Nous sommes réunis aujourd'hui pour débattre d'un sujet crucial, qui fait l'identité de la France : notre agriculture et l'avenir de nos agriculteurs. En effet, il n'y a pas de nation forte sans agriculture forte. De la capacité de nos agriculteurs à dégager des revenus dépend notre souveraineté alimentaire. Or, comme la crise l'a révélé au grand jour, celle-ci s'est érodée au fil du temps. De la capacité de nos agriculteurs à dégager des revenus dépendent aussi l'avenir de nos territoires, notamment ruraux, de nos paysages et de notre mode de vie. De la capacité de nos agriculteurs à dégager des revenus dépend, enfin, leur possibilité de financer les différentes transitions et de s'y investir.
Comme M. le rapporteur l'a rappelé, dès le début de la législature, nous avons collégialement travaillé sur le sujet de la rémunération des agriculteurs. À ce titre, je voudrais saluer l'important travail parlementaire qui a été réalisé sur la question depuis 2018. Tout d'abord, les États généraux de l'alimentation (EGA), organisés à l'initiative du ministre Stéphane Travert, ont débouché sur la loi EGALIM, dont vous étiez, cher Jean-Baptiste Moreau, le rapporteur. Depuis, des travaux de suivi sont menés sans relâche et avec opiniâtreté, conduits par M. le rapporteur, cher Grégory, et le député Thierry Benoit, cher Thierry, que je voudrais ici sincèrement remercier, car ils ont su démontrer combien les relations entre les maillons de l'industrie et de la grande distribution devaient être prises en considération pour améliorer le revenu des agriculteurs.
Il s'agit d'un sujet central, capital même, parce que la moitié de nos agriculteurs partiront à la retraite au cours des dix prochaines années, et que, dans bon nombre de filières, la relève a besoin d'un signal clair. Capital aussi, parce que nous vivons un changement d'époque, qui appelle de nouveaux paradigmes. L'agriculture n'a probablement jamais eu à affronter autant de défis à la fois : gestion de la ressource, changement climatique, réponse aux attentes, parfois contradictoires, de consommateurs de plus en plus exigeants sur la qualité et l'origine de ce qu'ils mangent et sur les pratiques agricoles que cela recouvre, sans pour autant toujours accepter de rémunérer la qualité qu'ils demandent.
Ce changement d'époque, c'est aussi l'occasion de trouver un nouveau sens aux valeurs de vie que la crise a révélées : mieux se nourrir pour mieux se protéger, se soigner ; reconnaître que, derrière chaque produit agricole, il y a une femme ou un homme qui se lève tous les matins, sans relâche, pour nourrir ses concitoyens. En somme, accorder de la valeur à une alimentation de qualité.
Et c'est parce qu'ils sont capitaux que nos débats suscitent une attente très forte : soyez sûrs que notre séance sera suivie, partout sur le territoire. Nous devons donc répondre à cette attente.
Les défis que j'évoquais étaient déjà au cœur des États généraux de l'alimentation, lesquels avaient abouti, je tiens à le souligner, à un consensus rare, pour faire face ensemble – agriculteurs, industriels, distributeurs, commerçants, restaurateurs, consommateurs et société civile – à ces défis.
Depuis 2018, des outils ont été instaurés, comme la loi EGALIM ou les plans de filière. Quoi qu'en disent certains, ils ont donné des résultats : un nouvel état d'esprit s'est installé, les interprofessions se sont consolidées, l'amont agricole s'est davantage structuré – plus de cinquante nouvelles organisations de producteurs (OP) ou appellations d'origine protégée (AOP) ont vu le jour depuis 2018 –, et de nouvelles pratiques se sont développées entre les différents maillons de la chaîne alimentaire, comme la signature de contrats tripartites ou l'implication directe du consommateur dans la promotion de démarches plus équitables. Dans le même temps, les filières de qualité se sont développées, et les prix amont ont pu être stabilisés dans certains secteurs.
Mais force est de constater, comme l'ont d'ailleurs montré les travaux de suivi parlementaires, mais également les résultats de la mission qu'avec ma collègue Agnès Pannier-Runacher, nous avions confiée à Serge Papin à l'automne dernier, qu'il nous faut aller plus loin et terminer ce que nous avons commencé.
La marche en avant du prix, notamment à travers la prise en compte, dans les contrats, des indicateurs relatifs aux coûts de production aux côtés d'autres indicateurs, n'est pas encore suffisante, loin de là : l'organisation de l'amont en OP pour peser face à l'aval doit être confortée car, même si la situation s'est améliorée, la guerre des prix n'a pas disparu. Elle perdure alors qu'elle est antinomique avec la poursuite de notre modèle agricole, fondé sur la qualité. Or, la qualité doit être rémunérée : il nous faut donc agir, et agir vite, pour que les prochaines négociations commerciales puissent être différentes de celles que nous venons de vivre ; pour que nous passions de la défiance à la confiance, de la guerre des prix à la transparence des marges au bénéfice des agriculteurs.
La proposition de loi prévoit des mesures susceptibles de changer la donne, en misant sur le long terme grâce à la pluriannualité des contrats, en confortant la prise en considération des indicateurs des coûts de production, en rendant non négociable la matière première agricole et en indexant son prix afin d'automatiser les évolutions à la hausse ou à la baisse, mais aussi en renforçant la transparence – y compris sur l'origine des produits –, en se dotant des moyens permettant de lutter contre la dévalorisation de l'alimentation, et en créant une instance efficace de règlement des différends.
Avant de commencer les débats, laissez-moi, mesdames et messieurs les députés, vous faire part de quelques réflexions qui guideront les positions que je défendrai.
