nécessaire, vers la mi-mai, afin de réaffecter plus de 7 milliards au sein de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », ce qui revenait à user au maximum des facultés offertes en la matière par la LOLF, la loi organique relative aux lois de finances. Une telle sous-consommation, jointe à l'importance des reports de crédits, a suscité les critiques de la Cour des comptes dans son rapport relatif aux résultats de la gestion budgétaire de 2020 : cela constitue en effet une entorse préoccupante au principe d'annualité budgétaire.

Un deuxième aspect inquiétant de cette chronique budgétaire très particulière réside dans le fait que la croissance des dépenses n'est pas exclusivement imputable à la crise – je le dis depuis plusieurs mois. Le surcroît de dépenses dû à l'urgence et à la relance ne doit pas masquer l'évolution insidieuse et inexorable des dépenses courantes. La Cour des comptes évalue à 6,7 milliards la part de l'augmentation des dépenses, en 2020, au sein du budget de l'État, qui ne tient pas à la crise. Ce chiffre indique un rythme de croissance soutenu, bien supérieur à ce qu'il était dans un passé récent : en 2018, il ne dépassait pas 1,5 milliard. Cinq missions du budget général connaissent ainsi une hausse des dépenses « hors crise » supérieure à 1 milliard, la catégorie la plus concernée étant celle des dépenses d'intervention, appuyées à la fois sur les mesures d'urgence et sur le dynamisme des dispositifs d'aide pérennes ; par exemple, l'allocation aux adultes handicapés (AAH) connaît une exécution supérieure de 900 millions à la prévision. L'augmentation des dépenses de personnel, plus contenue, est de l'ordre de 1 %, contre 1,6 % en 2019 et 3,4 % en 2018. C'est une bonne chose ; reste que 2020 aura été une année de création nette d'emplois publics – 2 800 emplois, soit 2 600 de plus que dans la loi de finances initiale. Ainsi, le Gouvernement a clairement renoncé à tout effort visant à réduire ou même à stabiliser le nombre de ces emplois, confirmant une attitude que nous avions déjà dénoncée au sujet de l'exercice 2019.

La loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 a défini une norme en matière de dépenses pilotables de l'État. Dans ce périmètre plus étroit que l'ensemble du budget général, les dépenses se sont élevées à presque 286 milliards ; selon la norme, ce devrait être 280 milliards environ. La cible de ces dépenses pilotables, légèrement sous-exécutée en 2018, a été légèrement dépassée en 2019 et très fortement en 2020 ; leur croissance durant les trois dernières années, censée être contenue à 1 % par an, s'élève à près de 11,4 % pour l'ensemble de la période.

Ainsi, vouloir définir un périmètre de maîtrise de la dépense semble devenir une tâche vaine, et ce à double titre : d'une part, un tel périmètre ne permet pas d'appréhender l'ensemble de la dépense – et en cela, il échoue déjà à contenir la croissance de la dépense publique –, d'autre part, même sur un périmètre restreint, correspondant à la norme de dépenses pilotables, l'objectif n'est pas durablement respecté. Sur le périmètre de l'ensemble des administrations publiques – dit « toutes APU » –, la croissance des dépenses ordinaires entre 2019 et 2020 est évaluée à 19 milliards d'euros, tandis que 75 milliards d'euros ont été mobilisés en dépenses d'urgence et de relance en 2020. L'évolution insuffisamment maîtrisée de nos dépenses devrait d'ailleurs se poursuivre en 2021, avec une croissance des dépenses de l'ensemble des administrations publiques de l'ordre de 41 milliards d'euros pour les dépenses ordinaires et de 25 milliards pour les dépenses d'urgence et de relance. En somme, en l'espace de deux années, nous aurons franchi une marche de près de 170 milliards d'euros en termes de volume de la dépense publique : il faudra évidemment veiller à ce que cette marche ne devienne pas un plancher.

Un dernier point d'inquiétude concerne l'évolution de notre endettement, avec un déficit de l'ensemble des administrations qui a atteint 212 milliards d'euros en 2020, soit 9,2 % du PIB. Nous avons encore creusé notre endettement, puisque notre dette publique toutes APU dépasse 2 650 milliards d'euros en fin d'année 2020, avec pour conséquence immédiate une hausse des émissions de dette, aussi bien à court terme qu'à long terme. À court terme, notre endettement est en progression de 55 milliards d'euros en 2020 ; à long terme, les emprunts progressent de 260 milliards d'euros, soit un montant dépassant pour cette même année les recettes fiscales nettes de l'État. On ne peut y voir qu'une forme de vulnérabilité à toute hausse, ou même à tout frémissement de la courbe des taux – un phénomène qui semble commencer à se manifester outre-Atlantique avant, peut-être, que ce ne soit également le cas en Europe.

Certes, nous connaissons pour l'heure une situation de faiblesse des taux qui nous permet un endettement sans douleur ou, si j'ose une comparaison médicale, un endettement sous morphine, qui nous expose à un risque euphorisant nous éloignant des réalités. La charge d'intérêts de la dette de l'État a reculé en 2020 de 4,8 milliards d'euros par rapport à 2019, s'élevant à « seulement » – je mets cet adverbe entre guillemets – 34 milliards d'euros, alors même que l'endettement s'était accru de plus de 150 milliards d'euros. Une hausse du taux de financement de l'endettement aurait évidemment des conséquences fondamentales, assez lentes au début – c'est toujours 2 ou 3 milliards d'euros la première année –, avant que les choses ne s'accélèrent à mesure que les emprunts se renouvellent, jusqu'à atteindre une trentaine de milliards au bout de dix ans. Quand la morphine des taux bas viendra à manquer – ce qui sera le cas un jour ou l'autre –, notre pays souffrira s'il n'a pas agi à temps pour l'éviter. Sur ce point, je retiens ce qu'a dit le rapporteur général sur la nécessité de réformes structurelles, c'est-à-dire de vraies réformes qui changent les choses, et cela correspond d'ailleurs au message qu'a délivré hier la Cour des comptes dans un rapport.

La crise sanitaire aura finalement été un révélateur de notre faiblesse et de notre fragilité budgétaires, une situation dans laquelle nous nous trouvions déjà en entrant dans la crise en raison de notre incapacité à maintenir dans la durée les efforts de maîtrise de la dépense et de diminution des effectifs. La crise sanitaire doit donc nous inciter à revoir notre modèle de la dépense publique.

Laurent Saint-Martin et moi-même avons déposé une proposition de loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, que notre assemblée devrait examiner en séance publique lors de la session extraordinaire de juillet. Si nous proposons une rénovation de la LOLF, c'est aussi pour fournir un cadre plus précis de gestion, d'interprétation et de pilotage de nos dépenses publiques. Cela ne changera évidemment jamais rien à la volonté politique qui sous-tend les décisions prises en matière de finances publiques, mais cela donnera un cadre de lecture permettant de vérifier si, oui ou non, nous sommes à la hauteur de la situation.

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