D'abord, ma principale boussole sera l'impact des mesures que nous prendrons sur la rémunération des agriculteurs : il faut une loi forte, ciblée, efficace, qui ait une véritable incidence sur le revenu des agriculteurs. C'est d'ailleurs bien l'objectif de la proposition de loi.
S'agissant de l'amont agricole, je sais que vous avez déjà avancé en commission, en renforçant l'article 1er . Nous devrons essayer, si cela est possible, d'aller plus loin encore, tout en restant évidemment dans les limites de ce que permet le cadre juridique, qui a notamment été rappelé dans les avis rendus par le Conseil d'État dans le cadre de la loi EGALIM.
Mais je n'ignore pas – et les travaux parlementaires l'ont montré – que le revenu des agriculteurs dépend aussi de ce qui se passe en aval de la chaîne alimentaire, en particulier entre l'industrie et la distribution, même si, et il faut le rappeler, cela ne représente pas l'unique débouché de nos productions. Je n'oublie pas non plus que l'industrie agroalimentaire est le premier secteur industriel français, en valeur comme en nombre d'emplois : il représente 23 % de notre produit intérieur brut et maille les territoires. Je n'oublie pas davantage que les enseignes de distribution et, plus généralement, le commerce sont aussi d'importants pourvoyeurs d'emplois et de valeur : plus de 750 000 personnes travaillent dans les neuf principales enseignes de grande distribution en France.
Je sais que le sujet des relations entre l'industrie et la grande distribution est sensible dans notre pays, mais n'oublions jamais que, dans l'histoire, la victime de ce jeu de dupes est avant tout l'agriculteur, en particulier par manque de confiance : les acteurs de la grande distribution se battent contre les hausses de tarifs demandées par l'industrie, car ils n'ont pas de preuve que cette hausse résulte d'une meilleure rémunération de l'agriculteur ; or, sans certitude d'obtenir cette hausse, l'industriel ne prend pas le risque de payer davantage l'agriculteur.
La proposition de loi devrait donc permettre de sortir de ce jeu de dupes et de passer de la défiance à la confiance ; de rétablir la confiance à travers la transparence, car la transparence, c'est la confiance. Celle-ci s'obtiendra aussi en plaçant la matière première agricole au cœur de la négociation et en la rendant non négociable : aucun contrat ne doit être signé sans que l'acheteur se soit interrogé au sujet de la matière première agricole et des hommes et femmes qui l'ont produite. Le commerce doit partir de l'agriculteur : c'est aussi cela la marche en avant. Sur ce sujet, je le dis clairement, nous devons regarder froidement la réalité et avancer avec raison, sans manichéisme, dogmatisme ou parti pris, mais avec pragmatisme et rigueur – la recherche du juste équilibre, toujours.
Oui, les relations commerciales sont des rapports de force violents entre les acteurs, et l'État ne doit pas avoir peur de rentrer dans ce rapport de force, telle a en tout cas été ma position et celle de ma collègue Agnès Pannier-Runacher, que je voudrais remercier ici. Cependant, nous devons passer d'un pilotage manuel fondé sur l'action publique et les contrôles à un pilotage automatique, en posant des règles dont l'État se portera garant : c'est ce qu'on appelle la régulation. Alors oui, il faut réguler et, ainsi que l'avait annoncé le chef de l'État, modifier la loi de modernisation de l'économie (LME), qui est certainement allée trop loin et a engendré une concurrence brutale non régulée.
Je sais que la question de la non-discrimination tarifaire et, plus globalement, de la protection du tarif, a été renvoyée en séance. Nous en discuterons, mais attention : il faut réguler pour protéger, sans étouffer cependant, car régulation ne signifie pas administration du commerce. Nous devons donc trouver le juste équilibre entre, d'une part, le maintien d'une concurrence saine et bénéfique entre les acteurs – notamment les plus importants, qui ont, quoi qu'ils en disent, les moyens de s'y adapter – et, d'autre part, la limitation des excès engendrés par les déséquilibres dans les rapports de force : conforter ne veut pas dire stopper les négociations, ni revenir à des pratiques d'antan qui ont démontré leur travers.
En outre, je sais pouvoir compter sur vous pour trouver le juste équilibre entre simplicité et efficacité. J'ai entendu les critiques émises à l'égard de la proposition de loi, et votre travail en commission a déjà permis de répondre à certaines. Nous devrons également miser sur les retours d'expérience des pionniers, ceux qui, aujourd'hui, jouent le jeu – car il y en a ! Certaines entreprises ont d'ailleurs déjà anticipé les mesures prévues par la proposition de loi et attendent notre débat pour pouvoir les appliquer définitivement.
Il y a également un sujet dont on parle peu, mais qui sera certainement dans toutes les têtes : les conséquences de cette loi sur l'inflation. Ceux qui estiment que rendre non négociable la matière première et réguler les rapports de force en protégeant davantage le tarif risquerait de faire augmenter les prix de l'alimentation disaient déjà la même chose au sujet du seuil de revente à perte (SRP) : pourtant, leurs craintes ne se sont pas concrétisées. Et puis, de quelle inflation parle-t-on ? Ce qu'il faut, c'est tout d'abord stopper la déflation. Selon l'observatoire des négociations commerciales, elle était encore de 0,3 % cette année sur les produits à marque non périssables.
Par ailleurs, disons le clairement également, il ne faut pas confondre politique sociale et politique agricole : ceux qui pensent que la politique sociale peut se faire sur le dos de la rémunération des agriculteurs se trompent, ils nous emmènent droit dans le mur !